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Application à l’intervention des compagnies maritimes sur terre

INDUSTRIE MARITIME, ARMEMENT ET TERRITOIRE : LES ENSEIGNEMENTS DE LA LITTÉRATURE

3. Enseignements et limites de l’approche par la théorie des coûts de transaction

3.2. Application à l’intervention des compagnies maritimes sur terre

Dans une récente contribution (Franc et Van der Horst, 2008), nous avons utilisé la théorie des coûts de transaction pour tenter d’expliquer les raisons pour lesquelles les compagnies maritimes élargissent leurs champs de compétences au transport terrestre et à la maîtrise de terminaux intérieurs. La confrontation de la théorie aux observations nous a conduit à émettre les conclusions suivantes. L’accroissement de l’incertitude liée aux problèmes de congestion et la croissance de la fréquence des transactions accompagnant la croissance des volumes tendent à inciter les compagnies maritimes à intégrer les prestations le long de la chaîne terrestre. Toutefois, ces conclusions ont déjà été apportées par la littérature existante (voir section 2 de ce chapitre).

Une fois la logique d’intervention entérinée, la théorie n’apporte pas réellement d’éléments d’explication concernant les formes de coordination choisies à l’échelle d’un port et de son arrière-pays entre le partenariat, la prise de participation financière minoritaire ou majoritaire.

L’analyse empirique montre que MSC et CMA CGM ont déployé depuis le port du Havre des comportements stratégiques différents par rapport au maillon fluvial. MSC a développé un partenariat avec LogiSeine tandis que CMA CGM a investi dans une filiale RSC. Pourtant le degré de spécificité des actifs d’un armement à l’autre est pour ainsi dire le même ; l’incertitude est comparable puisque les deux firmes traitaient avec LogiSeine, dans des conditions similaires – depuis et vers le même port, sur le même fleuve – avant d’intervenir au sein de cette activité ; quant à la fréquence des transactions, elle était équivalente puisque ces deux armements transportaient des volumes semblables au moment de la mise en œuvre de leur stratégie respective22.

D’autres exemples tendent à montrer les limites de la TCT pour traiter notre sujet. La théorie des coûts de transaction explique-t-elle que les armements aient peu investi sur terre à partir du port de Hambourg contrairement à ce qu’ils ont fait depuis les ports du Havre, de Rotterdam et même de Zeebrugge ou Amsterdam ? Comment expliquer que des armements investissent dans des services ferroviaires (CMA avec Rail Link, NYK avec Rail4Chem) pour desservir des « petits » ports comme Zeebrugge et Amsterdam alors que l’incertitude exogène au sein de ces derniers (congestion par exemple) et la fréquence des transactions sont moindres que dans un port comme celui d’Hambourg qui est celui où le transport ferroviaire génère le plus de volumes en étant qui plus est, confronté à d’importants problèmes de congestion ? Clairement, les prédictions de la TCT ne semblent pas toujours corroborer les analyses empiriques. Par ailleurs, en dehors de la logique de réduction de la somme des coûts de production et de transaction, la TCT n’est pas d’une grande utilité pour traiter la question de la compétitivité engendrée par les choix en termes de mode de gouvernance : la TCT n’apporte pas d’enseignements sur la valeur pouvant être dégagée pour le chargeur eu égard aux notions de qualité de service, de transit time, etc. Elle apparaît également peu explicative sur la durabilité de l’éventuel avantage concurrentiel créé par une réduction des coûts (si tant est que la domination par les coûts suffise pour dégager un avantage concurrentiel). Aussi, notre problématique sur les conditions participant à l’établissement de comportements stratégiques sources d’avantages concurrentiels ne nous semble guère éclairée par la TCT. Ces premiers constats empiriques illustrent en réalité certains points faibles de la théorie des coûts de transaction soulignés par certains travaux en économie industrielle, économie de

proximité et sciences de gestion. En confrontant certaines des analyses menés à notre problématique, cinq raisons semblent expliquer les limites de la TCT pour répondre à notre questionnement : l’approche transactionnelle surestime l’opportunisme des acteurs des chaînes de transport ; elle se situe dans un monde d’échanges statiques ; elle considère que les coûts de transaction sont nécessairement des coûts à réduire ; elle appréhende peu l’environnement de la firme, ses caractéristiques, son rapport aux territoires et à la concurrence ; enfin elle n’accorde pas suffisamment d’importance aux attributs d’une activité de transport.

La première raison de la faiblesse explicative de la TCT pour traiter notre sujet repose sur une des deux hypothèses de base de la TCT : l’opportunisme des acteurs. Dans l’approche transactionnelle, le comportement des agents est guidé par l’intérêt personnel et la ruse. Beaucoup de critiques adressées à la théorie des coûts de transaction portent sur ce point précis (voir notamment Ghoshal et Moran (1996)). Après discussions avec certains acteurs des chaînes terrestres, adopter un comportement opportuniste consisterait par exemple :

- pour une compagnie maritime, à ne pas respecter ses engagements concernant les volumes journaliers remis à certains transporteurs routiers.

- Pour un opérateur de manutention, à ne pas respecter certains engagements pris avec les armements concernant l’affectation d’une fenêtre hebdomadaire pour manutentionner en priorité les « boîtes » de l’armement en question.

- Pour un transport terrestre, à ne pouvoir assurer la prestation de transport qu’il s’est engagé de fournir.

Au sein des chaînes de transport porte à porte, les relations entre compagnies maritimes, opérateurs de manutention et transporteurs terrestres ne sont généralement guidées ni par la ruse ni par la recherche d’un intérêt personnel à court terme. Comme nous l’a confié le responsable d’une agence maritime au Havre : « nous vivons dans un petit monde où tout le monde se connaît et tout se sait ». Par conséquent, celui qui développe un comportement « peu coopératif voire destructeur est rapidement montré du doigt et suscite la méfiance de la profession… ». Nous avons été amené à interroger dix-huit armements, cinq opérateurs de manutention portuaire et onze transporteurs terrestres à qui nous avons demandé d’une part d’estimer le degré d’opportunisme des acteurs des chaînes terrestres ainsi que la pertinence de ce type de comportement. Les résultats récapitulés dans les Tableaux 8 et 9 soulignent que ces comportements sont plutôt rares car risqués voire contreproductifs.

Tableau 8: résultat d'enquêtes qualitatives sur l'opportunisme des acteurs des chaînes porte à porte

Estimez-vous que les relations interentreprises dans la mise en œuvre des maillons terrestres sont sujettes à

l'opportunisme?

Oui souvent Oui de temps en temps Non rarement Non jamais

Armements 0 3 13 2

Opérateurs de manutention 0 1 4 0

Transporteurs terrestres 0 3 8 0

Source : élaboration propre à partir d’entretiens

Tableau 9: raisons de l'adoption ou non d'un comportement opportuniste

Comment qualifieriez-vous l'adoption d'un comportement opportuniste vis-à-vis des autres acteurs de la chaîne terrestre avec

lesquels vous êtes en relation

Judicieux Risqué Contre-productif

Armements 0 8 10

Opérateurs de manutention 0 1 4

Transporteurs terrestres 0 2 9

Source : élaboration propre à partir d’entretiens

Au-delà de ces intentions qu’il est difficile de vérifier, nous avons pu observer au cours de notre stage au sein de la compagnie maritime MSC que cet armement, son manutentionnaire local et les transporteurs terrestres ne se comportent généralement pas de manière opportuniste. Ces acteurs n’essaient pas de se duper mutuellement. Les manquements aux engagements établis, aux conditions négociées, sont plus liés à des causes exogènes ou des erreurs involontaires qu’à des volontés délibérées de la part des acteurs de ne pas coopérer. De fait, la TCT qui fonde sa théorie à partir de l’hypothèse d’opportunisme des acteurs tend à sous-estimer la stabilité de formes de coordination hybrides (Powell, 1990). Or lorsque des relations de confiance entre acteurs s’établissent, ces relations hybrides sont dans bien des cas efficaces et stables (Baudry, 2005).

Le fait que l’analyse transactionnelle se situe dans un monde d’échanges statiques constitue la deuxième explication de la non-applicabilité de la TCT à notre sujet d’étude. La TCT ne permet pas de restituer la capacité de la firme à maîtriser les transformations des structures productives (Coriat et Weinstein, 1995, p. 76). L’analyse par la TCT de la forme de coordination optimale repose sur un calcul d'évaluation ex-ante de coûts, alors que ceux-ci ne sont réellement connus qu'ex-post, à expiration du contrat. Qu'il s'agisse des coûts de transaction ou de production, ils dépendent du développement des pratiques de gestion au cours du temps. Ainsi, « les phénomènes d'expérience, qui diminuent les coûts dans le temps,

perturbent considérablement l'intérêt de l'appréciation, à un moment donné, des coûts comparés. L’évolution des modes de vie, les innovations technologiques, mais aussi organisationnelles, de l'entreprise et de ses concurrents, bouleversent les donnes des contextes concurrentiels ; les solutions envisageables ex-ante ne seront pas celles exploitables ex-post » (Brechet, 1995). Le développement de relations interfirmes fondées sur la coopération se révélant trop coûteuses ex ante peuvent s’avérer profitables ex post.

Troisièmement, l’analyse transactionnelle part du principe que les coûts de transaction doivent nécessairement être réduits. Or, d’après Saives (2002), un coût lié au temps de négociation, de signature de contrats, voire de pilotage et suivi des arrangements peut se révéler source de valeur à long terme en participant à la réduction du climat d’incertitude (ex : accumulation de confiance par la rencontre et la familiarisation entre les cocontractants). La compagnie maritime MSC estime par exemple judicieux de favoriser une rencontre physique quotidienne entre le responsable du service « opérations portuaires et transbordements » de son agence du Havre et les responsables des opérations de manutention des Terminaux de Normandie. Pourtant cette stratégie des dires des personnes concernées n’est pas nécessairement efficiente à court terme. En revanche, ces rencontres quotidiennes permettent de soulever certains dysfonctionnements, de trouver des solutions communes, et peuvent devenir profitables à moyen et long terme.

Quatrièmement, l’analyse transactionnelle reste essentiellement focalisée sur le fonctionnement de l’industrie étudiée. Elle ne prend pas suffisamment en compte le profil des entreprises, leur histoire, leur relations dans le temps avec les acteurs implantés sur le territoire, leur évolution au cours du temps en délaissant toute épaisseur organisationnelle (Bréchet, 1995). Elle ne situe pas non plus la firme dans son rapport à ses concurrents. L’approche transactionnelle se concentre sur la spécificité des actifs, l’incertitude et la fréquence des transactions. En quoi ces trois paramètres prennent-ils en compte le fait que certaines compagnies maritimes déploient des comportements stratégiques sur terre simplement pour imiter ou se démarquer de la concurrence ?

Enfin, certains éléments endogènes à l’activité de transport, mais ô combien importants, nous semblent difficilement pris en compte par la TCT. Différents paramètres agissant sur la compétitivité d’un service de transport seront mis en évidence dans les prochaines parties. Esquissons-en quelques-uns. Comment appréhender dans une approche transactionnelle

l’importance de la distance du port aux principales aires génératrices de fret ; de la répartition – concentrée ou dispersée – des clients au sein d’un arrière-pays ; des déséquilibres de flux entre l’import et l’export et des possibilités de triangulation entre ces volumes ?

Dans ces conditions, il nous semble nécessaire d’introduire dans notre raisonnement les principes de l’approche socio-relationnelle. Pour Granovetter (1985, 1994) qui incarne ce courant, « les actions économiques des individus sont encastrées (embedded en anglais) dans des systèmes de relations sociales ». Considérer l’opportunisme des acteurs comme hypothèse de base et la transaction comme unité d’analyse reste sous-socialisé, en particulier lorsque l’on analyse des relations interentreprises entre acteurs évoluant le long de chaînes conteneurisées qui se déclinent dans l’espace, sur des territoires où les firmes nouent des relations de proximité à la fois physiques et organisationnelles.

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