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PREMIER MOUVEMENT Le « writing back » : des œuvres anti-épiques

PARTIE 2 : troubler le monolithisme du genre épique afin de neutraliser les binarismes.

1) La fondation de la nation à partir d’une filiation problématique

1.1. Ransom : figures du hors-la-loi, bannissement et exil

En choisissant un héros secondaire de l’Iliade comme personnage central de son récit, Malouf décentre déjà le regard du lecteur s’attendant à suivre la colère du divin Achille et ses péripéties guerrières contre les Troyens, contre Hector. Priam peut d’ailleurs être considéré comme le héros (personnage principal) éponyme du roman dont le titre « Ransom » (la « rançon ») renvoie au nom du personnage signifiant « celui qui a été vendu »1. Plutôt que la rançon de son fils Hector, c’est également de son histoire personnelle dont il est question. Cette histoire est relatée par Priam à sa femme Hécube (p. 63 à 77), le lecteur découvrant alors que celui qui « domine » à présent a été lui aussi du côté du dominé : « To be at one moment Podarces, son of Laomedon, king

of Troy, and in the next just one of a rabble of slave children […] ». Ce trait n’est pas

étranger à une particularité de la culture australienne qui est de donner une place particulière au hors-la-loi – notamment au travers des figures de bushrangers (dont le plus célèbre est surement Ned Kelly), résurgence d’une implantation réalisée à partir de colonies pénitentiaires. Le hors-la-loi et l’exil sont aussi un type de personnage et un thème que Malouf affectionne : dans un précédent roman – An Imaginary Life, celui-ci imagine l’exil d’Ovide, banni de l’Empire Romain. La même antithèse entre Nature et Culture y est explorée au travers de la rencontre entre Ovide et un « enfant sauvage » : finalement, c’est cette plongée dans le « sauvage » qui le sort de l’exil. Ovide et Priam font donc cette expérience similaire d’une sortie de la société et de la découverte de l’Autre, à la différence qu’il s’agit dans Ransom d’une initiative personnelle et non d’un exil subi. La sensibilité de Malouf à ces thèmes a effectivement été interprétée comme la manifestation et l’exploration de cette situation d’exil qu’expérimente le colon:

It has been said that Malouf imagines an Ovidius Australiensis, a European exile

who comes to embrace the antipodean shore on which he was washed up. Modern, European-settled Australia still remembers that it was once a colony of exiles, translated from another land, that had to make – and is still making – its peace with the aboriginal world of the outback. In overcoming Ovid’s despair at leaving Rome, Malouf is perhaps overcoming his own distance from Europe, his own “barbarity”.2

1 « Appelé d’abord Podarcès (« l’homme aux pieds agiles »), il prend le nom de Priam (« celui qui a été vendu » quand sa sœur Hésione rachète sa vie à Héraclès qui se vengeait du parjure de Laomédon. […] Très âgé à l’époque de la guerre de Troie, il a un rôle secondaire dans l’Iliade […] ». Robert, Paul. Le Robert Encyclopédique des noms propres, rédaction par Alain Rey, 2008 (première édition : 1974) : 1835. Cet épisode est relaté par Apollodore, Bibliothèque : III, 12, 3-5.

2 Raphael, Lyne. « Love and exile after Ovid » in The Cambridge Companion to Ovid, Cambridge UP, 2002: 299 in Loughlin, Gérard. « Found in translation: Ovid, David Malouf and the Werewolf» , Literature and Theology, vol.21, n°2, June 2007: 113- 130. « On a dit que Malouf imagine un Ovidius Australiensis, un exilé européen qui vient embrasser un rivage exotique sur lequel il s’est échoué. L’Australie se souvient toujours qu’elle a été un jour une colonie d’exilés, transportés d’une terre à une autre, qui devait – et doit toujours- se réconcilier avec le monde aborigène de l’arrière-pays. En surmontant le désespoir d’Ovide quittant Rome, Malouf surmonte peut-être sa propre distance d’avec l’Europe, sa propre “barbarie”». [Nt]

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Même Achille, en se liant d’amitié avec un être banni, fait osciller sa réputation. En effet, Malouf relate également la rencontre entre Achille et Patrocle dans laquelle Patrocle est exilé de la société après avoir commis le meurtre de son ami Amphidamas lors d’une querelle: « the boy with the mark of the outcast upon him, the brand of the

killer, who stands waiting in a kind of no-man’s-land to be readmitted to the companionships of men »1. Le renom du grand Achille est une fois de plus remis en question vers la fin du roman, cette fois par son fils Néoptolème qu’il n’a pas vu depuis neuf ans: « To be son of the great Achilles is a burden »2.

De plus, Achille est caractérisé en tout premier lieu du récit par son hybridité entre élément liquide et élément terrestre, qui, même si elle semble être le lot de tout être, n’en demeure pas moins une cause d’aliénation pour Achille. Or la notion d’hybridité s’oppose à celle d’unicité et de pureté de la race. Elle est une figure courante dans les littératures postcoloniales pour exprimer la complexe situation identitaire des populations colonisées comme l’en témoigne Myriam Louviot :

D’après Le Grand Larousse de la langue française, Le Grand Robert de la langue

française et le Dictionnaire de l’Académie française le terme hybride proviendrait

du latin (bâtard, de sang mêlé) par rapprochement avec le terme grec hybris (excès). Le métis, lui, est défini par ces mêmes dictionnaires comme un sang-mêlé, le fruit d’un mélange. L’hybride s’en distingue donc par son lien à l’hybris grecque. Il y a chez lui en effet quelque chose de l’ordre de l’excès, de la démesure, voire du viol. Dans le contexte postcolonial, c’est une nuance fondamentale. L’histoire coloniale est une histoire de violence et l’individu postcolonial ne peut échapper à cette violence qui le fonde.3

Ici, l’hybridité d’Achille ne montre que la tension provoquée par son « exil » du monde de l’enfance, du monde de sa mère, de la mer. Il n’en demeure pas moins que cette figure met en évidence la « pluralité » de l’être contre l’unicité d’une identité que peut parfois transmettre le héros homérique, caractérisé par les mêmes épithètes homériques et voué par le destin à une seule et même trajectoire.

Le destin est en effet une notion – élémentaire dans l’épopée4 – contre laquelle se place Malouf au travers du personnage de Priam: dans le dialogue qui oppose ce dernier à Hécube – sa femme –, Priam exprime l’antithèse entre sa personnalité de roi, rigide et vide sur laquelle on projette du discours, et sa personnalité humaine,

1

Malouf, David. Ransom, Knopf, Australia Random House, 2009: 13. « le jeune homme qui porte la marque du banni sur lui, la marque du tueur, et qui attend dans une sorte de no-man’s- land d’être réadmis parmi la compagnie des hommes ». [Nt]

2 Ibid: 213. « Etre fils du grand Achille est un fardeau ». [Nt]

3 Louviot, Myriam. Poétique de l’hybridité dans les littératures postcoloniales, thèse en Littérature Comparée, Université de Strasbourg , 17 septembre 2010 : 28.

4 « L’épopée ne joue jamais sur le suspens : tous savent toujours ce qui les attend. » Goyet, Florence. « L’Iliade : vers la cité »,

Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière. Iliade, Chanson de Roland, Hôgen et Heiji Monogatari, Paris : Honoré

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métamorphosable, « pleine ». Au travers de cette dernière, Priam manifeste la volonté de contrer la trajectoire indétournable qui semble la sienne – et par là retrouver son « essence » – en prenant délibérément l’initiative d’aller vers l’Autre (l’inconnu et l’imprévisible), d’après une simple vision de la déesse Iris lui ayant ouvert les yeux sur un

world […] also subject to chance’ : ‘To others I am what I have always been –

great Priam. […]And when they do look, what they see is what they are meant to see. The fixed mark to which everything else in my kingdom refers. A ceremonial figurehead that might just as well be of stone or wood. […] ‘I believe’, he says, ‘that the things that is needed to cut this knot we are all tied in is something that has never before been done or thought.1

Sa volonté est alors de sortir du squelette de sa fonction de représentant du peuple, et de retrouver la chair et la parole de l’humain en redevenant un parmi d’autres :

My role was to hold myself apart in ceremonial stillness and let others be my arm, my fist – my breath too when talk was needed, because outside my life here in the court […] I have always had a herald at my side, our good Idaeus, to find words for me. To be seen as a man like other men – human as we are all of us – would have suggested that I was impermanent and weak. […]2

Loin de conférer un pouvoir, c’est la filiation par son caractère inaliénable forgeant alors la destinée de l’individu (condamné à agir de la même manière que ses ancêtres), c’est-à-dire la projection rigide d’une identité sur l’individu – et non la plongée dans l’inconnu –, qui est perçu comme une aliénation de l’être (au sens courant du terme).

D’une part, les célèbres personnages de l’épopée nous révèlent une identité non toujours glorieuse ; d’autre part Malouf exprime nettement par là une opposition aux traits d’unicité et de rigidité véhiculés par la notion de destin qui caractérise le héros épique. C’est en explorant l’individualité de chaque héros que Malouf révèle un autre aspect que celui observable dans l’Iliade où les personnages représentent plus qu’ils ne

sont : par ce processus, l’auteur nous permet d’accéder à l’essence de ces derniers.

1 Malouf, David. Ransom, Knopf, Australia Random House, 2009: 46 et 53-58. « un monde […] également soumis au hasard”, “Pour les autres, je suis ce que j’ai toujours été- le grand Priam- […]. Et quand ils regardent, ce qu’ils voient est ce qu’ils supposent voir. La borne figée à laquelle toute chose dans mon royaume se reporte. Une figure cérémoniale qui pourrait autant être de roche ou de bois.” […] “Je crois” dit-il, “que les choses dont nous avons besoin pour couper ce nœud dans lequel nous sommes tous liés est quelque chose qui n’a jamais été faite auparavant, ou pensée” ». [Nt]

2 Ibid.: 53-54. « Mon rôle était de demeurer à part dans un immobilisme cérémonieux et laisser les autres être mon bras, mon poing- mon souffle également lorsque la parole était nécessaire, car en-dehors de ma vie ici à la cour […] j’ai toujours eu un héraut à mes côtés, notre bon Idaeus, pour trouver les mots à ma place. Etre perçu comme un homme parmi les autres – humains comme nous le sommes tous- aurait suggéré que j’étais de nature précaire et faible ». [Nt]

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1.2. Omeros : la dérive des racines identitaires enfermées dans une