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PREMIER MOUVEMENT Le « writing back » : des œuvres anti-épiques

PARTIE 1. La mise en scène du conflit : l’accentuation d’une division.

2) L’exploration d’un binarisme établi : le couple Nature/Culture

2.1 Omeros Artificiel vs Naturel : de l’espace réel à l’espace littéraire.

L’expression symbolique de la domination du centre sur la périphérie au travers des différents conflits antithétiques (Hector-Achille, Hélène-Maud) trouve une déclinaison en la récurrence de l’opposition Nature/Culture, surimprimée aux antithèses que l’on a pu observer précédemment. Si ce binarisme peut s’y superposer, c’est qu’il exprime également une relation de pouvoir entre les deux termes : les temps de l’expansion colonisatrice et de l’esclavage rigidifieront ce couple en une relation de domination de la culture sur la nature dont le « Mythe du Bon Sauvage » est une des expressions1. Il apparaît normal donc que Walcott prenne le parti de renverser cette image en redonnant une place à la nature.

TEWB présente de plus cette sensibilité accrue des régions colonisées aux

questions environnementales:

Place has always been of great importance to postcolonial theory, but the more

material and global issue of environmentalism is an important and growing aspect of this concept. The destruction of the environment has been one of the most damaging aspects of Western industrialization.2

À première vue, Walcott paraît en effet émettre une critique contre tout élément de civilisation. Le chapitre XLII met en scène une jeune immigrée littéralement divisée et enfermée dans une ville où son identité plurielle la relègue à la marge :

she turned with that nervous/ smile of the recent immigrant […]/ A Polish Sunday enclosed it. […] She was part of that pitiless fiction so common now/ that it carried her wintry beauty into Canada,/ […] a city whose language was seized by its police,/ that other servitude Nina Something was born into […]3

1 Walcott insère par ailleurs des références philosophiques à ce propos qu’il remet en question : Emerson et Thoreau, Walcott, Derek. Omeros, Farrar, Straus and Giroux: New-York, 1990: 209. On trouve également sur ce thème les références incontournables de Darwin et Rousseau.

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Ashcroft, Griffiths, Tiffin. The Empire Writes Back. Theory and practice in post-colonial literatures, London and New-York: Routledge, 2002 (first published in 1989): 213. « L’espace a toujours été d’une grande importance dans la théorie post-coloniale, mais les problématiques environnementalistes davantage matérielles et mondiales est un aspect de plus en plus important dans ce concept. La destruction de l’environnement a été un des aspects les plus désastreux de l’industrialisation occidentale ». [Nt] 3

Walcott, Derek. Omeros, Farrar, Straus and Giroux: New-York, 1990:211-212. « elle se retourna avec ce sourire/ nerveux de la récente immigrante […]/ Un dimanche polonais l’enfermait. […] Elle faisait partie de cette fiction sans pitié si banale maintenant/ qui avait transportée son hivernale beauté au Canada/ […] une ville dont le langage était saisi par la force publique,/ cette autre servitude dans laquelle Nina Quelquechose était née […] ». [Nt]

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Dans ce même passage, Walcott élargit en réalité son blâme à l’individualisation que produit la routine citadine:

There are days when, however simple the future, we do not go/ towards it but leave part of life in a lobby whose elevators/ divide and enclose us, brightening digits that show/ exactly where we are headed, while a young Polish waitress/ is emptying an ashtray, and we are drawn to a window/ whose strings, if we pull them, widen an emptiness.1

C’est ensuite lorsqu’il s’élève contre les musées, incarnant un passé immuable sous l’image du marbre des statues – celui de l’Occident –, que l’on perçoit nettement dans cette antithèse une préférence pour la Nature sur la Culture : « what I preferred/ was not

statues but the bird in the statue’s hair »2.

On remarque finalement par ces extraits que, ce à quoi s’oppose Walcott est moins la modernité ou la technologie, que l’usage qui en est fait (et notamment l’usage Occidental). En effet, les villes sont souvent magnifiées dans son poème au même titre que l’environnement naturel contrecarrant l’interprétation d’une opposition systématique de la Nature à la Culture:

The surf was dark. The lights stuttered in the windows/ along the empty beach, red and green lights tossed on/ the cold harbor, and beyond them, like dominoes/ with light for holes, the black skyscrapers of Boston.3

L’histoire de la coupe des arbres en canoës qui débute le poème est exemplaire de l’ambivalence ressentie dans la relation entre Nature et Culture. Ici, la technologie d’une tronçonneuse débitant les arbres incarnant les premiers dieux (« The first God was

a gommier ») transforme Achille et ses compagnons en meurtriers. Cependant,

symboliquement le « generator » est aussi celui qui coupe les racines et permet donc l’émancipation en leur donnant l’énergie du changement, comme nous l’avions évoqué plus haut. Introduisant le poème, cette image choque et questionne le lecteur par sa déviation à l’encontre d’une de nos principales préoccupations contemporaines – l’écologie.

C’est en réalité davantage une économie capitaliste, et la logique de l’exploitation de l’île par le tourisme qui est remise en question dans Omeros. En redoublant la dissociation d’Achille et Hector dans leurs choix de vie, – Hector choisit

1Ibid. : « Il y a des jours où, aussi simple que soit le futur, nous n’allons pas/ vers celui-ci mais quittons une partie/ de la vie dans un hall dont les ascenseurs/ nous divisent et nous enferment, faisant briller leurs chiffres qui montrent/ exactement où nous sommes arrivés, pendant qu’une jeune serveuse polonaise/ est en train de vider un cendrier, et nous sommes tirés vers une fenêtre/ dont les liens, si nous les tirons, élargissent un vide ». [Nt]

2 Ibid : 204. « ce que je préférais/ n’était pas les statues mais l’oiseau dans les cheveux de la statue ». [Nt]

3 Ibid : 188. « L’écume était noire. Les lumières bégayaient aux fenêtres/ le long de la plage vide, des lumières rouges et vertes jetées/ sur le port froid et au-delà, tel des dominos/ avec leur lumière pour trous/ les gratte-ciels noirs de Boston ». [Nt]

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de travailler pour les touristes alors qu’Achille demeure pêcheur. Ce changement d’activité professionnelle sera la cause de la mort d’Hector –, c’est toujours la même relation de pouvoir contre laquelle l’auteur s’élève : Achille allie son mode de vie à son environnement naturel alors qu’Hector entre dans une relation de domination avec celui-ci.

Ceci nous amène alors à une déclinaison du binarisme Nature/Culture que l’on pourrait caractériser par les termes Naturel/Artificiel. En effet, en opposant espace végétal naturel et espace végétal artificiel dans les espaces de l’île qu’il décrit, Walcott s’attaque à l’exotisation de l’île par les touristes (occidentaux) figeant cette dernière dans de fausses images de « cartes postales ». Walcott déplore la dé-naturation de l’île par cette économie du tourisme : « She was selling herself like the island »1. La perception de l’île comme Eden est également ambivalente, à la fois reconnaissant les ressources de sa faune et flore, mais effleurant les projections de l’Occident sur l’île que représente le couple des Plunketts. Ces derniers ont quitté l’Irlande en guerre pour trouver un Eden hors du temps, Eden auquel Maud ne parviendra jamais à s’acclimater malgré l’espace protégé de son jardin dans lequel elle peut se réfugier2

. L’attitude de Maud fait directement écho à celle de Martha, femme de bushranger dans le western australien de John Hillcoat – The Proposition3 : cette dernière se façonne un jardin « à l’anglaise » au beau milieu du désert, évoquant clairement ce malaise dû au dé- placement.

De cette problématique du rapport à l’exotisme, découle naturellement la question du naturel et de l’artificiel en littérature : comment être authentique (sans copie donc) sans être exotique (tout en étant original) ? Walcott semble bien ici répondre à un thème développé dans The Mimic Men par le Trinidien V.S. Naipaul, mais aussi par Pascale Casanova dans son essai sur la littérature-monde, pour qui les pays colonisés ne peuvent au départ qu’imiter stérilement les ressources de l’empire. Il explicite cette réponse dans son essai « The Caribbean : Culture or Mimicry ? » renversant les arguments de l’écrivain :

To mimic, one needs a mirror, and, if I understand Mr Naipaul correctly, our pantomime is conducted before a projection of ourselves which in its smallest gestures is based on metropolitan references. No gesture, according to this

1

Ibid : 112. « Elle se vendait à l’image de l’île ». [Nt]

2 Ibid :voir chapitre X notamment p.61. Cette opposition entre l’île et le jardin est exprimée sous son incarnation par les personnages d’Hélène (l’île) contre Maud (le jardin).

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philosophy, is authentic, every sentence is a quotation, every movement either ambitious or pathetic, and because it is mimicry, uncreative.1

La critique de ce miroir entre « Old World » et « New world » est bien présente dans

Omeros, où l’Occident se retrouve responsable d’un double figement, temporel (incarné

par la statue de marbre contre l’oiseau en mouvement) et visuel (incarné par les clichés des touristes et les cartes postales contre une vision en « relief » et en « sensations»). En questionnant nos façons de nous représenter un lieu réel par la présentation de telles antithèses, Walcott nous conduit évidemment à la réflexion principale que porte son poème, le questionnement de la représentation, situé au cœur du langage.

2.2. Ransom. Culture/Nature : qui est le barbare ? Entre politique et