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PREMIER MOUVEMENT Le « writing back » : des œuvres anti-épiques

PARTIE 1. La mise en scène du conflit : l’accentuation d’une division.

1) Expression ou exploration du conflit ? L’antithèse supplantée par la dichotomie et l’ambivalence.

1.1. Ransom Des parallèles à la dichotomie : une exploration de l’aliénation

Malouf ne mentionne pas même Hélène, un des éléments-clefs du récit. Il revient cependant sur le véritable sujet de l’Iliade en exposant la querelle entre Agamemnon et Achille (p. 16-17) mais développe ensuite le thème de la colère dans la relation d’Achille à Hector (à partir des pages 21-26 retraçant le duel entre les deux héros) dont les funérailles seront l’occasion d’un retour à l’harmonie pour le personnage. En effet, la colère est le signe d’une aliénation de l’être dans le texte de

1 Homère. Iliade, trad. De Philippe Brunet, éd. Seuil, coll. Points, 2010 : VIII, 66-67.

2 Goyet, Florence. « L’Iliade : vers la cité », Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière. Iliade, Chanson de Roland,

Hôgen et Heiji Monogatari, Paris : Honoré Champion, 2006 : 68.

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La cause de la guerre de Troie s’amorce le jour des noces de Pélée et Thétis : Eris déesse de la discorde vexée de ne pas y avoir été invitée lance une pomme d’or portant l’inscription « à la plus belle ». Afin de départager les trois déesses Athéna, Aphrodite et Héra, Zeus se décharge de sa décision sur Pâris, plus jeune fils de Priam le roi de Troie. Pâris donne la pomme à Aphrodite qui lui promet l’amour de la plus belle femme (Hélène). Après avoir rencontré Ménélas époux d’Hélène en de bons termes, Pâris profite de son absence pour enlever sa femme. Ménélas lève alors son armée contre Pâris qui a non seulement enlevé sa femme, mais surtout bafoué les règles d’hospitalité. L’Iliade cependant ne débute pas par cet exposé mais par la présentation d’une querelle entre chefs achéens (Agamemnon et Achille) après déjà neuf ans d’affrontements : après une expédition contre une cité voisine de Troie dans laquelle ils ne parviennent à pénétrer, les deux chefs reçoivent chacun une femme comme butin de guerre. Mais le père de celle attribuée à Agamemnon vient réclamer cette dernière contre une rançon, ce que lui refuse cependant Agamemnon. Etant prêtre à Apollon, Chrysès père de la jeune fille parvient à faire déclencher une épidémie de peste chez les Achéens qui ne s’arrêtera que lorsque la jeune fille sera rendue. Mais Agamemnon persiste dans son refus, réclamant aussi cette fois une part du butin accordée aux autres chefs. Achille s’indigne alors contre cette attitude, lui reprochant son égoïsme, allant presque jusqu’à tuer le roi. Finalement Chryséis (jeune fille octroyée au roi) est renvoyée mais Briséis (jeune fille attribuée à Achille) est enlevée au héros qui s’était retiré du combat avec ses Myrmidons. Celui-ci va alors chercher revanche contre cette injustice du côté des dieux demandant à sa mère Thétis d’accabler les Achéens jusqu’à ce que les Troyens l’emportent, revanche acceptée par Zeus. Achille reviendra au combat pour venger la mort de son compagnon Patrocle en tuant Hector, épisode célèbre de l’Iliade.

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Malouf qui y explore toutes les facettes de cette passion, rendant compte des relations du Soi à l’Autre.

La première cause d’aliénation exposée dans Ransom est celle – au travers du personnage d’Achille toujours – du passage de l’enfance à l’adulte symbolisé par la sortie de l’élément liquide (Thétis, nymphe de la mer) vers l’élément solide terrestre : « One day, when he put his foot down on the earth he knew at once that something was

different. […] He had grieved. […]He had entered the rough world of men […] »1. On oublie souvent l’étymologie de la colère qui recouvre en effet la tristesse ressentie déclenchant cette seconde émotion2. Malouf explore ici ce versant en employant le terme « grief » plutôt que « anger », ainsi qu’en détaillant les sentiments ressentis par Achille dans sa confrontation à l’Autre (sous toutes ses formes)3. C’est dans son duel contre Hector que Malouf présente les deux émotions au même plan:

He was waiting for the rage to fill him that would be equal at last to the outrage he was committing. That would assuage his grief, and be so convincing the witnesses of this barbaric spectacle that he might too believe there was a living man at the centre of it.4

Le chapitre I nous peint donc Achille en héros solitaire, aliéné par sa tourmente, laquelle se révèle notamment dans la confrontation à Hector, « implacable enemy »5 et non plus dans sa contestation de l’attitude du roi Agamemnon.

Si la colère est présente, elle est d’une part déplacée, et d’autre part fort présente en son sens de « chagrin ».

De fait, si le récit de Malouf est bien construit par toute une série d’oppositions, il ne s’agit pas uniquement de symboliser le conflit mais d’explorer ce dernier à l’échelle des individus. On remarque en effet chez l’auteur une opposition systématique

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Malouf, David. Ransom, Knopf, Australia Random House, 2009: 5-6. « Le jour où il posa son pied sur la terre, il sut au même moment que quelque chose était différent. […] Cela l’avait affecté. […]. Il avait désormais pénétré le rude monde des hommes […] ». [Nt]

2 « Anger » est originaire du vieux nordique qui porte les significations de « désarroi, chagrin, tristesse, et affliction » d’après le dictionnaire étymologique online de Douglas Harper. <http://www.etymonline.com/index.php?allowed_in_frame=0&search=anger&searchmode=none>

3 Par exemple lorsqu’il revient sur la querelle entre Agamemnon et Achille : « Achilles, full of resentment at being judged, even in

silence, and called to account, went on busying himself with nothing. Every moment of disunity was a torment to him. » Malouf,

David. Ransom, Knopf, Australia Random House, 2009:16-17. « Achille, empli de ressentiment à l’idée d’être jugé, même en silence, et appelé à rendre des comptes, se mit à brasser du vent pour rien. Chaque instant de désaccord était un tourment pour lui ». [Nt]

4 Malouf, David. Ransom, Knopf, Australia Random House, 2009: 27. « Il attendait que la colère qui l’emplissait soit au moins équivalente à l’outrage qu’il était en train de commettre. Cela aurait soulagé son chagrin, et ainsi aurait convaincu les témoins de ce spectacle barbare qu’un homme vivant était au centre de tout cela ». [Nt]

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des deux entités, alors que l’Iliade rapproche également certaines de ses entités mises en parallèle. Les scènes de confrontation entre deux personnages se succèdent au fil du récit : la querelle entre Patrocle et Achille (p.16 à 18), Achille contre Hector (p.22 à 25), Priam contre Hécube (p.52-79), Priam contre Somax (partie III), Achille contre Priam (p.174-177), etc.

Cette manifestation du conflit entre deux opposés se répète selon une structure visible à plusieurs niveaux. Malouf exploite les antithèses présentes originellement dans l’Iliade pour inscrire celles-ci comme motif récurrent de son texte, où l’opposition se trouve ainsi accentuée. On retrouve par exemple la même division des deux bras du fleuve Scamandre venant renforcer la présence des autres antithèses. Ces dernières opèrent donc à divers plans : entre personnages principaux, secondaires, ou au sein même de ces derniers. Des personnages secondaires, par exemple, sont aussi opposés tels que les deux enfants de Priam Helenus et Cassandre : le texte construit une frontière nette grâce au procédé du contraste1.

Or, cette structure de l’opposition se présente ainsi : les deux termes s’affrontant sont rapprochés à chaque fois par un dénominateur commun formant alors des dichotomies. Ainsi, lorsque Malouf oppose les comportements religieux de Cassandra – extrémiste – et Helenus – modéré –, le dénominateur commun se retrouve être Priam, leur père : « Two of his children, his daughter Cassandra and the high priest Helenus,

have inherited his powers, but in a form that sets a question against them »2. Cette structure contrastive par la conjonction « mais » (ou d’autres possédant la même fonction) est récurrente dans le texte : les personnages sont définis en relation les uns par rapport aux autres. Encore une fois donc, l’auteur utilise ces antithèses non dans le but d’inscrire une séparation irrévocable entre les deux termes opposés, mais afin d’explorer les relations du Soi à l’Autre, ainsi que de l’Autre en soi.

En effet, la rencontre entre Achille et Priam (p.173-185) – également relatée dans l’Iliade – vient mettre en jeu le sentiment d’ « Unheimliche », sentiment d’étrangeté de l’être3

, lorsque Achille croît reconnaître en Priam son propre père Pélée. L’aliénation trouve ici son versant positif, tout en mettant en évidence le trouble que cet état produit : « there was something uncanny in this stranger’s appearing so suddenly,

1 « Cassandra, enraptured and pure…Helenus, by contrast… ». Ibid.: 42-43. « Cassandre, charmante et pure…Helenus, au contraire…. ». [Nt]

2 Ibid.: 42. « Deux de ses enfants, sa fille Cassandre et le respecté prêtre Helenus, ont hérité de ses pouvoirs, mais sous une forme qui les remet en question. » [Nt]

3 Sentiment manifestant une angoisse d’après Freud, Sigmund. L’inquiétante étrangeté, trad. De l’allemand par Marie Bonaparte et Mme E.Marty, 1933. Document mis en ligne par J-M Tremblay, disponible sur le website <http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm>.

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and unnoticed, in a place thick with his followers. », « The unfamiliarity of it, the unlikeliness, takes him out of himself. It amuses him »1.

Or, ce sentiment est récurrent dans la littérature australienne, exprimant tout d’abord le malaise des colons débarquant sur une terre inconnue et particulièrement difficile à maîtriser autant au niveau de sa faune et flore que de ses premiers habitants. Les premiers récits de voyage et autres écrits décrivent l’environnement sous ce thème de l’étrangeté. Ce dernier demeure prégnant dans la littérature, notamment au travers du genre Gothique qui s’implante étonnamment bien sur le continent.2

C’est un sentiment que l’on constate d’ailleurs dans Omeros (« in that now familiar and unfamiliar

house », p.68) révélant cette même expérience du sujet en exil réel ou métaphorique.

Malouf, semble donc ici vouloir transformer la relation à l’Autre qui s’effectuait jusqu’à présent sur un mode négatif, en relation positive de découverte, de l’Autre comme de Soi.

Car l’aliénation « positive » est le sujet principal du roman de Malouf : la principale antithèse manifestée par l’auteur est portée par le couple Priam/Somax, l’un symbolisant la sphère de l’aristocratie, lorsque l’autre symbolise la sphère du peuple. Somax est d’ailleurs le seul personnage que Malouf invente de toutes pièces, l’outil qui lui permettra de formuler l’opposition majeure qui construit son récit, exprimant par ailleurs une scission dans la communauté entre sphère dirigeante et sphère représentée. Le roman relate en effet la pénétration de Priam d’un univers connu (celui auquel il appartient : la cité) vers un qui lui est inconnu (celui du peuple, hors de la cité), manifestant donc une aliénation du personnage au sens étymologique du terme, c’est-à- dire « rendre autre » : Priam, volontairement, se rend étranger à son état donné afin de finalement retrouver sa réelle essence, sa réelle existence. Si les deux personnages sont clairement placés en opposition l’un à l’autre, la relation de pouvoir qui existe au départ entre les deux n’est pas simplement inversée, elle est transformée. Petit à petit, nous voyons Somax devenir le guide, l’initiateur d’un Priam redevenu enfant inversant alors les postures entre le maître qui dicte les lois et l’élève qui obéit. Le chapitre III dans lequel les deux personnages se ressourcent au bord d’une rivière met en évidence cette inversion, le passage nous livrant pour une fois les pensées de Somax : « He [Priam]’s

1 Malouf, David. Ransom, Knopf, Australia Random House, 2009: 175 et 181. « il y avait quelque chose d’inquiétant et d’étrange en cette apparition si soudaine et imprévue de l’étranger, dans un lieu chargé de la présence de ses disciples. », « Son caractère insolite et son improbabilité, l’arrache de lui-même. Cela l’amuse ». [Nt]

2 Voir l’introduction au magazine ArtLink Indigenous et The Anthology of Colonial Australian Gothic Fiction pour les premiers écrits dans ce genre.

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like a child, he [Somax] thought […]. Or a man who’s gone wandering in his sleep and doesn’t know where he is or how he got there »1

. Priam est ainsi montré s’abandonnant à suivre les conseils de Somax son cocher, une fois de plus comparé à un enfant: « Like

an obedient toddler, Priam lifted one foot then the other […] »2. Le roi lui-même est par la suite amené à reconnaître son humaine banalité derrière sa stature royale: « He

observed with amusement that they found the royal feet every bit as disappointing and without interest as the driver’s »3. Dans un moment de communion dans lequel les deux personnages sont liés tous deux à leur environnement et à leur condition humaine, les rôles s’évanouissent : le roi descend de son piédestal pour rejoindre l’univers de Somax, le monde terrestre, notre monde. L’hypothèse d’une subversion des rôles par le renversement des polarités trouve donc enfin ici un os sur lequel buter : si le pied du roi se change de marbre en chair, ce n’est pas pour autant que celui de Somax effectue l’opération inverse. Nous assistons dans cette scène à une métamorphose du roi grâce à la personne de son cocher qui se fait l’initiateur de cette évolution.

Les antithèses que Malouf construit très visiblement dans son récit n’ont donc pas tant fonction d’exprimer une séparation infranchissable voire une relation de domination entre deux comportements, que de les opposer afin d’explorer le phénomène d’ « estrangement », attitude positive face à la confrontation à l’Autre (que ce soit au niveau des individus ou du lieu), laquelle mène finalement à une harmonie individuelle (voir les funérailles d’Hector et la « rencontre » de Priam avec Somax autour de la rivière).