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PREMIER MOUVEMENT Le « writing back » : des œuvres anti-épiques

PARTIE 2 : troubler le monolithisme du genre épique afin de neutraliser les binarismes.

1) La fondation de la nation à partir d’une filiation problématique

1.2. Omeros : la dérive des racines identitaires enfermées dans une histoire coloniale

Chez Walcott, la filiation de ses personnages est également mal en point, prise dans une région du globe – The West Indian – « [that] combines all the most violent

and destructive effects of the colonizing process »1. Ce motif imprègne l’intégralité de

son texte et notamment les chapitres I à XIX accueillant la quête généalogique du Major Plunkett (chapitres XIV à XIX) qu’il n’arrivera jamais à compléter : « “No heir : the

end of the line. No more Plunketts.” », « Then, he found the entry/ in pale lilac ink. Plunkett. […] Plunkett ? His veins went cold. From what shire was he? »2

. À travers cette quête, il tente également de retracer l’histoire de Sainte-Lucie, histoire dirigée de la perspective occidentale et imprégnée de comparaisons mythologiques que Walcott interroge: « “Look, love, for instance,/ near sunset, on April 12, hear this, the Ville de Paris/ struck her colours to Rodney. Surrendered. Is this chance/ or an echo? Paris

gives the golden apple, a war is/ fought for an island called Helen? – clapping conclusive hands »3. Au travers du canevas de l’Iliade, c’est donc le schéma univoque d’une Histoire vue de la perspective occidentale qui est visé ici.

Walcott reprend également le topos de la perte des racines africaines, qui sont les origines des descendants d’esclaves transportés à l’époque du commerce triangulaire du continent africain aux îles Caraïbes. Tout le problème vient du fait que le peuple caribéen nécessite ce passé qui est traversé du souvenir de l’esclavage (négation de la liberté perçue comme négation de l’être) et de la violence et qu’il ne semble pas pouvoir partir d’un sol « vierge », dépourvu de toute transmission, de toute filiation. Au travers du rêve d’Achille au chapitre XXV qui lui permet un retour aux origines, le personnage semble donner une réponse à son questionnement du chapitre précèdent: «Then, for the

first time, he asked himself who he was »4. Mais le retour à la Terre d’origine ne semble pas résoudre ce « trou » généalogique (car la solution est ailleurs): « Now, each man

was a nation/ in itself, without mother, father, brother », et expose toujours cette perte

d’un lieu où s’enraciner: « the one pain that is inconsolable, the loss of one’s shore

1 Et suite: « Like the populations of the settler colonies, all West Indians have been displaced…. ». Ashcroft, Griffiths, Tiffin. The

Empire Writes Back. Theory and practice in post-colonial literatures, London and New-York: Routledge, 2002 (first published in

1989): 25-26. Les Antilles – « qui combinent les effets les plus violents et destructeurs du processus de colonisation ». [Nt] 2

Walcott, Derek. Omeros, Farrar, Straus and Giroux: New-York, 1990: 88. « “Aucun héritier : la fin de la ligne. Plus de Plunkets.” », « Puis, il trouva l’entrée/ dans une encre lilas pâle. Plunkett. […] Ses veines se glacèrent. De quel comté était-il ? » [Nt] 3 Ibid.: 100.Voir aussi page 92. « Puis, pour la première fois, il se demanda qui il était ». [Nt]

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[…] »1

. Au travers des personnages de Ma Kilman, guérisseuse et Philoctète, incarnation de la blessure, Walcott met en scène cette Genèse non dépourvue de dérision, dans laquelle la douleur du passé doit être cicatrisée. Philoctète ressort ainsi de son chaudron tel le premier homme: « he stood like a boy in his bath with the first

clay’s/ innocent prick ! So she threw Adam a towel./ And the yard was Eden. And it’s light the first day’s »2

.

On remarque que la question du lieu comme fondement de la filiation est ici primordiale. En effet, la question de la filiation dans Omeros présente deux thèmes récurrents des littératures postcoloniales liés indissociablement à l’espace que nous avons déjà évoquée comme figure majeure de ces dernières, mais qui se décline ici sous d’autres significations. Filiation et espace sont ainsi joints dans la métaphore végétale des « racines » dont le double sens facilite l’image, tel que dans ce passage où Maud coupe ses fleurs comparées au symbole de la descendance royale : « Maud recited it to

the yellow allamandas/ as if they were fleurs-de-lys, as her clicking secateurs/ beheaded them into a basket »3. Walcott étoile cette métaphore sous ses diverses variantes végétales (le gommier, la vigne, les patates douces, etc.) mais aussi maritimes (ancre et cordages) sur lesquelles le souvenir de la violence esclavagiste se superpose. À l’image de Glissant dans PR, la métaphore évoque le commerce triangulaire et l’identité troublée des caribéens, « dérivée » du « pays d’Avant » et enchaînés au passé esclavagiste :

Nous fêlons le pays d’avant dans l’entrave du pays-ci/ Nous l’amarrons à cette mangle qui feint mémoire/ Remontons l’amour tari découvrons l’homme la femme/ Unis d’un cep de fer aux anneaux forgés net […].4

De même que Glissant reprend ici le motif de la Genèse, Walcott débute son poème par la genèse de l’île, contée par Philoctète puis actée par Achille. Cette genèse – qui trouve sa suite en les personnages de Ma Kilman et Philoctète – met en scène la métaphore ambivalente (émancipation et perte des origines) de la séparation des racines au travers de la coupe des canoës qui permet de lier la variante végétale (arbre) à la variante maritime de l’ancre et cordages (canoë). L’image est reprise au chapitre IV au travers de Philoctète débitant les racines de patate douce dans son jardin d’un geste rageur, et tout au long du poème sous son acception soit végétale soit maritime. On retrouve la même

1 Ibid.: 150-151. « la douleur qui est inconsolable, la perte d’un rivage […] ». [Nt]

2 Ibid.:248. « il se dressa tel un jeune homme dans son bain avec sa première glaise/ innocent dard! Elle lança une serviette à Adam/ et la cour se fit Eden. Et sa lumière, la première du jour ». [Nt]

3 Walcott, Derek. Omeros, Farrar, Straus and Giroux: New-York, 1990: 100. « Maud le récita aux allamandas jaunes/ tel que si elles étaient des fleur-de-lys, alors que son sécateur cliquetant/ les décapitait dans un panier ». [Nt]

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figure dans le recueil de poèmes de Mabanckou, Tant que les arbres s’enracineront

dans la terre, dont le titre parle de lui-même et qui se décline dans ses poèmes tant dans

les éléments végétaux que minéraux du paysage qu’il parcoure: « Chaque nervure sur le rocher/ Rappelle une branche déchu/De l’arbre généalogique », « Avec le temps/ Les racines s’implantent/ Dans la terre ferme de l’éloignement »1

.

Filiation et espace sont ensuite liés dans le thème du « foyer », lui aussi topos des littératures postcoloniales, amenant le thème de la filiation à la fois sur le plan spatial et social:

the construction or demolition of houses or buildings in postcolonial locations is a

recurring and evocative figure for the problematic of post-colonial identity in works from very different societies […].2

Jack Maggs, roman de l’auteur australien Peter Carey présente de manière paradigmatique ce motif, en faisant évoluer son héros, ancien convict en quête de son fils, dans un labyrinthe de maisons où foyer et filiation sont évidemment intimement liés. L’espace de la maison y est le lieu où se développe les mêmes antithèses que nous trouvons chez nos deux auteurs, et notamment ici l’auteur caribéen. En effet, Peter Carey joue avec la tension existant entre ce que représente la maison Victorienne (ordre, confort, sécurité, domaine de la raison, lumière) en en dressant un portrait trouble dans lequel obscurité et énigmes s’infiltrent sous les portes (plus proche alors de la maison Gothique). Walcott reprend ici un thème épique par excellence – le nostos ou « retour au foyer », thème majeur de l’Odyssée – qu’il lie dans son poème aux problématiques postcoloniales. Bien que l’auteur soit plus centré sur l’espace naturel de l’île (entre artifice avec le jardin, et nature avec l’environnement de l’île non travaillé par l’homme), la maison y est aussi un élément récurrent en tant que lieu reproduisant les binarismes coloniaux. Au chapitre XII, le narrateur décrit la maison de son enfance dans des termes qui la présente comme artificielle et figée: « Our house with

its bougainvillea trellises,/ the front porch gone, was a printery », d’où ses habitants

observent du même regard figé (« Windows/ framed their unshifting lives »), un univers mouvant d’une « black town walk[ing] barefoot »3

. Au chapitre XXXIII révèle encore cette impossibilité de se sentir chez soi, dans sa propre maison : « I had nowhere to go

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Mabanckou, Alain. Tant que les arbres s’enracineront dans la terre et autres poèmes, Ed. Points, 2007: 29 et 109.

2 Ashcroft, Griffiths, Tiffin. The Empire Writes Back. Theory and practice in post-colonial literatures, London and New-York: Routledge, 2002 (first published in 1989): 27. « la construction ou démolition de maisons et bâtisses en des lieux post-coloniaux est une figure récurrente et évocatrice de la problématique de l’identité postcoloniale dans des œuvres originaires de sociétés très différentes ». [Nt]

3 Walcott, Derek. Omeros, Farrar, Straus and Giroux: New-York, 1990: 69-70. « Notre maison avec ses treillis de bougainvillées/ le porche de l’entrée effacé, était un imprimé. », « des fenêtres/ cadraient leurs vies stables », « une ville noire march[ant] pieds nus » .[Nt]

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but home. Yet I was lost ». Le chapitre s’achève sur un fragment poétique, ode à la

maison où l’anaphore « House » semble nous guider de la maison Victorienne (de l’Empire donc) des nouvelles gothiques d’E. Allan Poe (référence à son texte « La Chute la maison Usher » où l’un des personnages est enterré vivant) à la construction d’une nouvelle maison suivant les contours mouvants de l’être et devenant le foyer idéal : « I bear/ my house inside me […] feels the hum/ of wood and bricks becoming

home ». La récurrence de ce dernier terme dans le poème1 manifeste visiblement cette quête du lieu idéal : « He was at home. / This was his garden », « He felt she [the swift]

was guiding and not following them », « and felt he was headed home »2.

Alors que la filiation problématique ou absente devient la condition de la liberté chez Malouf, elle demeure principalement conflit quant à la réalisation de l’identité chez Walcott. La prégnance de l’espace dans ce motif vient appuyer l’expérience de possession et dépossession vécue par les deux auteurs en exil. En effet, cet élément est également distinct dans Ransom où Malouf manifeste l’évolution du personnage et les différentes sphères (ou « identités ») par une catégorisation spatiale que nous avons précédemment analysée et la traversée de ces dernières. Selon TEWB, ce trait est ainsi caractéristique de toute communauté ayant subi un déplacement, un exil :

The dialectic of place and displacement is always a feature of post-colonial

societies whether these have been created by a process of settlement, intervention, or mixture of the two. Beyond their historical and cultural differences, place, displacement, and a pervasive concern with the myths of identity and authenticity are a feature common to all post-colonial literatures in English.3

En opérant ce lien de la filiation à l’espace, et donc de l’identité à l’espace, les auteurs postcoloniaux nous rappellent l’importance de la relation dans la construction de l’être. Un détour par l’étymologie de la version allemande du terme nous appuie en effet l’importance du lien existant entre les deux :

A l’origine bauen veut dire habiter. Là où le mot bauen parle encore son langage d’origine, il dit en même temps jusqu’où s’étend l’être de l’ « habitation ». Bauen,

buan, bhu, beo sont en effet le même mot que notre bin [suis]. […] Que veut dire

alors ich bin [je suis] ? Le vieux mot bauen, auquel se rattache bin, nous répond :

1 Voir les chapitres XII, XIV, XXXIII, XLVI, LI, LIII pour la continuité et les diverses variations de ce thème. « Je porte/ ma maison à l’intérieur […] sens le bourdonnement/ du bois et des briques devenant foyer ». [Nt]

2 Walcott, Derek. Omeros, Farrar, Straus and Giroux: New-York, 1990: 126, 126 et 131. « Il était chez lui./ C’était son jardin », « Il sentit qu’elle les guidait plutôt qu’elle les suivait », « et il sentit qu’il se dirigeait vers son foyer ». [Nt]

3 Ashcroft, Griffiths, Tiffin. The Empire Writes Back. Theory and practice in post-colonial literatures, London and New-York : Routledge,2002 (first published in 1989): 9. « La dialectique du lieu et de la déportation est toujours une caractéristique des sociétés post-coloniales qu’elles aient été créées selon un processus d’établissement de colonies, d’intervention, ou d’un mélange des deux. Au-delà de leurs différences historiques et culturelles, le lieu, la déportation, et un souci des mythes identitaires et d’authenticité envahissant est un trait commun à toutes les littératures post-coloniales en anglais ». [Nt]

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« je suis », « tu es », veulent dire j’habite, tu habites. La façon dont nous autres hommes sommes sur terre est le buan, l’habitation. Etre homme veut dire : être sur terre comme mortel, c’est-à-dire : habiter. […] Le vieux mot bauen […], nous dit que l’homme est pour autant qu’il habite.1