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DEUXIEME MOUVEMENT : L’épique par l’exil « Omeros is not an epic » affirme John Figueroa d’après les propres mots de

PARTIE 1 De la destruction de l’épique à sa quintessence : l’unheimliche ou la défamiliarisation

1.1. Ransom : un récit épique

Prenant le contre-pied de l’épique – dans sa définition classique –, c’est pourtant en usant des mêmes outils (de l’épopée) que Malouf parvient à construire cette stratégie. C’est en effet en insérant des récits secondaires que l’auteur creuse, crée une profondeur aux personnages bien connus de l’Iliade. Au lieu de les présenter comme des entités abstraites vidées de leur lien au réel, Malouf les étoffe en les inscrivant dans le temps (et l’espace). Alors donc que l’Iliade crée des « postures » et non des individus: « L’épopée permet de visualiser les postures dans leurs articulations et dans leurs implications ultimes, pour remettre en question, problématiser des attitudes qui semblent très – trop – logiques »1, Malouf adopte une position contraire en développant l’individu en lieu et place de la posture, semblant par conséquent déplacer l’intérêt de l’épopée, qui réside en celui de la communauté.

C’est pourtant exactement ce que décrit Florence Goyet à propos de l’épopée homérique :

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L’Iliade est un monde de récits. Aussi nombreux que les combats, ils suspendent constamment la narration principale pour développer longuement l’origine des objets et des êtres. Le texte se donne le temps de situer, de raconter […].1

D’une part, en effet, l’Iliade est un texte où la parole est primordiale : elle encadre les combats mettant en scène les problématiques du conflit, et permet de convaincre les guerriers de s’engager dans la bataille, tel que le font Ulysse et Phénix au chant IX lorsqu’ils tentent d’obtenir d’Achille qu’il revienne au combat. Ulysse échouant de sa parole à l’influer, Phénix tente sa chance : « Enfin Phénix, le vieux cocher, lui dit ces paroles, / tout en pleurs ; il tremblait pour les nefs de l’armée danaenne : “Si c’est vraiment le retour que ton cœur, Achille splendide,/ veut,…[…] », mais sans plus de succès. C’est donc un véritable exercice d’art de l’argumentation par la parole auquel assiste le lecteur. Malouf lui donne à cet effet une place non négligeable dans son roman : avant d’amorcer son départ, Priam se doit de convaincre ses proches. L’auteur ménage alors un espace (p. 49-79 et p. 82-90) dans lequel celui-ci peut articuler ses arguments autour de la contestation de sa femme Hécube en premier lieu, puis des conseils de Déiphobe et Polydamas. Lorsqu’ils ne s’échangent pas des coups donc, les personnages de l’épopée homérique comme ceux de Ransom s’échangent des paroles.

On pourrait croire qu’à l’image d’Ovide, Malouf met en avant la figure du poète devant celle du guerrier : l’art de la parole est ainsi incarné en le personnage inventé par l’auteur, personnage incarnant également l’anti-épique par sa banalité et sa singularité. Somax est en effet décrit comme un conteur hors-pair, notamment dans le dernier chapitre du roman: « This old fellow, like most storytellers, is a stealer of other men’s

tales, of other men’s lives »2

. Mais Ovide, dans ses Métamorphoses, réalise une parodie ridiculisant le divin Achille pour porter aux nues la figure du poète (Orphée ou Apollon). Or ici, Malouf n’idéalise aucunement le personnage. Si Somax, le conteur, possède le mot de la fin (il est le personnage principal de la fin du chapitre V), il n’est pas le seul à raconter et reste à distance humaine tout comme les héros de l’Iliade :

Lorsqu’il fallait tisser devant tous discours et finesses,/ certes, le preux Ménélas, quant à lui, prononçai d’une traite/ peu de paroles, bien frappées, n’étant guère prolixe,/ et discourait sans ambages, bien qu’il fût le plus jeune./ Lorsqu’à son tour se levait Ulysse aux ruses nombreuses,/qu’il restait sans bouger, les yeux tournés vers la terre,/ qu’il ne brandissait pas en avant, en arrière son sceptre,/ mais, semblable à un ignorant, le tenait immobile,/ on eût dit un homme en colère ou

1

Goyet, Florence. « L’Iliade: vers la cité », Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière. Iliade, Chanson de Roland,

Hôgen et Heiji Monogatari, Paris : H.Champion, 2006 : 32.

2 Malouf, David. Ransom, Knopf, Australia Random House, 2009:218. « Ce vieil homme, comme beaucoup de conteurs, est un chapardeur de contes appartenant à d’autres hommes, un chapardeur de vies d’autres individus ». [Nt]

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même stupide./Mais quand sa grande voix jaillissait du fond de son torse, […] nul mortel n’aurait pu lutter contre Ulysse […].1

Ici, Homère articule les deux héros dans leurs différences sans pour autant établir une relation de domination de l’un à l’autre: certes, Ulysse maîtrise le discours mieux qu’aucun autre, mais il échoue aussi parfois (tel que dans sa confrontation à Achille au chant IX), et n’est pas le seul loué dans son art de la parole.

D’autre part, l’épopée homérique regorge de récits secondaires. L’art de l’argumentation s’opère souvent grâce au récit d’une histoire creusant l’espace et le temps de l’épopée et se révèle également être un plaisir pour les personnages : « ils se réjouirent enfin d’échanger tour à tour des histoires. » (XI, 643). Le discours de Nestor qui suit ce vers dans le but toujours de convaincre le Péléide à s’engager dans le conflit met en effet en scène un épisode de sa jeunesse :

Ah ! si j’avais ma jeunesse et ma vigueur de naguère,/ comme aux jours où les Eléens et nous combattîmes/ pour un vol de bétail, quand je tuai le fils d’Hypéroque,/ Itymonée le vaillant, qui habitait dans l’Elide !/ J’allais en représailles, mais lui veillait sur ses vaches. […].2

À la différence d’Homère cependant, Malouf use du récit non pour asseoir la légitimité ou la grandeur des objets ou des êtres mais spécifiquement pour en explorer les faiblesses, propre de l’humain. C’est par ces récits que le trivial de la condition de ces nobles héros est révélée : Priam, au livre II, nous fait accéder dans le détail – élément absent dans l’Iliade au vu de son peu d’utilité quant au but poursuivi par la narration homérique – à un épisode très peu connu de sa vie : celui de la prise de Troie par Héraclès et de sa rançon monnayée par sa sœur Hésione, un épisode raconté selon sa perspective, c’est-à-dire d’un point de vue de victime3

. Malouf multiplie cette présence de récits secondaires qui figent l’action du niveau de narration premier pour en explorer d’autres, éclairant ainsi des pans de l’histoire de la guerre de Troie peu connus des lecteurs-auditeurs : au chapitre I, Malouf raconte le meurtre d’un de ses camarades par Patrocle ; au chapitre II, c’est donc la rançon de Podarce-Priam qui est relatée ; et ainsi de suite. Le chapitre III, qui retrace le déplacement de Priam et Somax vers le camp grec est en réalité quasi immobile sur le plan narratif premier : le déplacement s’effectue dans les récits secondaires faisant apparaître d’autres espace-temps. Ces derniers correspondent la plupart du temps à des épisodes de leur vie antérieurs (« analepses » selon la terminologie développée par Genette), qui ont la fonction de « compléter » ou

1 Homère. L’Iliade, trad. De Philippe Brunet, éd. Seuil, coll Points, 2010: III, 212-223. 2Ibid.: XI, 670-674.

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de donner consistance à ces personnages : leur donner un passé, une mémoire et un réseau social, une inscription dans la société. Face à la perte de repères que représentent la guerre et la mort – et spécifiquement ici, la perte d’un fils, le thème de la filiation « paternelle » – ce procédé permet en effet de réinscrire un développement au personnage qui se retrouve doté à nouveau de points de repères tels que sa naissance et sa mort. Or Homère agit de même dans l’Iliade : les récits secondaires se plaisent souvent à raconter la naissance des guerriers en action. Au livre V, lorsqu’Enée tue « les deux fils de Dioclès », le narrateur nous raconte leur naissance en guise d’éloge funèbre :

Alors, Enée occit les meilleurs de l’armée danaenne,/ les deux fils de Dioclès, Créthon et Orsiloque,/ dont le père menait à Phères, la ville solide,/ une vie d’opulence : il avait l’Alphée pour ancêtre,/ large fleuve coulant à travers la terre pylienne,/ qui conçut Ortiloque, le roi d’un peuple innombrable ;/ Ortiloque enfanta Dioclès le héros magnanime,/ qui, à son tour, engendra deux frères jumeaux de naissance,/ Orsiloque et Créthon, rompus à toutes les luttes./ Dans la fleur de l’âge, embarqués sur leurs sombres navires,/ ils suivirent l’Argien pour Troie, poulinière féconde,/ pour, d’Agamemnon et de Ménélas Atréides,/ venger l’honneur. Le trépas fatal les couvrit de son voile.1

C’est un véritable arbre généalogique que réalise l’aède dans son hommage aux deux guerriers morts. Si Malouf insiste sur le côté « problématique » de la filiation de ses personnages, nous n’en retrouvons pas moins la même création d’un lien des êtres décrits dans le temps et l’espace convoquant nécessairement les relations familiales de l’individu, cellule intermédiaire entre ce dernier et la communauté.

Le roman de l’auteur australien nous apparaît donc bien poursuivre un but épique dans sa manipulation du récit et de la parole.