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PREMIER MOUVEMENT Le « writing back » : des œuvres anti-épiques

PARTIE 2 : troubler le monolithisme du genre épique afin de neutraliser les binarismes.

2) Une noblesse impossible : du prosaïsme à l’humain

2.1. Ransom : mettre en lumière l’ombre de l’épopée

Tout d’abord, comme évoqué dans la partie précédente, Malouf « échange » de héros, se focalisant sur le personnage de Priam plutôt que celui d’Achille, le titre faisant directement référence à ce personnage secondaire de l’Iliade. Il aurait pu être dans « l’air du temps » et peut-être plus conforme à une logique de revanche de présenter le « vaincu » (Hector) en héros principal, ou de les montrer tous deux à plan d’égalité effaçant tout rapport de pouvoir1. Mais ce n’est ni Achille ni Hector, les deux personnages classiques de l’Iliade, sur lequel l’auteur australien choisit de porter son attention. Certes, Malouf met en scène Achille face à Hector à deux reprises dans son texte, mais c’est bien Priam qui prend possession de ce dernier chapitre, comme il avait pris d’ailleurs possession de l’espace du chapitre II et III. L’auteur préfère développer l’ombre de l’épique : ses personnages secondaires, et ceci toujours sur un plan individuel plutôt que collectif.

Il devient clair, en effet, au fil du roman australien, que l’auteur adopte une stratégie opposée à celle de l’épopée qui voudrait que l’on « célèbr[e] [en style élevé] les hauts faits d’un héros, et [qui] trait[erait] de thèmes historiques, nationaux, religieux ou légendaires »2 – stratégie remarquable déjà au travers de sa focalisation sur une filiation problématique. Malouf creuse un contraste entre le texte-source et son récit en se plaçant contre cette définition commune du genre épique. Il s’emploie distinctement à redonner une couleur humaine aux héros derrière leurs actes et filiations grandioses, et une individualité derrière leurs qualités d’incarnation ou de représentation d’une communauté ; par le biais d’un attachement au détail, un attachement à tout ce qui peut nous paraître ordinaire, anodin, singulier, bref anti-épique. Priam rappelle par exemple

« […] la guerre, notre guerre,/ était réel : des autoroutes de cendre/ où de fantomatiques millions sortaient de leurs chaussures et/ allaient pieds-nus/ nulle-part… ». [Nt]

1 Selon Laure-Adrienne Rochat, « [l’] approche classique de l’épopée se focalise sur la confrontation entre les deux adversaires déclarés de l’histoire narrée (Hector et Achille […] dans l’Iliade, par exemple). » Rochat, Laure-Adrienne. De l’épopée au roman :

une lecture de Monné, outrages et défis d’Ahmadou Kourouma, Lausanne : Archipel, collection « Essais », vol. 15, janvier 2011 :

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au chapitre V ce qui a été objet de son initiation dans le chapitre III : son aventure n’est pas faite de combats contre d’adversaires redoutables, mais d’une découverte d’éléments anodins qui constituent la vie humaine : « Priam thinks […] of the water,

and how it cooled his feet […]. And of the fishlings. And how good the little griddlecakes had tasted […] »1

. Cette singularité de la vie humaine est ici le réel intérêt de l’auteur : elle est ce qui permet de redonner de la substance à la représentation vidée de son lien à ce qu’elle devrait normalement représenter.

Dans Ransom, l’humain, le trivial sont portés par le personnage de Somax et de ces mules (contre un Achille et ses chevaux), mais se manifeste également à plusieurs autres niveaux de l’écriture tels que le décor. Malouf présente de manière évidente une focalisation sur le détail : ses descriptions portent leur attention sur l’infiniment petit ou banal tel que l’on peut l’observer lorsqu’il installe ses scènes. Ainsi, la ville de Troie est peinte jusqu’aux escargots qui habitent ses jardins:

Tucked in between rocky outcrops there are kitchen gardens, with a figtree, a

pomegranate, a row or two of lettuce and broad beans, a clump of herbs where snails the size of a baby’s fingernail are reborn in their dozens after a storm and hang like raindrops from every stalk.2

Cette peinture de la ville est poursuivie un peu plus loin par un inventaire d’éléments anodins qui composent le quotidien d’un être humain mais qui nous paraissent la plupart du temps insignifiants : le linge étendu, les ruches à visiter, les chats tenant les souris à l’écart des celliers, le bois coupé, etc. Il achève l’inventaire par l’image de magistrats transpirant à résoudre des conflits, nous donnant presque l’impression que la guerre opposant Achéens et Troyens n’en est qu’un de plus3. Parallèlement, Malouf s’emploie à montrer l’autre versant des armures rutilantes : sueur, sang, excréments ne sont pas épargnés dans la description : « The air is just heating, and the men sweat inside their

leather, but step out briskly in close order »4. Ceci est particulièrement remarquable lorsque le lecteur fait son entrée dans le camp des Achéens, qui ressemble plus à une taverne mal tenue qu’au spectacle étincelant de la guerre qu’en fait Homère :

Under the low thatched roof the air is thick with the smell of pitch from pinewood torches that sputter and pour out smoke and acrid fumes; and of animal fat and the sweat of unwashed bodies. The men are noisy. The noise they make gathers to an

1

Malouf, David. Ransom, Knopf, Australia Random House, 2009: 210. « Priam repense maintenant avec affection à ce moment. À l’eau, et à la façon avec laquelle celle-ci a rafraichi ses pieds lorsqu’il s’est assis avec sa robe rassemblée sur ses genoux, et qu’il les a laissés se mouiller. Et aux poissons. Et à combien ces petites crêpes épaisses avaient été savoureuses […] ». [Nt]

2 Ibid. : 40. « Engloutis entre des affleurements rocheux, se trouvent des jardins potagers, avec un figuier, un grenadier, un rang ou deux de laitues et de haricots plats, une touffe d’herbes où les escargots d’une taille d’un ongle de bébé renaissent par douzaines après un orage et y pendent tels des gouttes d’eaux de chaque tige ». [Nt]

3 Ibid.: 104. 4

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uproar, then lapses, then rises again, wave on wave, like the sea. Cups are banged down hard in drunken fists.1

Malouf va même jusqu’à reprendre le parallèle du mouvement des guerriers avec celui de la mer, type de comparaison récurrente dans l’Iliade2 afin de décrire le mouvement du son d’hommes saouls. Les guerriers ne sont pas les seules cibles de l’écrivain. Les embaumeuses du corps d’Hector sont en effet comparées à des nourrices et lingères, perdant ainsi leur apparence noble et inaccessible (mais non leur aura !) :

There is something […] about the atmosphere of the place, the damp sweet laundry smell, that he half-recalls and recognise. A room […] where he was taken sometimes in the arms of his nurse, […] whose skin was large-pored like the skin of these laundry women and whose damp hair he can feel against his cheek.3

Mais c’est donc surtout avec son personnage inventé – Somax – que nous accédons à ce monde « humain ». Il révèle de son attitude doucement moqueuse l’artifice de la sphère des dirigeants, comme nous pouvons l’observer dans cette scène où l’oiseau passant dans le ciel est identifié comme étant un aigle et interprété comme un présage alors qu’il ne s’agit que d’une buse selon les dires de Somax :

Mmm, the carter thinks, a chickenhawk. Riding the updraught and hanging there, on the lookout for a fieldmouse in the furrows below, or a venturesome hamster or vole. But prompted by his mother, the priest Helenus proclaims it an eagle. The carter is surprised at this, though no one else appears to be. The whole assembly raises its eyes and the murmur that fills the court is one of wonder and relief.4

C’est ensuite au chapitre III, lors du voyage de Priam vers son fils Hector symbolisant l’entrée dans le monde de Somax que Malouf accentue la présence du trivial au travers de gestes simples comme la prise de nourriture que l’on observe autant entre Priam et Somax, qu’ensuite entre Achille et Priam. L’ordinaire est de plus un monde de sensations, vivant et mouvant en opposition au monde de marbre et surtout de silence de la sphère dirigeante :

1 Ibid : 167-168. « Sous le bas plafond de chaume, l’air est épais de l’odeur de la résine des torches en pins qui crachotent et déversent leur fumées âcres ; et de la graisse d’animaux et de la sueur de corps souillés. Les hommes sont bruyants. Le bruit qu’ils font se joint en un tumulte, puis expire, et s’élève à nouveau, vague sur vague, tel la mer. Les tasses sont entrechoquées durement en leurs poings saouls ». [Nt]

2 Parmi d’autres : « Eux, tout comme le gros rouleau de la mer larges-routes/ passant par-dessus bord, quand l’élan des rafales redouble d’intensité, car c’est lui surtout qui gonfle les vagues : dans une telle clameur, les Troyens franchissaient la muraille », Homère. Iliade, trad. De Philippe Brunet, éd. Seuil, coll. Points, 2010 : XV, 381-384.

3

Malouf, David. Ransom, Knopf, Australia Random House, 2009: 192. « Il y a quelque chose […] dans l’atmosphère du lieu, l’odeur sucrée et humide de la laverie, dont il se souvient à moitié et reconnaît. Une pièce […] où il était amené de temps à autre dans les bras de sa nourrice, […] et dont la peau avait de larges pores comme la peau de ces lavandières et leurs cheveux humides qu’il peut sentir contre sa joue ». [Nt]

4

Ibid: 101-102. « Mmm, pense le cocher, une buse. Parcourant les courants et suspendue là, guettant un champ de souris dans les fourrés plus bas, un hamster ou un campagnol s’aventurant hors de son terrier. Mais incité par sa mère, le prêtre Helenus proclame qu’il s’agit d’un aigle. Le cocher est surpris, pourtant personne d’autre ne l’est. L’assemblée entière lève ses yeux et c’est un murmure d’émerveillement et de foi qui emplit la cour ». [Nt]

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if you stopped to listen, everything prattled. It was a prattling world. Leaves as they tumbled in the breeze. Water as it went hopping over the stones and turned back on itself and hopped again. […]», « The good colour of the buttermilk, for instance, as it poured out of the crock : he liked what came to his senses when he pictured it.1

L’auteur juxtapose des sensations relatives à des instants ou des détails de la vie quotidienne auxquels nous ne faisons d’ordinaire pas attention. Le beurre des gâteaux qu’il offre à Priam, élément insignifiant est par exemple ici décrit avec précision. Cette focalisation amène à (re)découvrir l’humain derrière les façades des êtres : le lignage, motif étudié précédemment n’est plus important en tant que moyen de légitimer son existence, mais en tant qu’exploration des relations humaines et notamment entre père et fils, sujet de la discussion entre Priam et Somax au chapitre III.

Enfin, Malouf ne se focalise pas uniquement sur l’humain, mais également sur l’animal : celui-ci efface la frontière qui régit nos définitions classiques du genre humain en produisant des chevauchements de l’animal sur l’humain et vice-versa. Ainsi, les mules de Somax ou les chevaux d’Achille possèdent des qualités humaines:

Though they [Balius and Xanthus] have a divine spark and are immortal, they are also creatures like any other, and so sensitive in their animal nature, so responsive to every shift of their master’s thought, that they seem endowed with a reason and sympathy that is almost human. », «he is here, he knows, not for himself but because of his mules, and especially the smaller of the two, which the moment they entered the marketplace, caught the eye of one of the princes as she does everyone’s – she is such a plain charmer.2

Malouf va jusqu’à utiliser le pronom personnel féminin « she » pour désigner la mule comparée à une séductrice en lieu et place du pronom impersonnel « it » d’ordinaire utilisé pour les choses et les animaux, transformant cette relation au cœur du langage, vecteur de nos représentations. À l’inverse, l’auteur décrit les qualités des hommes d’Achille en les comparant à des animaux: « They have the mind of hawks, these men, of

foxes and of the wolves that come at night to the snowy folds and are tracked and hunted. »3 On notera de plus qu’il renverse le rapport entre prédateur (humain) et proie (animal) en comparant les êtres humains à leurs proies, rappelant le franchissement des frontières des binarismes évoqué précédemment.

1 Ibid. : 126 et 128. « si vous vous arrêtiez d’écouter, toute chose babillait. C’était un monde de bavardages. Les feuilles lorsqu’elles chutaient dans la brise. L’eau lorsqu’elle rebondissait par-dessus les pierres, revenant sur elle-même et bondissant à nouveau. […] », « La belle couleur du beurre, par exemple, qui coulait de la bouchée : il aimait ce qui jaillissait à ses sens lorsqu’il l’imaginait ». [Nt] 2 Ibid. : 30 et 93. « Bien qu’ils aient un éclat divin et qu’ils soient immortels, ils sont également des créatures comme les autres, et si sensibles dans leur nature animale, si réceptifs à chaque mouvement des pensées de leur maître, qu’ils semblent dotés de raison et d’empathie, presque tel des humains. », « il est ici, il sait, non pour lui-même mais à cause de ses mules, et notamment pour la plus petite d’entre elles-deux, qui, au moment où ils s’engagèrent sur la place du marché, attira l’œil d’un des princes comme à son habitude – elle est une si grande séductrice ». [Nt]

3 Ibid. : 29. « Ils ont l’intelligence du faucon, ces hommes, des renards et des loups qui rodent la nuit dans les champs enneigés et qui sont traqués et chassés ». [Nt]

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De l’humain à l’animal, c’est bien l’ordinaire et la singularité de notre quotidien que Malouf met en valeur dans son roman.