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Les critères de l’efficacité monumentale

III. Paysage et mémoire

Dans «  Les mots de la Géographie  », à l’article paysage qu’ils cosignent, R. Ferras et R. Brunet insistent sur le fait que le paysage n’est pas intentionnel : « Le paysage, normalement, n’a pas été créé pour signifier. Il est le contraire d’un monument, il n’est pas l’expression d’un projet mais le résultat d’une multiplicité d’actes (…) Dans ses représentations comme dans ses éléments matériels, le paysage est d’abord le produit de la pratique, de l’action quotidienne ; d’une pratique exercée sur le monde physique, entre la simple retouche et l’artefact intégral » (p. 338). Les quelques contre-exemples envisagés ne remettent pas en cause cette définition générale. Le paysage est par définition diachronique (« le

résultat d’une multiplicité d’actes  ») alors que le monument projette dans l’espace l’instan-tanéité d’une volonté, ce qui caractérise son intentionnalité. Le palimpseste serait le propre du paysage, et non pas du monument.

R. Ferras et R. Brunet rejoignent par là de nombreux auteurs pour qui, ce qui compte plus que le paysage lui-même pour comprendre le paysage, c’est le regard et le discours produits à propos du paysage, par exemple dans les guides touristiques, et le processus complexe de codification, de sélection et d’appropriation sous-jacent à ce discours. A la limite, le paysage ne préexiste pas à ses représentations ; d’où la conclusion, pseudo-historique me semble-t-il, qu’en l’absence de discours, il ne peut y avoir de représentation, et donc pas de paysage. Cette conception a engendré un postulat aujourd’hui trop peu discuté : le paysage est une invention de la Renaissance, avant la Renaissance point de paysage  ! Sans doute passe-t-on par pertes et profits l’ordonnancement de l’Acropole d’Athènes, les jardins de Tivoli ou même les ali-gnements de Carnac, ou bien doit-on imaginer que les hommes qui avaient aménagé ces paysages ne les voyaient pas ? Compte tenu des sources disponibles, l’intérêt va d’abord à celui qui regarde le paysage bien plus qu’au paysage lui-même, la lecture du paysage « s’intéresse au lecteur et non au texte, et encore moins à l’auteur qui dans le cas du paysage est bien difficile à identifier » (A. Sgard « Qu’est-ce qu’un paysage identitaire  ?  », in Burgard et Chenet, 1999, p. 24). Or il est des contre-exemples fameux à cette affirmation, y compris dans la catégorie des « paysages identitaires » : on sait ainsi que Louis XIV émit des suggestions très précises quant à l’aménagement du parc de Versailles mais aussi qu’il rédigea lui-même le livret qui indiquait la bonne façon de le visiter (M.-B. Pothe, in Bertho-Lavenir, 2004, p. 159-174). Le paysage était créé en même temps que le discours qui devait lui donner sens. Le parc et le château de Versailles, dès lors qu’ils existent, sont à la fois monuments et paysages animés d’une forte intentionnalité. Certes, le temps a passé, les arbres ont poussé, ont été arrachés, replantés, le

régime politique a changé ainsi que le mode de fréquentation, la lecture de ce paysage n’a pas pu rester à l’abri de ces transformations, mais une partie de la tension muséographique vise à retrouver le paysage voulu originellement.

Cas extrême, dira-t-on, exceptionnel  ? A voir… Ne pourrait-on pas en dire autant de nombreux paysages urbains  ? Mais pas seulement : dans son texte sur les paysages iden-titaires, A. Sgard prend ensuite l’exemple des paysages du Vercors ; or l’une des composantes de ces paysages, la composante mémorielle très présente dans tout le massif, a justement été produite à un moment donné par des acteurs connus, animés d’intentions précises et parfois contradictoires, et G. Vergnon (2002) en a bien retracé la genèse et l’évolution.

C’est pourquoi l’opposition entre paysage et monument demande à être relativisée. L’idée même de monument intentionnel suppose une indication-injonction très claire du sens que revêt le monument, de la façon dont il faut le regarder, de la distance à laquelle il faut se tenir, de son emprise visuelle (point haut, horizon dégagé, esplanade…)  ; certains architectes excellent dans la formulation du sens qu’ils ont voulu donner à leur œuvre. Le monument intentionnel est un message inscrit dans l’espace. Ce qui ne l’exonère nullement des évolutions propres au monument autant qu’à son environ-nement : un dialogue s’installe forcément au fil du temps, d’où le message initial sort amoindri ou renforcé. Le monument est un discours en même temps qu’il est un élément objectif du paysage.

L’objectivation du paysage, que certains géographes semblent avoir désertée, reste une approche féconde pour les naturalistes, les agronomes ou les architectes qui ne rechignent pas à considérer, à décrire et à expliquer le paysage pour lui-même, sans jamais négliger pour autant la part des variables économiques ou culturelles (par exemple Lizet et Ravignan, 1987).

Mais, si l’on me permet de revenir une fois encore sur le long article paysage des « Mots de la Géographie », la première partie de l’article

étudie les « valeurs du paysage ». Après la valeur d’usage est envisagée la valeur marchande dont les auteurs semblent dire qu’elle apparaît ou qu’elle est apparue ultérieurement  : «  le paysage a pris une valeur marchande », et que le tourisme est l’activité qui confère au paysage cette valeur marchande. C’est par l’intervention des acteurs du tourisme et, le plus souvent, des aménageurs que le paysage est mis en scène à des fins marchandes : « Le paysage se fabrique, des entrepreneurs inventent tous les jours des paysages nouveaux  » dans le sens où ils les mettent à disposition du regard par les artefacts que sont «  routes de montagne, téléphériques et funiculaires, villages-clubs et croisières, roulotte ou péniche, hélicoptère ou ULM ». Le tourisme confère de la valeur à des paysages en même temps qu’il les invente, mais sans que cela semble en contradiction avec l’idée par ailleurs défendue que « le paysage n’a pas été créé pour signifier » (cf. supra).

R. Ferras et R. Brunet reconnaissent aussi au paysage une « valeur de conservation » : « Par définition, l’esthétique du paysage est conser-vatrice ; magnifiant ce que l’on voit dans l’état où on le voit, elle ne supporte pas que change cet état et que se transforment les paysages  ». Pour que le paysage rejoigne complètement le patrimoine, on voit ici se glisser une forme d’intentionnalité visant à la conservation de ce patrimoine. Le tourisme et le souci de valori-sation patrimoniale concourent à créer des paysages, comme en ont créé dans le passé les rois, les pouvoirs religieux, les urbanistes, les jardiniers… et dans une diversité infinie d’ob-jectifs. Les visées mémorielles participent de ces motivations à créer des paysages.

A. Amato s’est attaché voilà une trentaine d’années à inventorier tous les monuments qui avaient été rapatriés en métropole après l’indépendance de l’Algérie mais il ne croyait pas à la possibilité de recréer les mêmes dispo-sitions paysagères, et c’est pourquoi il parlait de « monuments en exil » (1979, p. 21). Dans un ouvrage passionnant, M. Baussant décrit avec un luxe de précisions le quartier du Mas-de-Mingue à Nîmes où les rapatriés ont reconstitué une sorte de modèle réduit de l’Oranais connu

sous le nom d’Oranîmes  : autour de la statue de la Vierge de Santa Cruz qui était un lieu de pèlerinage des hauteurs d’Oran et qui constitue le foyer de ce paysage mémoriel, sont installés dans la chapelle «  un carillon composé de six cloches «rapatriées» du village de Relizane, et une cloche de Mostaganem » (2002, p. 33-34), « un monument aux «morts pour la France» qui fut ramenée du village de Saint-Cloud (Oranais) » (p. 34)… Pendant le pèlerinage de l’Ascension, les rues et les différents secteurs du quartier sont rebaptisés aux noms de rues d’Oran ou de villages de l’Oranais, de telle sorte que lors de la procession, la statue de la vierge passe « devant tous les villages oraniens qui chaque année délimitent le territoire retrouvée d’une Oranie fictive  » (p. 100). On voit bien qu’il s’agit ici d’un paysage mémoriel de substitution à la fois structuré et éphémère, qui fonctionne sur un principe de condensation spatio-mémorielle et qui est censé compenser la perte du territoire substrat d’une mémoire pied-noire. Sans doute est-ce là un exemple extrême dont la pérennité n’est pas assurée pour des raisons à la fois démographiques et culturelles, mais il témoigne d’un projet collectif d’installer le souvenir dans le paysage d’une cité de transit, de marquer l’espace d’un signe d’appropriation fort.

Ce n’est toutefois pas un exemple unique : M. Bruneau (2000 et surtout 2003) a décrit des cas analogues en Grèce, où d’anciens sanctuaires de la région pontique ont été reconstruits et les paysages reconstitués non seulement dans la région de Thessalonique mais aussi dans divers lieux de la diaspora grecque lointaine. La fonction mémorielle s’appuie dans ce cas sur la recherche d’un certain mimétisme paysager  : «  Il fallait trouver en Grèce un site, pouvant rappeler le rocher et les paysages du mont Mela dans le Pont, où serait bâtie une église destinée à abriter l’icône ». Toutefois, de telles stratégies mémorielles dépendent étroitement du contexte géopolitique  ; S. Dascalopoulos a montré que ces dernières années, avec l’amélioration des relations gréco-turques, les habitants de Lesbos avaient retrouvé le chemin des anciens sanc-tuaires et lieux de pèlerinage de la côte turque

toute proche (2008). Cette fréquentation d’anciens foyers de l’hellénisme s’accompagne d’un tourisme familial à la recherche des lieux de vie des grands-parents partis après 1924 et d’un tourisme de consommation dans les magasins turcs.

Le paysage mémoriel, dans bien des cas, résulte d’une intentionnalité avérée, souvent soutenue par les pouvoirs publics ou par des relais associatifs. C’est à ce point-là que la typologie des monuments proposée par A. Riegl prend tout son sens géographique  : les monuments intentionnels engendrés par une volonté planifiée de marquer l’espace consti-tuent des paysages créés au sens où ils sont porteurs d’une intentionnalité et vecteurs d’un discours. Ce discours réfère à l’espace lui-même, mais aussi à l’histoire, au peuplement, à la culture au sens large… Il introduit nécessaire-ment dans le paysage une dimension identitaire qui trouvera un écho plus ou moins large, qui ne sera pas forcément consensuelle et qui à son tour orientera les perceptions.

A l’opposé, les monuments historiques ou anciens acquièrent leur caractère monumental

a posteriori et trouvent donc leur sens dans les

paysages tels qu’ils sont perçus par ceux qui les observent. Cette signification, et donc leur perception, sont bien sûr susceptibles d’évoluer. C’est pourquoi, au moins pour les paysages mémoriels et monumentaux, il paraît vain de chercher à dissocier un paysage-objet et un paysage-représenté, tant les deux dimensions interagissent à travers toute une série de filtres temporels, idéologiques, culturels… Exclure le paysage produit et l’intentionnalité qui l’a produit pour n’en étudier que la représentation reviendrait à s’empêcher d’en comprendre la véritable signification.

Et l’on peut donc définir le paysage mémoriel comme l’ensemble du dispositif visuel, éven-tuellement sonore, qui tend à inscrire dans une ville ou dans une région le souvenir d’un événement ou d’un personnage. Le dispositif peut s’appuyer sur des éléments divers, durables ou éphémères, co-visibles ou disséminés dans l’espace, érigés

intention-nellement ou investis ultérieurement d’une fonction mémorielle. Le paysage associe une volonté des pouvoirs publics, une démarche esthétique et une réception par les publics.

IV. Le paysage mémoriel