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Nommer les espaces protégés

Les marqueurs spatiaux

III. Nommer les espaces protégés

Les espaces protégés fournissent aussi de bons observatoires de cette production toponymique, à la charnière du tourisme et du patrimoine, qu’il s’agisse, en France, des Parcs nationaux ou des Parcs naturels régionaux. La définition du Parc naturel régional, telle qu’elle figure dans le code de l’Environnement, vise « un territoire à l’équilibre fragile, au patrimoine naturel et culturel riche et menacé » (art. R333-1-I), mais il importe que ce territoire soit dénommé. Le nom choisi doit, si possible, être cohérent avec le territoire retenu, mais aussi être suffisamment attractif et capable de retenir l’attention. Le PNR n’a-t-il pas pour objectif « de contribuer au développement économique et social, culturel et à la qualité de la vie ; d’assurer l’accueil, l’édu-cation et l’information du public » ? (art. R333-1-II), ce qui n’est possible qu’avec une certaine visibilité à laquelle le nom du PNR contribuera.

Là aussi, comme pour les lieux du tourisme, le PNR peuvent mobiliser des toponymes pré-existants (PNR Vercors ou Morvan) parfois en en modifiant l’assise spatiale (PNR Grands Causses s’étendant sur tout l’arrondissement de Millau, y compris le Lévézou, ou PNR du Lubéron esca-ladant gaillardement les Monts de Vaucluse), ou peuvent avoir recours à des créations topony-miques (PNR de la Narbonnaise en Méditerranée par exemple, ou PNR Caps et Marais d’Opale). Plusieurs de ces PNR affichent des appellations volontairement redondantes  : «  Boucles de la Seine normande  », «  Pyrénées ariégeoises  », «  Pyrénées catalanes  », «  massif des Bauges  », « Millevaches en Limousin » ou « Ballons des Vosges », soit pour aller au devant de confusions toujours possibles (Bauges/Vosges/Mauges…), soit pour jouer sur des associations qui appellent à des réminiscences scolaires (ballons des Vosges), soit parce que des toponymes relative-ment connus comme « Millevaches » ne sont pas toujours bien localisés d’où la redondance « en Limousin  ». On note au passage que le PNR des Landes de Gascogne créé en 1970 actualise et perpétue l’anachronisme du nom du départe-ment, puisque que de fait il n’y a plus guère de landes depuis la mi-19ème siècle.

Le Parc National des Ecrins, tel qu’il a été créé en 1973, englobe dans une dénomination globale des ensembles montagneux qui étaient souvent connus jusque là sous des noms diffé-rents : Oisans pour la partie iséroise, Pelvoux pour la partie tournée vers la vallée de la Durance ; et le terme d’Ecrins ne désignait d’abord que le point culminant du massif (Barre des Ecrins, 4102 m.), même si les alpinistes l’employaient déjà dans une acception plus globale. Lorsque le premier parc national fut créé à la Bérarde en 1913, on hésita longtemps sur son nom, et J.-P. Zuanon a recensé pas moins de douze appel-lations différentes usitées entre 1991 et 1930 (1995, p. 76) ! Dans les années 1960, le Club Alpin Français prit la tête d’une croisade pour la création d’un parc national du Haut-Dauphiné, même si l’espace concerné par le parc ne devait concerner qu’une petite partie de cette région. Mais sur la longue durée, c’est bel et bien le décret du 27 mars 1973 qui crée le Parc en même temps qu’il impose le toponyme Ecrins dans une nouvelle acception, sans antériorité. A la réduction toponymique qu’aurait supposée le choix de Haut-Dauphiné, on préféra l’extension des Ecrins ; entre deux synecdoques…

De la même façon, si le Parc national des

Calanques vient à être créé dans les mois ou les

années qui viennent, il est prévu qu’il s’étende de Marseille à La Ciotat, débordant ainsi à l’est de Cassis et des calanques proprement dites. De fait il en résultera une extension de l’espace même des calanques, bien au-delà des formes reconnues jusqu’ici comme telles.

Il en va à peu près de même du PNR de

Camargue auquel les élus de

Port-Saint-Louis-du-Rhône ont souhaité adhérer (procédure en cours, juillet 2010)  : si l’argumentaire est convaincant en terme de continuité des milieux, de la faune, de la flore et des enjeux liés à la biodiversité entre les rives gauche et droite du grand Rhône, de fait la rive gauche a jusqu’à présent plutôt été connue sous le nom de Crau

humide que comme Camargue ; l’élargissement

du périmètre du PNR, s’il est amené à s’installer durablement, modifierait la signification même du terme de Camargue, d’où les oppositions rencontrées à cette extension de la part de ceux

qui défendent une acception traditionnelle du nom.

Il est insuffisant d’invoquer ici de simples considérations de marketing territorial. Si elles existent sans nul doute, ces altérations du rapport entre le nom et l’espace qu’il désigne modifient de fait la nomenclature géographique, installent de nouvelles acceptions dans la façon dont l’espace est décrit. Il est aujourd’hui admis que le Lubéron couvre toute la moitié sud du département du Vaucluse. D’autres acteurs relaient et font vivre ces évolutions topony-miques, parmi lesquels les agents immobiliers qui font fructifier la plus-value toponymique. En termes de marquage, les PNR ne sont pas seulement des outils d’aménagement du terri-toire et de valorisation des patrimoines, mais ils apparaissent comme les moteurs de réamé-nagements toponymiques qui s’effectuent sous nos yeux. Lorsque deux PNR se jouxtent l’un l’autre, l’espace intermédiaire ainsi laminé perd toute visibilité au profit des pôles encadrement bien identifiés auxquels ils s’arriment  : ainsi en va-t-il de la vallée de la Durance entre les PNR du Lubéron et du Verdon, ou de la cluse de Chambéry et du vignoble entre les PNR de la Chartreuse et du massif des Bauges. Dans la critique du fameux millefeuille français, tous les horizons administratifs et territoriaux ne sont pas également attractifs, et les appellations géné-riques ou spécifiques les plus flatteuses tendent à s’étendre sur des portions d’espace moins claire-ment identifiées.

L’interaction toponymie/espaces protégés/ tourisme est facile à mettre en évidence lorsque les gestionnaires d’un Parc naturel régional, par exemple, prennent la décision d’en changer le nom  : c’est qu’il advint lorsque le PNR de Brotonne, créé en 1974, devient PNR des

Boucles de la Seine normande en 2001, à la fois

parce que le périmètre du Parc s’était étendu entre temps, tant vers l’amont que vers l’aval, et qu’il est aujourd’hui moins centré sur la forêt de Brotonne, mais aussi parce que la nouvelle appellation paraît plus imagée, plus suggestive quant aux paysages, et mieux ancrée dans une réalité régionale. Le PNR d’Oise – Pays de France a été créé en 2004 après une longue gestation ;

pendant plus d’une décennie, le syndicat de préfiguration avait fait la promotion d’un PNR des 3 Forêts (pour Chantilly, Halatte et Ermenonville), mais cette appellation pouvait sembler trop générique. Les appellatifs spéci-fiques conservent une grande valeur, même si tout un chacun ne met pas forcément une réalité géographique précise derrière le terme Pays de

France.

Les appellations des PNR les plus récentes sont très intéressantes en la matière, car elles poussent très loin l’alliance des intérêts de l’identité et du marketing : le PNR des Pyrénées

catalanes, créé en 2004 est aujourd’hui la seule

mention, fût-elle indirecte, de la Catalogne dans la nomenclature officiellement reconnue par les pouvoirs publics. Le toponyme est ici le véhicule d’une revendication territoriale, linguistique et culturelle, qui gagne en visibilité, avec l’appui du conseil général des Pyrénées-Orientales qui fait une partie de la communication touristique en catalan et sur le thème de la catalanité (signa-létique présente à la frontière franco-espagnole par exemple). De la même façon, le PNR

Loire-Anjou-Touraine réintroduit dans la nomenclature

les noms de deux anciennes provinces, disparus au moment de la création des départements et non mobilisés lors de la création des régions (contrairement à Poitou, Lorraine, Bretagne etc.). Le cas est d’autant plus significatif que le PNR chevauche deux régions dont les noms ont souvent été critiqués pour leur peu d’ancrage et leur imprécision géo-historique (Centre et Pays de la Loire), de telle sorte que le nom du PNR vient en quelque sorte compenser cette frustration toponymique. Le nom du PNR de la Narbonnaise en Méditerranée est plus délicat à décoder  ; le terme Méditerranée, au-delà de sa fonction de sésame touristique universel, vient aussi préciser la localisation et arrimer les communes de l’arrière-pays à la dynamique littorale.

Conclusion et pistes de travail

On a vu que la production toponymique s’accompagnait de plus en plus souvent d’un changement du statut même des toponymes.

Dans la toponymie traditionnelle, comme dans l’onomastique en général (anthroponymes…), il est dans la nature même du nom propre que le signifiant se détache du signifié et acquiert une autonomie de sens (Baylon et Fabre, 1982). La signification même du marquage évolue ; petit à petit, l’étymologie finit par ne plus parler qu’aux érudits, le toponyme est devenu consubstantiel du territoire et tous l’ont en partage. Car c’est une des caractéristiques de la toponymie que de constituer un bien commun, fût-il parfois disputé. Or, le dépôt d’appellations spécifiques aux registres de l’INPI modifie la nature même du toponyme, et obvie à sa banalisation dans le domaine commun et à son appropriation par le plus grand nombre. L’INPI n’admet pas le dépôt comme marques de toponymes préexis-tants (noms de communes, de régions…), d’où le recours à ces néo-toponymes forgés de toutes pièces, outils du marketing territorial mais qui ne remplissent que partiellement les fonctions toponymiques. Par exemple, les cartes IGN,

même les plus récentes, ne signalent ni Rovaltain ni Inovallée, alors que Rovaltain commence à apparaître dans la signalétique routière.

Si l’on considère comme établi le dynamisme actuel de la production toponymique, il conviendrait de prolonger ce travail par une interrogation posée aussi en termes de géogra-phie sociale et de représentations. A l’échelle des lieux du tourisme, entre les noms des stations et les noms donnés aux équipements de pratiques (pistes de ski…), il y aurait matière à se pencher sur l’échelle intermédiaire des quartiers, des pro-grammes immobiliers qui participent à la priva-tisation de la toponymie et qui, parfois, créent un espace social clivé de type urbain. Dès lors, il pourrait être intéressant d’étudier les liens entre cette néo-toponymie et la géographie sociale intra-station, alors que la station est toujours présentée comme un espace homogène, carac-térisé en termes de clientèles et de pratiques (familiale, huppée, sportive…).

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hapItre

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à propos de monuments

Nous avons déjà rencontré un monument, modeste sans doute, au col des Cyclotouristes, en composition avec la question des néo-topo-nymes. Car le monument, comme le toponyme mais avec des fonctions différentes, participe aussi du marquage de l’espace.

C’est en octobre 2002 qu’un colloque inter-disciplinaire a été organisé à l’Université de Savoie sur le thème : « Traverser les montagnes ». Comme j’avais fait connaître mon intérêt, il me fut proposé de présenter une communication sur les « monuments du passage » (article II.16). La préparation demanda un travail de terrain très instructif sur quelques grands cols alpins (Petit et Grand Saint-Bernard, Mont-Cenis…) et je me rendis compte à cette occasion de la richesse de cet objet d’études.

Deux années auparavant, je m’étais intéressé aux plus anciens tunnels des Alpes, mais sans mettre en avant de façon explicite leur caractère monumental (article II.15). Or, même s’ils ne font pas l’objet d’une monumentalisation visible, à l’exception toutefois de l’ancien tunnel de Loibl sur la frontière austro-slovène, ces tunnels constituent de fait des monuments anciens, selon les définitions que nous développerons

infra. En 2006, j’ai aussi eu l’occasion de diriger

le TER de G. Matwijiw sur « La statuaire cham-bérienne : fonctions et usages des monuments dans l’espace public  » qui m’a conforté dans l’idée que les monuments constituaient des objets géographiques dignes d’intérêt.

Par la suite, j’ai essayé de décrypter le paysage monumental de Trieste et de sa région, de part et d’autre de la frontière italo-slovène (article II.21), ce qui m’a amené à préciser quelques notions. Dans ce contexte de frontière longtemps disputée, le marquage monumental

se surimpose aux limites politiques et linguis-tiques, les duplique ou les transgresse  ; les monuments se répondent les uns aux autres, et orientent la lecture du paysage urbain.

Dès lors, je me suis efforcé de comprendre quel avait pu être le statut des monuments dans la production géographique, et je me suis rendu compte que cet objet particulier avait jusque là peu retenu l’attention des géographes alors que les historiens ou les urbanistes avaient davantage travaillé le champ monumental et livré d’inté-ressantes contributions. Bien sûr s’imposent d’abord les travaux de Maurice Agulhon sur la statuaire républicaine (1978) ou d’Antoine Prost sur les monuments aux morts (in Nora, 1984, p. 195-225), travaux dont le question-nement géographique, s’il n’est pas toujours présenté comme tel, n’est pas négligeable. Le manuel de Gilbert Gardes sur le monument public (1994) ouvre également de nombreuses pistes à la fois sur le plan de l’inscription spatiale des monuments et de leur devenir dans le temps : « Public parce que libre d’accès dans un espace collectif ou visible en permanence (…), permanent, éphémère ou consommable, le monument distribue la foi, l’eau, le temps, la lumière, l’espace, la mémoire » (p. 3). Dans sa concision, cette définition du monument public illustre bien la multiplicité des formes et des fonctions, et en conséquence, des implica-tions sur de multiples registres qui concernent le géographe au premier chef.

Le monument est un marqueur fort de l’espace, soit qu’il ait été conçu comme tel, soit qu’il ait acquis ce statut a posteriori. Il a aussi été, dès l’origine, au cœur de la notion de patri-moine, à travers les catégories des « monuments nationaux  », des «  monuments historiques  » ou des « monuments naturels », même si cette

dernière expression est aujourd’hui moins usitée. Et bien sûr, les monuments sont très liés à l’activité touristique dont ils constituent des foyers incontournables dans la sphère sans cesse élargie du tourisme culturel. Les monuments se retrouvent ainsi occuper une place centrale dans notre réflexion.

I. De la définition