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DEUXIEME MOUVEMENT : L’épique par l’exil « Omeros is not an epic » affirme John Figueroa d’après les propres mots de

PARTIE 1 De la destruction de l’épique à sa quintessence : l’unheimliche ou la défamiliarisation

1.2. Epique ET anti-épique : l’étrange co-présence des opposés

Nous nous rappelons bien, cependant, des antithèses développées par Malouf qui en ponctue son récit : si la stratégie de l’anti-épique mène à l’épique, l’un n’évacue pas l’autre, les deux entités se situant en co-présence dans le texte de l’auteur de la même manière que le terme « unheimlich » comprend à lui seul son antithèse. En effet, ces récits creusés dans la diégèse principale développent des dichotomies où la répétition de ces dernières permet de varier sur un même thème – une stratégie que décrit également Jean-Marie Schaeffer dans son étude du romanesque.

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Les récits secondaires font apparaître des parallèles entre les personnages et les situations de la même manière que les possibles narratifs (redoublement de scènes, « paradigme du héros en filigrane », etc.) s’articulant dans l’Iliade, produisent comparaisons et différenciations qui nous permettent de situer et préciser chaque attitude. En effet, les récits secondaires ont tous un sujet commun : le rapport des êtres à la mort. Ceci se fait plus flagrant au chapitre III lorsque les récits développés par Somax entrecoupés de la réflexion de Priam qui compare sa manière d’être et d’agir à celle du cocher présentent tous des histoires de deuil1. Ce parallèle est redoublé dans le chapitre V en inversant le point de vue (pensées de Somax) :

Priam, […] walks round to the bed of the cart and at last lifts the coverlet from the face of his son. […] Behind him he [Somax] hears the small sounds Priam is making. They are wordless but he understands them well enough. His thoughts go to the long night he spent, he and the boy’s mother, when they brought his eldest son home and they had sat together in the uncertain lamplight on either side of the broken body. Worldless but not silent.2

Les deux situations sont ici mises en parallèle sous la présence d’une expression commune du chagrin qui ne peut se faire par le langage (répétition de « wordless »). L’incommunicabilité de l’expérience du deuil semble donc ici trouver son lieu commun. C’est également le rôle de tous les parallèles présents dans le roman : ces derniers mettent en lumière, dans la rencontre de l’Autre et donc de la différence, les dénominateurs communs qui reviennent toujours à exprimer la commune condition humaine des deux personnages mis en parallèle. Finalement en explorant les zones d’ombres de ses personnages, Malouf revient à mettre en parallèle des manières d’être ou d’agir, des « postures » face à une même catégorie existentielle pour l’être humain, résidant ici en la mort, et plus particulièrement l’épreuve du deuil.

En premier mouvement, nous avions observé dans Ransom une présence répétée d’antithèses, qui, dans le cadre de l’hypothèse d’un « writing back » en tant que « renversement du canon occidental », manifestait une lutte contre une rigidité de représentations. La répétition ne manifeste donc ici, non pas seulement une accentuation, mais bien, grâce aux variations, une construction similaire à celle mise en œuvre dans l’Iliade, et à celle – dichotomique – notamment du romanesque qu’expose Jean-Marie Schaeffer. Au travers des confrontations entre les différents personnages –

1 Malouf, David. Ransom, Knopf, Australia Random House, 2009:129-141. 2

Ibid.: 207. « Priam […] fait le tour du charriot et enfin, lève le voile recouvrant le visage de son fils. […]Dans son dos il [Somax] entend les petits bruits que fait Priam. Ils sont inintelligibles mais il les comprend bien assez. Ses pensées se déplacent le long de la longue nuit qu’ils ont passé, lui et la mère du garçon, lorsqu’ils ramenèrent son plus vieux fils à la maison et qu’ils s’assirent dans la lumière incertaine d’une lampe, de chaque côté du corps sans vie. Sans mots mais non silencieux ». [Nt]

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Achille/Patrocle, Achille/ Hector, Priam/Hécube, Priam/Somax, Priam/Achille –, c’est diverses problématiques humaines qui sont explorées, nous donnant un panel de conduites ou de « manières d’être » sans qu’il y ait forcément jugement de l’une ou de l’autre. La confrontation d’attitudes opposées, joue en effet pour Schaeffer, un rôle axiologique :

il est rare que le romanesque blanc [portant les valeurs du Bien, Beau, et Bon] lui- même se passe entièrement de toute incursion dans le romanesque noir. […] Il y a à cela une raison qu’on pourrait dire presque structurelle : la visibilité d’un extrême polarisé, qu’il soit positif ou négatif, se nourrit toujours en creux de l’extrême auquel il s’oppose.1

Il poursuit son analyse du romanesque en en donnant ses traits principaux. Le premier consiste en « la prolifération de minidiégèses qui constituent autant de variations du thème romanesque », un « côté sériel […] [qui] semble lié au plaisir de la répétition dans la variation, ou de la variation dans la répétition », un aspect que nous venons de détailler : la multiplication des récits secondaires chez Malouf explorent nos attitude face à la mort variant le thème des relations père-fils. « Un deuxième trait important réside dans l’importance des coups de théâtre » : chez Malouf, c’est la même structure opposant deux manières d’être, qui régit le rythme de la narration. En effet, celui-ci use du procédé du contraste, alternant longs développements méditatifs avec des épisodes où l’action, réduite, produit un rythme singulier et retient l’attention du lecteur. Enfin, Schaeffer expose « la particularité du mimétique du romanesque, à savoir le fait qu’il se présente en général comme un contre-modèle de la réalité dans laquelle vit le lecteur ». Or Malouf met bien en scène ici un « contre-modèle de la réalité » dans laquelle vit le personnage de Priam, qui est également, on l’a vu dans l’analyse de l’antithèse Bush/City, le contre-modèle d’une réalité australienne. Ce passage poreux de la fiction à la réalité est par ailleurs une caractéristique que met en évidence Schaeffer, pour lequel le romanesque dépasse le simple champ de la fiction :

le romanesque n’est pas seulement un topos fictionnel, il est aussi parfois un programme de vie. Il prend en charge quelque chose que, faute d’une meilleure expression, je qualifierais d’ « utopie existentielle » – axiologique et/ou affective. Cette perspective utopique est la source de sa grandeur – et sans doute aussi, hélas, de sa misère.2

Ici, la perspective utopique de Malouf se situe dans l’exploration positive de la relation entre le Soi et l’Autre – c’est-à-dire d’une défamiliarisation – dont on a vu qu’elle est proprement le sujet de son roman.

1 Schaeffer, Jean-Marie. « Le romanesque », Vox poetica, septembre 2002. Article temporairement indisponible sur Vox Poetica: <http://www.vox-poetica.org/t/leromanesque.htm>

2 Ibid.

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