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Les lieux et les temps, l’articulation des échelles

12 - Phosphatières du Quercy

PROJET 1) valeur universelle exceptionnelle

II. Les lieux et les temps, l’articulation des échelles

et des temporalités

Les travaux en géographie du tourisme se sont intéressés à la pluralité des échelles : sites-stations-villes-régions, et les caractéristiques propres à chacune d’entre elles (Knafou et al., 1997). Mais si certains sites sont emblématiques des grandes destinations touristiques, l’atten-tion des chercheurs semble avoir été davantage retenue par les stations qui traduisent des formes spécifiques d’aménagement de l’espace et des systèmes économiques locaux qui concentrent le maximum d’enjeux en termes d’emplois et de recettes.

Les travaux sur les différentes générations de stations, les comparaisons entre corporate et

communities, les typologies sur le plus ou moins

grand degré d’ouverture des lieux du tourisme sur leur environnement ont beaucoup apporté à la compréhension des espaces touristiques. Mais ils ont aussi eu comme inconvénient indirect de n’accorder qu’intérêt relatif aux sites qui sont en général plus modestes, qui ne proposent pas d’hébergement et dont on a pu penser qu’ils par-ticipaient surtout de l’iconographie du tourisme, en un mot qu’ils étaient peut-être plus l’affaire des acteurs locaux, des touristes et des éditeurs de guides touristiques que des chercheurs.

Le géographe doit-il apprécier l’importance touristique d’un site à son poids macro-éco-nomique  ? Les classements des sites les plus

fréquentés sont intéressants pour en saisir la répartition et l’importance à l’échelle d’un grand pays, mais ils ne rendent pas compte du rôle joué par les sites touristiques à l’échelle des territoires, pour lesquels des sites relativement modestes revêtent une grande importance. La signification d’un lieu, son potentiel d’identi-fication pour les populations locales et touris-tiques ne sont pas proportionnels au nombre d’entrées. On ne peut pas laisser l’effet de masse masquer les enjeux locaux ni les jeux d’acteurs, qui sont déterminants. Certains sites majeurs ont véritablement structuré l’activité touristique à l’échelle régionale ou micro-régionale, souvent dans la phase pionnière de la mise en tourisme, alors que de nombreux autres sont venus plutôt compléter, densifier l’offre touristique et il est vrai que chacun d’entre eux, pris séparément, ne pèse pas très lourd.

Les sites ont souvent été sous-estimés au motif qu’ils donnaient lieu à un tourisme de passage, ce qui est souvent exact mais dépend énormé-ment de l’échelle à laquelle le problème est posé. Si les sites sont visités au cours d’une excursion touristique, c’est souvent au cours d’un séjour dans la région, à proximité immédiate ou un peu plus loin, ce qui indique bien qu’il existe une complémentarité consubstantielle entre les différentes échelles et les modalités de l’activité touristique. Les stations thermales fournissent la meilleure illustration de cette articulation car les stations ont souvent engendré les sites dont elles avaient besoin et sur lesquels elles ont fondé leur attractivité, même si leurs trajectoires ont pu diverger : la rétractation de la carte thermale (environ 600 stations thermales en 1900, une centaine au début du XXIème siècle) a pu laisser des sites vivre leurs vies propres, sans le support de la clientèle curiste, s’ils avaient pu acquérir une certaine solidité. Dans d’autres cas, l’activité touristique a pu s’interrompre à la fermeture de la station, puis redémarrer ultérieurement sur de nouvelles bases autonomes, comme nous le montrent les exemples autour de Choranche, dans le Vercors.

La station touristique et le patrimoine ne sont certes pas des entités antinomiques, surtout

lorsque les stations ont acquis une certaine patine et que l’on se met à classer villas ou palaces. Mais à La Baule ou à Etretat, si cette invention d’un nouveau patrimoine peut donner à la station des lettres de noblesse supplémen-taires, elle ne modifie pas fondamentalement les conditions de l’attractivité touristique. Le site au contraire, quelque soit le type auquel il se rattache, entretient des liens beaucoup plus forts avec la dimension patrimoniale  : monuments historiques ou monuments naturels, selon l’ancienne terminologie, ont été les lieux de la prise de conscience patrimoniale en même temps que les lieux sur lesquels s’est cristal-lisée l’attractivité touristique. Par la suite, la structuration croissante de l’activité touristique a fait émerger des stations et des régions orga-nisées autour de cette attractivité. Et les outils de conservation patrimoniale se sont appliqués à des espaces plus vastes : une ville, une région... dont la singularité propre fait qu’elles sont plus que la somme des éléments qui les composent mais qui ne peuvent faire l’impasse sur chacun des sites qui les constituent.

Les sites touristiques donnent aussi à voir l’évolution actuelle du tourisme. Certains guides touristiques ont beaucoup fait pour la promotion des sites, et surtout les guides qui s’adressent en priorité aux automobilistes. On pense aux guides Michelin, pour qui l’espace touristique se présente habituellement comme une collection de sites connectés entre eux par des circuits routiers, alors que les guides du Routard présentent plutôt un espace touristique organisé autour des villes. Dans les faits bien souvent, la notoriété et l’attractivité des régions et des sites touristiques s’alimentent réciproque-ment : parfois des sites jouissent d’une grande notoriété, sans que l’on sache toujours les localiser très précisément (Chenonceau, Padirac, Oradour) ; dans d’autres cas, de grandes régions touristiques sont très connues sans que l’on soit capable de citer un ou deux sites majeurs. Les sites phares éclairent parfois de leur notoriété des régions entières, et un tourisme plus diffus se développe dans leur sillage (figure 11)

Figure 11 : Quand un haut lieu du tourisme souter-rain enfonce un coin entre Bigorre et Béarn, ou l’illus-tration d’une localisation opportuniste à mi-chemin entre Lourdes et Pau. Malgré la mention des Pyrénées en bandeau, la montagne n’apparaît qu’à l’arrière-plan : la grotte de Bétharram peut-elle ainsi éclipser Gavarnie ou le Pic du Midi ? (prospectus des années 1950).

Or certains de ces grands sites, qui ont souvent une certaine antériorité et qui ont façonné leur région touristique, connaissent aujourd’hui une désaffection marquée qui se vérifie dans des catégories bien différentes. Pour notre part, nous l’avions identifiée depuis une quinzaine d’années pour les grottes touristiques, et nous avions pensé pouvoir l’attribuer à des spécifici-tés du tourisme souterrain (article III.26). Mais sur les dix dernières années, on observe aussi des baisses de fréquentation notable de certains

grands sites des Alpes du Nord : entre 2001 et 2009, le train du Montenvers a vu son nombre de passagers baisser de plus de 16 % alors qu’au téléphérique de l’Aiguille du Midi, la baisse a été limitée à 2 % (P. Chapet, 2010, p. 42-43). Cette baisse paraît bien plus qu’anecdotique, car ces sites sont exceptionnels et valent à la vallée de Chamonix une fréquentation internationale dont on ne trouve pas l’équivalent ailleurs dans les Alpes. L’attractivité de la vallée repose en partie sur ces sites phares.

Il en va de même pour les gorges du Verdon par exemple dont on s’aperçoit, une fois lancée l’OGS, que la fréquentation est plutôt décli-nante, ou pour certains châteaux de la Loire aussi renommés que Chenonceau dont les chiffres tenus secrets laissent apparaître une baisse d’environ 950 000 visiteurs au milieu des années 1990 à 850 000 aujourd’hui. Au Cirque du fer à Cheval (Haute-Savoie), on ne sait pas s’il faut attribuer la baisse du nombre de visiteurs à des estimations initiales trop géné-reuses démenties par des comptages plus précis ou à une réelle désaffection. Ces grands sites hérités peinent à renouveler leur attractivité et à gagner de nouvelles clientèles en proportion des anciennes. Le discours sur le tourisme de masse devra tenir compte de ces effets de saturation ponctuels, qui ne remettent pas forcément en cause l’activité touristique globale mais qui signent un mouvement de redistribution des flux.

De multiples raisons conjoncturelles peuvent expliquer cette relative désaffection, au premier rang desquelles la multiplication des sites ouverts au public et la dilution de la fréquen-tation sur une offre qui est allée en s’étoffant. On n’est pas sûr que cela suffise, et qu’il n’y ait pas aussi une mutation plus profonde des usages touristiques. Les explications à trouver sont assurément transversales, de nature à valoir pour Chenonceau autant que pour l’Aiguille du Midi : le coût de ces visites, les codes culturels qui sont souvent restés assez figés, et donc le vieillissement de pratiques inchangées parfois depuis un siècle, ou demeurées en tout cas sur des ressorts restés immuables.

Le tourisme est à la fois un secteur écono-mique extraordinairement inventif sur certains modes de commercialisation, sur la mise en œuvre de certaines techniques, mais il est aussi extraordinairement conservateur : sur les trente sites touristiques dits « culturels » (par l’ONT, mémento du tourisme 2009) à entrée payante les plus visités en France, vingt-trois existaient déjà il y a 50 ans, et avaient déjà une fonction touristique semblable, dans les grandes lignes, à leur fonction actuelle. Le renouvellement est plus important du côté des sites dits «  non-culturels  », mais le corpus fourni par l’ONT est si hétéroclite qu’il décourage toute tentative d’analyse.

En même temps que des sites nouvellement apparus peuvent capter une partie de la clientèle des sites préexistants, une partie de l’activité touristique glisse aussi vers d’autres catégories de lieux touristiques et surtout vers des lieux qui relèveraient plutôt du comptoir touristique : les parcs de loisirs ou d’attractions, les Center Parks sont des lieux clos qui se prêtent à l’intégration économique maximale et à l’all inclusive. Ces comptoirs sont beaucoup plus susceptibles d’évolution au gré du marché, alors que les sites touristiques classiques ont un côté beaucoup plus immuables, même s’ils peuvent faire l’objet d’améliorations fonctionnelles.

Aujourd’hui, peut-être est-ce la visite de site elle-même qui apparaît comme une pratique obsolète, quels que soient les artifices mis en œuvre pour tenter de la renouveler. Sans doute ne faut-il pas aller trop vite en besogne. Mais on ne peut s’empêcher d’y voir une forme de confirmation des observations jadis proposés par J.-M. Dewailly sur la progression du tourisme virtuel (1997), non pas a priori comme une conséquence de la concurrence d’un cyber-tou-risme encore balbutiant, mais comme le résultat d’une désaffection progressive pour les formes classiques de visite, qui facilite les mutations observées dans ce domaine.

Mais si le tourisme fonctionne sur la base d’une transmission pour le temps présent et le patrimoine pour le temps futur, comment ces

temporalités se combinent-elles  ? La gestion patrimoniale postule, par définition une exigence consciente de transmission aux généra-tions futures, sans qu’à ma connaissance le terme de cette transmission soit jamais fixé. Chacun fait comme si patrimonialisation valait pour l’éternité, et il y a certainement là le cœur d’une fiction patrimoniale implicite et consensuelle : comment pourrait-on admettre de classer un monument historique ou une réserve naturelle pour 5 ou pour 10 ans ?

Or le schéma sur le processus de patrimonia-lisation (cf. supra in I.A) introduit la variable

cumulatif / non cumulatif. La construction

patrimoniale ne vaut qu’aussi longtemps que les différentes conditions sont réunies et le restent. Or, si la connaissance objective du bien est relativement assurée sur le long terme et si la prise de conscience patrimoniale est, dans le contexte actuel, en renforcement constant, il en va tout autrement de la demande sociale et de

l’implication des acteurs qui sont l’une et l’autre éminemment variables.

Autrement dit, quelles seraient, au-delà de la boutade, les conditions d’un «  patrimoine durable » ? La question n’est pas de pure forme.

Le travail effectué sur les Sites naturels classés dans les premières années du 20ème siècle et sur leur statut patrimonial observé à un siècle de distance a bien montré l’extrême variabilité des trajectoires (figure 12) : certains de ces sites sont restés des hauts lieux du patrimoine et leur statut s’est parfois renforcé en utilisant des outils de conservation nouveaux. Mais d’autres sites révèlent aussi un échec à long terme de la démarche patrimoniale : le déficit d’appropria-tion s’est traduit par un oubli pur et simple, les acteurs se sont désengagés non seulement parce qu’ils ne se sentent plus concernés par l’exigence de transmission mais en plus parce qu’ils se sont considérés, à tort, comme dégagés de toute obli-gation : des arbres classés ont été coupés alors

La base du triangle est fondée sur la notion de « cycle de vie « des produits et lieux touristiques : la phase de maturité correspond à l’adéquation optimale entre le lieu, les pratiques et les représentations. Les limites de cette adéquation sont l’obsolescence et la surfréquentation ; dans les deux cas, le lieu ne répond plus aux attentes et peut voir sa

fonc-tion touristique disparaître, sauf itinéraire de requalificafonc-tion (exemple du Lac Vert).

+

+ +

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-OPTIMISATION DE LA MISE EN TOURISME

PER C EP TIO N DE LA VU LN ER AB ILITE D ES SIT ES MES URES EN FAVE UR DE L'EN VIRO NN EMEN T

Obsolescence Adéquation Surfréquentation

Aucune Contr ôle Protection /Tou rism e / In du strie Au cu ne Parc National Grands Sites U.T.N. Friche touristique Saturation R.N. SITES CLASSES R.N. Intégrale P.N.R. Requalification Lac Vert Gorges du Sie rr o z Fer à C heva l La cd' Ante rne R.N. Réserve Naturelle P.N.R. Parc Naturel Régional U.T.N. Unité touristique Nouvelle

Enjeux touristiques et environnementaux, outils de protection et «itinéraires de patrimonialisation»

Ce diagramme a été réalisé sur la base des 41 sites classés dans les Alpes du Nord entre 1906 et 1930 (au titre de la première loi française sur les « sites et monuments naturels «), et de leur évolution jusqu’à la situation actuelle. Cette construction graphique repose sur le principe que le classement participe autant d’une politique de valori-sation touristique que d’une volonté de protection des paysages ; ces deux préoccupations se combinent dans des proportions variables selon les lieux et les époques.

Le côté droit du triangle a pour but d’apprécier les prises de conscience de la vulnérabilité des sites. Cette évaluation repose sur l’analyse des réactions : à l’époque où ces sites ont été classés, seule la vul-nérabilité face aux activités industrielles

(hydro-électricité surtout) et aux constructions de route était

réellement prise en compte. Depuis les années 1970,

s’est ajouté le souci de la vulnérabilité liée

aux équipements touristiques. Le côté gauche du triangle exprime la graduation

des mesures prises en faveur de l’environnement, depuis leur absence totale jusqu’aux formes de gestion rigoureuse (Réserves Naturelles) en pas-sant par des outils de contrôle plus passifs (Classe-ment des sites).

Le but de cette représentation est de faire apparaître, en fonction de ces trois critères, des «itinéraires de patrimo-nialisation» qui se substituent à la traditionnelle «flèche du temps» unique . Les 4 sites choisis illustrent la diversité des évolutions et des situations actuelles, à partir d’une même procédure de classement, et relativisent du même

qu’officiellement, ils ont toujours leur fiche dans la base de données de la DREAL (ex-DIREN). Mais ces Sites classés ne sont plus alors que des tigres de papier !

Dans l’idéal, il aurait fallu pouvoir préciser la trajectoire de « dépatrimonialisation » de ces sites pour mieux comprendre à partir de quel moment et à quel rythme la dimension patrimoniale s’est estompée. Quoiqu’il en soit, il est illusoire de penser que la patrimonialisation vaudrait sans limite dans le temps. Le temps du patrimoine n’est certes pas le temps du tourisme, mais les deux paraissent liés, au moins en partie. Pour les sites alignés sur la diagonale dans le tableau, la trajectoire patrimoniale est allée de pair avec la fortune touristique. Un site comme le Lac vert, face au Mont-Blanc est resté un lieu d’excur-sion prisé des vacanciers de Passy et il a été à plusieurs requalifié pour que cette fréquentation ne s’accompagne pas d’une dégradation et de telle sorte que l’attention patrimoniale portée au site soutienne son attractivité touristique. Il en va de même pour tous les sites en haut à droite du tableau, alors qu’à l’opposé les gorges du Sierroz, au-dessus d’Aix-les-Bains, se présentent à la fois comme une friche touristique et comme un lieu «  dépatrimonialisé  ». Sur l’échantillon de sites étudiés, seuls le Lac blanc au-dessus de l’Alpe d’Huez et les lacs Robert au-dessus de Chamrousse témoignent d’une réelle incompa-tibilité entre les aménagements touristiques aux impacts lourds et la conservation des paysages qui avaient été jugés remarquables.

L’articulation des échelles touristiques et patrimoniales doit aussi composer avec les notions d’héritages et d’innovation touristiques (cf. supra). L’ancienneté de la mise en tourisme dessine des invariants dans la singularité d’une destination. Ces invariants peuvent dès lors contribuer à en pérenniser l’attractivité par le truchement de la patrimonialisation. La patri-monialisation repose sur la croyance implicite que nous prenons ainsi un gage sur un avenir dont nous n’imaginons pas qu’il soit borné. La patrimonialisation conforte une aspiration à l’éternité, à côté de quoi la durabilité n’est qu’un faible palliatif…

III. Au pays des purs esprits,