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Les rapports des armements aux ressources et compétences territoriales : des comportements de localisation et de territorialisation

CONDITIONS DE LA TERRITORIALISATION DES ARMEMENTS ET COMPÉTITIVITÉ DEGAGÉE

1. Les conditions de l’intervention des compagnies maritimes sur terre

1.4. Les rapports des armements aux ressources et compétences territoriales : des comportements de localisation et de territorialisation

Ces notions de proximité, de territoire et de ressources sont particulièrement utilisées par les économistes industriels et régionaux de « l’école française de l’économie de proximité » pour qualifier les différents rapports entretenus par une firme avec le tissu d’acteurs territoriaux. Ces chercheurs ont érigé deux comportements stratégiques distincts : la localisation et la territorialisation. Ces deux concepts témoignent en réalité de comportements stratégiques consistant à mobiliser différemment les ressources et compétences du territoire, donc pour notre sujet, à intervenir différemment dans la mise en œuvre des maillons terrestres.

1.4.1. Localisation et territorialisation : concepts théoriques

Dans son ouvrage intitulé « Territoire et compétitivité de l’entreprise », Saives (2002, p. 38) construit une représentation du modèle traditionnel du choix de localisation en stratégie. Elle montre que se localiser consiste à se doter des facteurs de production nécessaires – ou des ressources nécessaires – en tirant un avantage concurrentiel lié à leur facilité d’accès.

Ainsi, la logique de dotation des facteurs qui transparaît dans le modèle stratégique de localisation des firmes considère la firme comme un point localisé au sein d’un « espace-coût » (Zimmermann, 1998). La firme cherche, dans le cadre d’un choix initial réversible, à définir le lieu de localisation optimal pour accéder par le mécanisme du marché aux ressources du territoire à moindre coût (Saives, 2002). La proximité organisée n’étant pas activée, l’espace se réduit donc à la notion de lieu. Les ressources et compétences mobilisées sont des ressources génériques qui « existent indépendamment de leur participation à un quelconque processus de production et sont donc pleinement transférables » (Colletis et Pecqueur, 1993). Ainsi, en stratégie d’entreprise, la localisation ne se résume pas seulement à choisir un terrain pour s’implanter sur un territoire donné, mais aussi et surtout à définir au sein de ce territoire les ressources génériques exogènes à la firme – ressources présentes au sein du territoire et de ses acteurs – qu’elle pourra allouer pour limiter ses coûts, en particulier à court terme.

Cependant, la stratégie de localisation ne constitue pas nécessairement la panacée. Rallet et Torre (1995, p 16) rappellent que les acteurs économiques ne sont pas seulement demandeurs

de sites : « ils peuvent aussi contribuer à la constitution de l’offre de site et à la création de ressources territorialisées ». Dans la théorie de la localisation, le rapport entre la firme et le territoire est éminemment statique car la firme entre en interaction avec son territoire à un moment donné de son histoire. Zimmermann (2005, p.22) conçoit, à l’inverse, que « la dynamique dans la trajectoire de la firme est à rechercher dans son rapport aux territoires, c’est-à-dire précisément dans sa capacité à jouer, au fil du temps, des différences et des spécificités territoriales pour fonder sa propre pérennité ».

Lorsque la firme ne se satisfait pas d’allouer les ressources existantes au sein du territoire et qu’elle co-construit des ressources et compétences spécifiques à base territoriale, elle entre dans un processus d’ancrage local nommé « territorialisation ». Le redéploiement de ces ressources et compétences d’un processus à un autre implique un coût élevé de transfert (Colletis et Pecqueur, 1993). L’espace est bien considéré comme un territoire puisque les firmes jouent à la fois des proximités géographique et organisée pour construire des ressources et compétences spécifiques. L’endogénéisation à l’œuvre dans la logique de « territorialisation » implique que le processus productif génère lui-même une partie des ressources qu’il utilise. Le Tableau 12 résume la différence entre les comportements stratégiques de localisation et de territorialisation.

Tableau 12: Comportements stratégiques de localisation et de territorialisation

Comportement stratégique

Localisation Territorialisation

Logique Choix initial réversible Ancrage

Appréhension de l'espace Proximité géographique Lieu Proximités géographique et organisée Territoire Mobilisation de ressources Allocation de ressources exogènes Création de ressources endogènes Modalité(s) d'accès aux

ressources Par le marché Par des formes de coordination autres que le marché

Source : élaboration propre

A notre connaissance, les analyses empiriques existantes de territorialisation ont été menées sur des firmes produisant un bien et non un process. Les cas de SGS-Thomson Microelectronics à Rousset (Zimmermann, 2000) ou des industries agroalimentaires des Pays de la Loire (Saives, 2002) ont été par exemple étudiés. Pour ces firmes, le lieu de production est fixe (une usine par exemple) et la relation au territoire est nourrie par les interactions nouées pour co-construire des ressources. Est-il possible de transposer ce cadre d’analyse aux

relations qu’entretiennent des firmes réalisant des prestations de transport – les compagnies maritimes – avec les territoires particuliers que sont les ports et leurs arrière-pays au sein desquels se nouent des relations de proximité géographique et organisée ?

1.4.2. Localisation et territorialisation : deux concepts traduisant les rapports des armements aux maillons terrestres

Les compagnies maritimes sont des entreprises particulières. Comme le souligne Savy (2006) pour les entreprises de transport au sens large, les compagnies maritimes ne produisent pas comme les systèmes productifs un bien, en un lieu donné, mais plutôt un process le long de chaînes de transport. Cette différence dans l’emprise spatiale de l’activité produite (production d’un bien versus production d’un process) ne limite en rien la mobilisation de ressources et compétences à base territoriale, bien au contraire. C’est bien en co-construisant des ressources et compétences sur le territoire, considéré comme support et moyen d’action, que les compagnies maritimes interviennent dans la mise en œuvre de réseaux de terminaux portuaires et services de transport terrestre. Par conséquent, les logiques d’intervention des compagnies maritimes sur terre semblent s’emboîter dans celles distinguant, en management stratégique, localisation et territorialisation des firmes. A l’image d’une firme productive qui alloue des ressources exogènes par le biais du marché ou en construit d’autres endogènes par la mise en œuvre de formes de coordination au-delà du marché, une compagnie maritime qui escale dans un port peut adopter un comportement de localisation et allouer les services de manutention et de transport terrestre existants ou mettre en œuvre un comportement de territorialisation en bâtissant des prestations personnalisées : terminaux portuaires, services de transport terrestre, terminaux intérieurs.

Le passage de la localisation à la territorialisation des compagnies maritimes que nous proposons se décline suivant deux axes : celui du degré d’intervention de ces firmes sur chacun des maillons terrestres et celui des maillons concernés par l’intervention des compagnies maritimes.

Les apports théoriques des économistes régionaux et de la proximité conçoivent la territorialisation comme le résultat de relations entre la firme et les acteurs du territoire reposant en général sur des relations interfirmes suivant des formes de coordination hybrides plutôt que hiérarchiques. Cependant, lorsqu’une compagnie maritime intègre par exemple

l’activité d’opérateur de transport combiné en développant une filiale, ce n’est plus avec l’opérateur de transport combiné qu’elle entretient des relations mais avec une entreprise de transport ferroviaire, des opérateurs de terminal intérieur ou des transporteurs routiers réalisant les pré- et post- acheminements. De fait, lorsque la forme de coordination retenue sur un maillon est la hiérarchie, cela débouche sur d’autres relations interfirmes. Autrement dit, le développement de certaines portions de la chaîne porte à porte par le biais de la hiérarchie ne va pas à l’encontre de la logique de territorialisation. Nous considérons donc que lorsqu’une compagnie maritime renforce son degré d’intervention sur une activité terrestre donnée, en évoluant sur un continuum allant du marché à la hiérarchie en passant par les différentes formes hybrides, elle décline un comportement stratégique, sur cette activité, allant d’un comportement de localisation à un autre de territorialisation.

Toutefois, toutes les activités terrestres n’ont pas la même portée au regard de la logique d’ancrage de l’armement sur terre. L’intervention dans la commission de transport traduit la mobilisation d’une compétence – celle d’organiser le transport terrestre – mais n’implique pas d’intervention dans les moyens pour mettre en œuvre la chaîne. Le service porte à porte proposé ne sera pas « spécifique » car toutes les principales compagnies maritimes proposent à leurs clients d’organiser le transport en carrier haulage. Elles peuvent donc toutes allouer de la même manière, par les lois du marché, les services des transporteurs terrestres. Nous considérons donc que l’intervention limitée à l’organisation du transport terrestre correspond à un comportement de localisation. Ce n’est qu’en co-construisant certaines ressources pour proposer un service « spécifique » que le comportement de la compagnie maritime dépasse la logique de localisation. Le processus de territorialisation s’enclenche donc à partir du moment où la compagnie maritime intervient de manière plus étroite dans la mise en œuvre de la chaîne terrestre. Physiquement et d’un point de vue organisationnel, l’activité de manutention portuaire est la plus proche (notion de proximité) de l’armement : le contact physique entre la compagnie maritime et la terre s’effectue au moment de l’escale du navire ; le premier co-contractant d’une compagnie maritime est l’opérateur portuaire. En ce sens, l’intervention dans la « mise en œuvre » des opérations de manutention portuaire correspond à un premier degré de territorialisation de la compagnie maritime. De même que l’activité de transport s’étend sur le territoire, l’intervention des armements dans la « mise en œuvre » de ces prestations traduit, selon nous, un degré supplémentaire de territorialisation, qui trouve son apogée lorsque les firmes interviennent dans la « mise en œuvre » de l’ensemble de la chaîne porte à porte, c’est-à-dire jusqu’aux terminaux intérieurs (Figure 8).

Figure 8: de la localisation à la territorialisation des compagnies maritimes

Source : élaboration propre

A partir de là, quelle sont les conditions amenant un armement à se territorialiser dans un port et son arrière-pays et à se localiser dans un autre ? Pourquoi un même territoire se révèle-t-il propice à la territorialisation d’un ou quelques armements et pas des autres ? Comment se fait-il que les comportements de territorialisation mis en œuvre par les armements renferment à chaque fois un caractère singulier ? Bref, quels sont les éléments qu’il convient de mobiliser pour comprendre les conditions du développement de comportements de territorialisation différenciés ?

1.4.3. Les conditions du développement de comportements de territorialisation différenciés

Les comportements stratégiques des compagnies maritimes au sein des ports et arrière-pays s’opèrent par le biais des unités locales – agences – et des relations que ces dernières nouent avec les milieux locaux. L’autonomie d’action des unités localisées au sein d’un port et de son

Terminaux portuaires Transport terrestre Terminaux intérieurs Activités terrestres Degré d’intervention sur terre Allocation de

ressources Construction de ressources

LOCALISATION

- Allocation de ressources exogènes - Activation par le marché

TERRITORIALISATION - Construction de ressources - Activation au-delà du marché Commission de

arrière-pays est toujours relative. Elle est en réalité la traduction « locale » de la stratégie « globale » du groupe, et dépend du pouvoir du siège sur les agences. Les grands armements étant représentés dans les principaux ports, ou au moins dans les principales régions portuaires comme la rangée Nord Europe par des agences maritimes, tout comportement stratégique sur terre dépend du positionnement de l’unité territorialisée par rapport au groupe. Les économistes de la proximité se sont alors interrogés sur les éléments susceptibles d’agir sur le comportement stratégique de l’unité territorialisée. A cet égard, Dupuy et Gilly (1995) considèrent que « le mode d’enracinement territorial d’un groupe (…) constitue fondamentalement un processus dynamique qui nait de la tension organisationnelle entre trois modes d’organisation : le groupe, le territoire, l’industrie ». Dans ses travaux sur la territorialisation des firmes, Zimmermann (1998) théorise cette approche en affirmant que le rapport local (territoire)/global (groupe, industrie) se trouve médiatisé par l’unité (filiale ou établissement) qui se trouve au carrefour d’une triple insertion :

- dans une firme ou un groupe; - dans une industrie ou un secteur ; - dans un territoire.

Ces travaux ne renseignent pas sur l’avantage concurrentiel pouvant être dégagé par le déploiement d’un comportement de territorialisation, ils apportent en revanche un éclairage aux deux premières questions que nous avons soulevées à la fin du premier chapitre :

- Quelles sont les conditions devant être réunies pour pouvoir intervenir sur les différents maillons terrestres ?

- Quels sont les facteurs conditionnant le développement d’une forme ou d’une autre d’intervention sur terre ?

Ces considérations nous amènent à introduire notre première proposition de recherche :

Proposition 1 : Les conditions conduisant les armements à intervenir dans un port et son arrière-pays sous différentes formes et à adopter des comportements de territorialisation différenciés sont à trouver au carrefour d’une triple insertion composée de l’industrie maritime, de la compagnie maritime et du territoire (port et son arrière-pays).

Cette proposition, au demeurant, assez triviale, sera confrontée dans la deuxième partie de la thèse à notre terrain d’étude. Il conviendra de voir si ces trois paramètres – l’industrie, la firme et le territoire – président effectivement tous les trois au développement de rapports

différenciés entre chaque armement et chaque territoire. Nous essaierons toutefois d’aller plus loin, d’une part en mettant en exergue les éléments qui, au sein de l’industrie maritime, au sein de la firme et au sein des territoires, rendent possibles le développement de comportements de territorialisation différenciés, d’autre part en nous interrogeant si cette triple insertion suffit à expliquer la nature différenciée des comportements d’ancrage des armements.

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