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PREMIER MOUVEMENT Le « writing back » : des œuvres anti-épiques

PARTIE 2 : troubler le monolithisme du genre épique afin de neutraliser les binarismes.

2) Une noblesse impossible : du prosaïsme à l’humain

2.2. Omeros : un lieu, des héros, et des dieux au quotidien

Dans Omeros également, l’humain dans sa banalité et son individualité est clairement l’intérêt vers lequel Walcott porte son regard.

Si le poème caribéen présente parfois des considérations collectives au travers du pronom personnel pluriel « nous » à l’image de Glissant et Mabanckou, la problématique de la filiation intervient également ici afin exprimer des relations familiales sous un « je » à caractère autobiographique, ou tout du moins intime : « I was

raised in this obscure Caribbean port/where my bastard father christened me for his shire […]/ But never felt part/ […]»1

. Bien qu’il les présente en opposition, le narrateur provoque le trouble entre la personne du père et du fils qui ne semblent finalement ne faire plus qu’un (« “they are one voice”»). Cet échange entre un « je » et un « nous » est également présent dans la poésie de Glissant et de Mabanckou, liant l’expérience du poète à celle de la communauté. Mais Walcott s’attache également à présenter l’individualité de ses personnages : chez les Plunketts, la filiation paraît aussi un moyen d’aborder le couple amoureux dans son intimité, – les deux sens y sont présents: « He

set down his glass in the ring/ of a fine marriage. Only a son was missing »2. En effet, le conflit entre Achille et Hector se battant pour Hélène est également un conflit amoureux (comme il l’est d’ailleurs dans l’histoire de la guerre de Troie). Au-delà du symbole, Walcott nous relate donc une histoire d’amour et de jalousie où les sentiments intimes des personnages sont exprimés: peu après le duel au couteau entre Achille et Hector, leur rivalité s’exprime une fois de plus mais au travers d’une querelle amoureuse entre Achille et Hélène. Philoctète tente par la suite de réunir les deux ennemis sous leur condition humaine en mettant en évidence leur lien commun: travail et lieu de vie3. Nous avons observé ce même procédé chez Malouf : Priam et Somax, Achille et Priam, Hector et Achille, etc. sont réunis dans leur statut de père, de fils ou de compagnon, non dans des relations hiérarchiques de pouvoir.

1

Walcott, Derek. Omeros, Farrar, Straus and Giroux: New-York, 1990: 68. « J’ai été élevé dans ce port Caribéen obscur/ où mon père bâtard me baptisa au nom de son comté […]/ Mais je ne m’en suis jamais senti part/ […] ». [Nt]

2 Ibid. : 29. « Il posa son verre sur l’anneau d’un excellent mariage. Seul un fils manquait ». [Nt] 3

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Afin de mettre en évidence l’humanité de ses personnages, Walcott entreprend par ailleurs de les montrer dans les occupations les plus banales et triviales de leur quotidien, tel que Malouf le réalise dans Ransom. C’est à partir de la description détaillée de l’ordinaire de ses personnages, et notamment de leur condition sociale qu’émane ce ton trivial. Dans les premiers chapitres du poème, il met en scène un Achille en train d’uriner, après l’avoir montré acteur de la « genèse des canoës » : « Achille peed in the dark […] », ou bien nous montre un Hector éleveur de cochons, un Philoctète jardinier, un Seven Seas se faisant du café au réveil ou encore un Plunkett buvant sa Guiness. L’exemple le plus flagrant demeure en la personne d’Hélène, qui de plus belle femme du monde – bien qu’elle conserve cet attribut – en est réduite dans les premiers chapitres à « a rusted tin » – une boîte de conserve rouillée servant à écoper l’eau des bateaux de pêches : « To go crazy for an old bailing tin/ crusted with rust !

The duel of these fishermen/ was over a shadow and its name was Helen »1. Son personnage est de plus une servante (femme de chambre et serveuse) et décrite comme une prostituée dont le registre de langage n’est pas des plus élevés. On remarque en effet que c’est au travers de la confrontation de plusieurs registres de langue que le trivial surgit : Walcott insère du langage courant voire vulgaire, parfois dans des dialogues ou au sein-même de ses vers, dans un poème écrit en terza rima. Achille et Hélène, par exemple, s’insultent en créole – langage courant, oral des Caraïbes :

“Touchez-i, encore : N’ai fendre choux-ous-ou, salope !”/ “Touch it again, and I’ll

split your arse, you bitch !”/ “Moi j’a dire―’ous pas prêter un rien.’Ous ni shallope,

‘ous ni seine, ‘ous croire ‘ous ni chœur campêche ?2

Même lorsque ses personnages s’expriment dans une même langue (l’anglais), Walcott les différencie par leur usage différent de cette dernière, tel que dans la confrontation entre Maud Plunkett et Hélène : « “So, how are you, Helen ?”/ “I dere, Madam.”/ “At

last. You dere. Of course you dare […]” ». C’est finalement cet usage de la langue

d’apparence moins noble qui donne à Hélène une attitude supérieure par son caractère indéchiffrable: « when Maud came to the kitchen to quiet her, / she would suck her teeth

and tilt that arrogant chin/ and mutter something behind her back in patois,/ and when Maud asked her what, she’d smile : “Ma’am, is noffing.” »3. L’humanité de ses

1 Ibid. :17. « Devenir fou pour une vieille écope d’étain/ croûtée de rouille ! Le duel de ces pêcheurs/ était dominé d’une ombre, et son nom était Hélène ». [Nt]

2 Ibid. : 15-16.

3 Ibid.: 124 et 123. « lorsque Maud sortait de la cuisine pour la faire taire,/ elle suçait ses dents et inclinait son menton arrogant/ et marmonnait quelque chose dans son dos en patois,/ et lorsque Maud lui demandait quoi, elle souriait : “Rien m’dame”». [Nt]

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personnages est donc principalement exprimée au travers de leur activité sociale (leur usage du lieu dans lequel ils évoluent) et de leur usage de la langue.

Le paysage, par ailleurs, ne déroge pas à la règle de cette focalisation sur le trivial : la lune est comparée à une tranche d’oignon cru (« A full moon shone like a

slice of raw onion », p.325), le vent change de vitesse tel un véhicule (« The wind changed gear like a transport », p.49), etc. Les dieux, en lien avec le paysage ne sont

d’ailleurs pas épargnés non plus. Les éléments tels que la pluie, ou le soleil sont en effet présentés comme des dieux (tels Neptune et Apollon pourrait l’être dans la mythologie grecque) dont les comportements sont davantage identiques à ceux des êtres humains ordinaires que ceux d’êtres aux qualités exceptionnelles. La déesse de la pluie « Ma

Rain » est ainsi mise en scène en train de faire le ménage des restes d’une fête endiablée

(la tempête) au royaume des dieux :

Ma Rain,/ hurls buckets from the balcony of her upstairs house./ She shakes the sodden mops of the palms and once again/ changes her furniture, the cloud- sofas’grumbling casters/ not waking the Sun. […] After their disasters/ it was he who cleaned up after their goddamned party.

On remarque par ailleurs qu’il n’y a pas, dans l’univers divin, de distinctions entre cultures: Ogun – dieu du fer et de la guerre Africain – y côtoie Zeus, « [for] the gods

aren’t men, they get on well together » et « Ogun can fire one with his partner Zeus »1 . Ce n’est donc pas dépourvu d’humour, que Walcott opère ce renversement du ton classique de l’épique pour un ton trivial – mais non parodique.