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Destin terrestre des armements et caractéristiques territoriales

LES FACTEURS FAVORISANT LA TERRITORIALISATION DE CERTAINES COMPAGNIES MARITIMES

1. Des territoires en mutation et différemment perméables à l’ancrage des armements armements

1.2. Destin terrestre des armements et caractéristiques territoriales

Les caractéristiques institutionnelles, organisationnelles et géoéconomiques des ports agissent directement sur la propension des armements à se territorialiser sur les terminaux portuaires. Les attributs des ports participent-ils aussi à faciliter, ou à l’inverse à compliquer, l’ancrage des armements au sein des activités de transport terrestre ? Faut-il toutefois s’arrêter aux spécificités portuaires ? Ne convient-il pas d’approfondir l’analyse pour prendre en compte les caractéristiques institutionnelles et organisationnelles des activités de transport terrestre ainsi que les caractéristiques géoéconomiques des arrière-pays ?

1.2.1. Influence des spécificités portuaires sur la territorialisation terrestre

Les compagnies maritimes sont d’autant plus incitées à intervenir dans l’offre de services rail-route ou fleuve-rail-route qu’elles sont susceptibles de générer elles-mêmes, ou par l’intermédiaire de clients tiers, des volumes entre un port maritime et un terminal intérieur leur permettant de mettre en place des navettes suffisamment remplies pour assurer la rentabilité économique des services avec une fréquence répondant à l’exigence des chargeurs (Notteboom, 2002 ; Debrie et Gouvernal, 2005).

Cela suppose donc que les volumes soient conséquents aux deux extrémités de la liaison massifiée, c’est-à-dire dans le port mais aussi dans l’aire de marché entourant le terminal intérieur desservi. Même si un armement peut remplir les services terrestres qu’il déploie avec les volumes de clients tiers, les compagnies maritimes reconnaissent qu’elles sont d’autant plus enclines à mettre en œuvre ces services qu’elles contrôlent un fond de cale sur ces services. Autrement dit, organiser le transport en carrier haulage est une condition nécessaire pour déployer des comportements de territorialisation terrestre. Si les politiques commerciales, tarifaires et la réputation des armements peuvent orienter une partie des volumes du merchant au carrier haulage, les traditions organisationnelles inhérentes au port desservi se révèlent souvent difficiles à dépasser. A cet égard le « port-couloir » s’oppose au « port-logistique ». La première dénomination consacre un port qui s’avère être un lieu de transit entre la mer et la terre, par lequel passent des chaînes de transport porte à porte fréquemment organisées en carrier haulage. La seconde appellation renvoie l’image d’un port où viennent se greffer des activités de négoce, de distribution, de groupage/dégroupage ou

plus largement les activités traditionnelles des transitaires ; en creux, un port où les chaînes de transport sont généralement contrôlées en merchant haulage (Lavaud-Letilleul, 2007).

Sur ce point, les sept ports étudiés ne sont pas sur un pied d’égalité. Leur propension à générer des flux en merchant ou en carrier haulage est étroitement liée à leur histoire. Sans viser l’exhaustivité, il convient de revenir sur les spécificités de chacun des ports pour comprendre pourquoi certains se prêtent mieux que d’autres à l’intervention des armements dans l’organisation de la chaîne terrestre ; préalable à leur intervention dans la mise en œuvre de cette chaîne terrestre.

1.2.1.1. Anvers : l’archétype du port-logistique

Anvers, ancienne cité de la mer, a toujours développé des fonctions portuaires complexes qui le positionnent comme un « port-logistique ». En effet, « la valorisation du passage de la marchandise au moyen de différentes activités de transformation, et notamment des activités de distribution pour les trafics conteneurisés, est un des domaines où excelle le port d’Anvers dans la Rangée Nord Europe. » (Lavaud-Letilleul, 2002, p. 511).

Rappelons dans une optique historique qu’Anvers est une vieille place de commerce européenne qui a connu un premier âge d’or au 16ème siècle : Anvers devient le centre de « l’économie-monde » entre 1500 et 1585 (Braudel, 1979). De cette période subsiste un héritage entretenu puis remis au goût du jour à partir de la fin du 19ème siècle. Cet héritage, ce sont les Naties qui l’incarnent le mieux.

Les Naties, qui apparaissent à partir de la deuxième moitié du 19ème siècle, se sont toujours efforcées d’apporter un service additionnel à la marchandise (Blomme, 2002). Trois grandes Naties ont marqué l’histoire récente du port : HesseNatie, Noordnatie et KatoenNatie (Baudouin et Collin, 1986). Les deux premières, connues essentiellement pour leur implication dans les activités de manutention depuis les premières années de la conteneurisation à Anvers, se focalisent dans un premier temps sur la fonction commerciale du port. Elles sont chargées de recevoir les marchandises pour les agences commerciales du port. Hessenatie se concentre sur le commerce de la place portuaire avec les états rhénans ; le mot Hesse fait référence à la Hesse historique, une région du Sud-ouest de l’Allemagne reliée à Anvers par le Rhin et le Main. Noordatie est pour sa part spécialisée dans la réception des

produits agricoles en provenance des colonies belges : le café, le sucre et le jute. Autrement dit, la première – Hessenatie – est en charge de la gestion de l’arrière-pays pour contrôler les flux en particulier à l’export, la seconde – Noordatie – maîtrise l’avant-pays. Cette tradition qui consiste à garder la cargaison pour y ajouter un service perdure avec l’avènement de la conteneurisation : « the Antwerp Naties, throughout a long period of time, fulfilled an irreplaceable role in the harbour lifeblood. […] In the present day they remain major support pillars for the harbour activity » (Wijnens, 2002, p.171)

Pour le tissu anversois, l’activité réelle du port ne se mesure pas seulement en nombre de conteneurs, mais plutôt en « nombre de conteneurs ouverts sur place » (Baudouin et al., 1994, p. 38). Sur 3,3 millions de TEU manutentionnés en 1998, “approximately 400 000 TEU are stuffed and stripped annually by the port’s container handlers”91. La part des conteneurs dépotés et empotés localement est d’autant plus importante qu’aux conteneurs arrivant ou partant par voie maritime s’ajoute un important trafic « dérivé » correspondant aux marchandises pour lesquelles des B/L anversois ont été émis, mais qui passent physiquement par les ports voisins de Rotterdam ou Zeebrugge.

Le port d’Anvers est assez naturellement la porte de sortie/entrée préférée des transitaires anversois, mais pas seulement. Les grands transitaires intérieurs orientent aussi souvent les volumes vers ce port car le tissu de transitaires portuaires à Anvers leur sert de relais. Les agences de Panalpina ou Kuehne et Nagel à l’intérieur des terres ne contrôlent pas nécessairement l’ensemble de la chaîne qu’elles organisent en merchant haulage. Il n’est pas rare qu’elles sous-traitent aux transitaires portuaires le soin d’organiser les opérations de dédouanement, transport local, stockage, documentation, distribution, etc. Les transitaires portuaires et intérieurs contrôlent de fait étroitement l’organisation de la chaîne terrestre. En 1999, d’après Minco Ven Heezen, un représentant du port de Rotterdam: “the proportion of outbound traffic which is controlled by forwarders in Antwerp is estimated to be approximately 75%”92. Le responsable de l’association des transitaires anversois souligne pour sa part que sur certaines lignes 90% du trafic conteneurisé est contrôlé par les transitaires. Il reconnaît toutefois qu’il existe d’importantes disparités d’une route à l’autre93.

91 Propos de George Leysen, responsable de la promotion du port d’Anvers. Source : « Antwerp forwarders riding high », Containerisation International, June 1999, p. 67-71.

92 « Two-way stretch », Containerisation International, August 1999, pp. 55-57.

Dans ces conditions, les armements n’ont jamais disposé au cours des quinze dernières années d’une situation favorisant le carrier haulage. La mainmise des transitaires sur une grande partie des volumes est un préalable qu’il convient de ne pas négliger pour appréhender les conditions territoriales agissant sur la propension des armements à se territorialiser.

1.2.1.2. Rotterdam : un « port-couloir »

Le port de Rotterdam est historiquement l’archétype du port-couloir. A Rotterdam, il n’y a pas, comme à Anvers, la tradition commerciale des Naties. Le port a pris son essor dans le dernier tiers du 19ème siècle comme port de transit pour les pondéreux en lien avec l’industrialisation de la Ruhr. Depuis lors, l’intérêt principal du manutentionnaire rotterdamois n’est pas de garder la cargaison dans le port (Lavaud Letilleul, 2002). Idéalement positionné à l’embouchure du Rhin, il constitue bien avant l’émergence de la conteneurisation, un port par lequel d’importantes quantités de marchandises transitent sans nécessairement être transformées sur place.

Le développement du conteneur renforce dans un premier temps le statut de « port-couloir » du port de Rotterdam. Le manque d’équipements pour manutentionner les conteneurs à Anvers oblige les armements à faire transiter par Rotterdam les volumes en provenance ou à destination de la Belgique et du Nord de la France. Pour accroître les parts de marché du trafic conteneurisé au détriment du conventionnel, les armements mettent en place, à la fin des années 1960, une tarification de la prestation terrestre depuis Rotterdam absorbant le coût de l’éventuel surcroît de distance terrestre parcourue en passant par Rotterdam plutôt que par Anvers94. Or, pour pouvoir subventionner le transport terrestre en tarifant un transport Rotterdam-Lille comme un Anvers-Lille95, les armements doivent commercialiser et organiser le transport terrestre eux-mêmes96. En opérant de la sorte, les armements marginalisent les transitaires car ces derniers établissent leurs tarifs sur la base de la distance terrestre effectivement parcourue.

94 “As there was a shortage of container-handling facilities in Antwerp in the early days, the container lines trucked Belgium and northern France containers to Rotterdam charging again only the equivalent of the cost of trucking to and from Antwerp”. Source: Bourne, C. Containerisation International, September 2007, pp 47-49.

95 C’est le principe bien connu dans la littérature en transport maritime de « Port equalisation »

96 En merchant haulage, les transitaires ne subventionnent pas le transport terrestre au profit du maillon maritime. Leurs tarifs sont calculés sur la distance effectivement parcourue.

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