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PREMIER MOUVEMENT Le « writing back » : des œuvres anti-épiques

PARTIE 2 : troubler le monolithisme du genre épique afin de neutraliser les binarismes.

2) Une noblesse impossible : du prosaïsme à l’humain

2.3. Mettre en lumière le prosaïque

En effet, si Walcott ni Malouf ne versent dans la parodie, c’est grâce à la célébration de cet ordinaire et singularité humaine, qu’ils réalisent tous deux par la maîtrise de l’éclairage de leurs scènes, mais aussi pour Walcott, par la reprise de certains procédés épiques manifestant une volonté de renversement des formes du canon occidental.

L’auteur caribéen sertit le quotidien de ses personnages dans une forme poétique noble, des hexamètres en terza rima, forme empruntée à Dante dans sa Divine Comédie. Walcott semble s’amuser avec les codes de l’épique, en renversant l’usage habituel.

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Ibid.:52-53. « M’man Pluie,/ lança des seaux du balcon de son étage/ Elle secoua le balai détrempé des palmiers et une fois de plus/ déplaça ses meubles, le canapé-nuage grondant, crachant de la poudre/ ne réveillant pas le Soleil. […] Après leurs désastres/ c’était lui qui nettoyait après leur sacrée fête. » et « parce que les dieux ne sont pas hommes, ils s’entendent bien », « Ogun peut en allumer un avec son partenaire Zeus ». [Nt]

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Ainsi, l’amorce du chant épique est dans Omeros situé au dernier chapitre : « I sang of

quiet Achille, Afolabe’s son »1. Au chapitre XXIV ensuite, l’éloge funèbre permet en effet de rendre hommage à des compagnons de travail d’Achille où c’est justement leur faiblesse qui les rendent admirables : « Herald Chastenet, plaiter/ of lobster-pots, whose

alias was ‘Fourmi Rouge’,/ i.e., ‘Red Ant’, who was terrified of water/ but launched a skiff one sunrise with white-rum courage/ to conquer his fear »2. L’humour –

l’entreprise périlleuse est permise par la bouteille de rhum ! – permet d’équilibrer l’éloge entre l’idéalisation et la réalité des faits. La mort est très présente dans le poème, donnant à lire à plusieurs reprises l’épreuve du deuil (celui de Maud, puis d’Hector, ainsi que le deuil symbolique d’Achille) où le ton est plus celui des larmes, à l’inverse semble-t-il, de la vision influée par Simone Weil dans son étude du poème L’Iliade ou

le poème de la force3, et caractéristique des littératures postcoloniales, exprimant une

perte de repères selon Myriam Louviot4.

Cependant ce n’est pas véritablement par l’usage de procédés épiques que Walcott parvient à faire naître ce sentiment de grandiose ou de Sublime (beauté et terreur) qui caractérise l’épique. Si le quotidien banal et vulgaire des personnages d’Omeros nous paraît si idéal, c’est grâce à la lumière qui en jaillit, d’une manière qui rappelle les icônes orthodoxes à la surface desquelles les figures sont auréolées d’un halo doré. Ce chapitre XXIV qui met en scène Achille et un compagnon dans leur activité de pêche quotidienne après une nuit bien arrosée est en effet inondé de lumière – celle du soleil des Caraïbes – dans laquelle le travail, aussi banal et ingrat soit-il, acquiert une dimension sacrée :

The mate was cleaning the bilge with the rusted pail/ when the swift reappeared like a sunlit omen,/ widening the joy that had vanished from his work./ Sunlight entered his hands, they gave that skillful twist/ that angled the blade for the next stroke. […] Achille felt the rim/ of the brimming morning being brought like a gift […].5

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Ibid.: 320.

2 Ibid.: 128. « Herald Chastenet, tisseur/ de paniers à homards, dont le pseudo était “Fourmi Rouge” [en français dans le texte]/ c’est- à-dire “Red Ant”, qui était terrifié par l’eau/ mais mis à l’eau une embarcation un matin avec un courage de rhum blanc/ pour conquérir sa peur ». [Nt]

3

« Le vrai héros, le vrai sujet, le centre de l’Iliade, c’est la force. La force qui est maniée par les hommes, la force qui soumet les hommes, la force devant quoi la chair des hommes se rétracte. » Weil, Simone. L’Iliade ou le poème de la force, Marseille : « Les Cahiers du Sud », décembre 1940-janvier 1941 sous le nom de Emile Novis : 2. Disponible sur le web : <http://www.scribd.com/doc/2319868/Liliade-ou-le-poeme-de-la-force>

4 Louviot, Myriam. Poétique de l’hybridité dans les littératures postcoloniales, thèse en Littérature Comparée, Université de Strasbourg, 17 septembre 2010 : 49-78.

5 Walcott, Derek. Omeros, Farrar, Straus and Giroux: New-York, 1990: chapitre XXIV. « Son coéquipier était en train de changer l’eau de cale avec un seau rouillé/ lorsque l’oiseau [swift] réapparu tel un présage illuminé/ élargissant la joie qui avait disparu de son travail./ La lumière du soleil pénétra ses mains, elles donnaient cette adroite tension/ qui inclinait la lame pour le prochain coup. […] Achille sentit l’aura/ du matin débordant amené tel un don […]». [Nt]

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La scène de travail se fait alors louange de ce quotidien: « God bless the speed of the

swift, / God bless the wet head of the mate sparkling with foam ». La scène est

suspendue dans le temps: « No action but stasis », où chacun des gestes techniques d’Achille et où chaque mouvement de son corps y sont cristallisés. C’est au cours de cette scène que les fantômes du passé remontent à la surface de l’écume, l’amenant à se questionner sur son identité « for the first time, he asked who he was ». Elle précède le retour, au chapitre XXV, – en hallucination causée par l’insolation – à ses origines africaines oubliées.

Lorsqu’Homère esthétise le carnage au moyen de comparaisons donnant un aspect lumineux et étincelant à ce dernier, Walcott enveloppe ses scènes de la lumière naturelle du soleil des Caraïbes ou de celle nocturne de la lune – sans oublier celles des lampadaires (« streetlights »): le poème débute avec le « sunrise » qui guide la coupe des arbres (« the minute the axe of sunlight hit the cedars… »), et s’achève avec la pleine lune illuminant la mer. Au-delà des symboles du sacré qu’elle génère, la lumière est l’élément physique permettant la vision, et donc l’élément indispensable dans les arts photographiques ou plastiques. Or Walcott donne une dimension particulièrement visuelle à son poème : son usage des couleurs permet une véritable esthétisation du réelle qui participe de la célébration du quotidien. L’antithèse Noir/Blanc offre ainsi un contraste naturel à ses scènes: « its black-mapped, creamy cattle » (p.79), « its milk-

white brilliance/ pouring from dark pewter clouds » (p.80), « Some paused to watch the foam/ chaining the black rocks below them » (p.83), etc. Il manie également d’autres

contrastes picturaux: le poème de Walcott est une palette de couleurs où les jaunes côtoient les bruns-noirs (« the ebony girl in yellow dress » p.29), où les rouges s’assortissent de verts («The lights stuttered in the windows/ along the empty beach, red

and green lights tossed on/ the cold harbor…» p.188), où les couleurs froides enfin se

marient aux couleurs chaudes (« a low shoal of clouds like silvery bream/ towards it ;

the light gilding the spine of his book, the stale smell of canals in the red-thatched farmer » p.77). Couleur et lumière, comme nous pouvons le constater, y sont

intimement liées.

Malouf parvient à équilibrer ce rapport entre trivial et idéalisation par cette même esthétisation. Son regard sur ses personnages semble autant s’inspirer des mots d’Homère que de la statuaire antique. À l’image de Walcott au chapitre XXIV, l’auteur australien use de la suspension de l’action et de l’antithèse lumineuse afin de créer un

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tableau vivant en clair-obscur. La description détaillée des corps et attitudes des personnages dans un halo de lumière (créé par le soleil, la lumière d’une torche, la brillance d’une armure de bronze et d’argent) les peint entre mouvement du corps humain et vision statuesque. La scène la plus explicite à cet effet est la méditation d’Achille devant le corps d’Hector avant les funérailles : celle-ci se déroule dans une obscurité – « It is an hour before midnight. A breeze has cleared the sky of cloud, and

the stars, some huge and single, other in shoals or clusters, hang so low that Achilles believes he can smell them », éclairée de la lumière naturelle des étoiles et de la torche

d’Automédon: « Automedon fixes the torch in its bracket ». La scène est installée par la suspension de l’action: « Achilles sits […]. At his feet, the body of his dead ennemy. It

shines as with the light of another star, a metallic brightness ». Le corps enfin, tel dans

une peinture, se fait source de lumière enveloppant ce dernier d’un halo doré : « shining

brow […] On the upper lip and chin just the shadow of a beard ». La lumière manifeste

alors l’éclaircissement métaphorique des pensées et émotions du héros Achille auparavant plongé dans une obscure méconnaissance de l’Autre et de lui-même, de son humanité et donc de sa mortalité: « Some cleansing emotion […] has cleared his

heart of the smoky poison that clogged and thickened its every motion so that whatever he turned his gaze on was clouded and dark »1. Cette contemplation est achevée par une image qui nous rappelle à la fois les clair-obscur et l’art de la vanité (par la référence à notre condition mortelle dans l’image du crâne) dans la peinture de la Renaissance et qui poursuit la valeur métaphorique de la lumière en établissant un pont entre cette dernière et sa valeur scénique : l’auteur décrit le mouvement de la flamme dans l’obscurité de l’air et compare l’effet produit à celui d’une lumière dans une grotte « dont la cavité est aussi celle de son crâne »2. À la manière des ekphrasis – description d’œuvre d’art, tel que la description du bouclier d’Achille forgé par Héphaïstos dans l’Iliade –, Malouf semble prendre pour modèle l’art de la statuaire pour décrire les corps de ses personnages où l’animé et l’inanimé s’entremêlent en une scène portant étrangement en son sein deux polarités opposées, celle du figement des personnages dans le marbre de la statuaire antique et celle de la métamorphose baroque dans laquelle tout élément peut en devenir un autre. Alors que la vision du corps mort de son ennemi

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Malouf, David. Ransom, Knopf, Australia Random House, 2009: 189-191. « Il est une heure avant minuit. Une brise a lavé le ciel de ses nuages, et les étoiles, certaines immenses et solitaires, d’autres en bancs ou amas, se tiennent si bas qu’Achille pense qu’il pourrait les respirer »., « Automédon fixe la torche dans son crochet » , « Achille s’assoit […]. A ces pieds, le corps de son ennemi mort. Il brille comme avec la lumière d’une autre étoile, celle du métal brillant », « son sourcil brillant […] Sur sa lèvre supérieure et son menton, l’ombre d’une barbe », « Une émotion purificatrice […] a éclairci son cœur du noir poison qui obstruait et épaississait chacun de ses mouvements, voilant et assombrissant son regard peu importe la direction suivie ». [Nt]

2 « The light of the torch casts a flickering glow a little upwards into the air, creating an effect, in the dark, of a cave whose roof is

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pourrait produire un malaise ou un sentiment de haine chez Achille ; de sa contemplation émane plutôt ici une tranquille beauté. L’écrivain, sous le regard d’Achille, métamorphose le corps humain d’Hector en véritable œuvre d’art, lieu – s’il y en a un – de la valorisation des héros homériques dans Ransom, changeant leur condition mortelle en une condition immortelle:

On the one hand, there is beauty, on the other, decay – the polarities of mortality. Young men age then die. Statues of marble last forever (or so we imagine), unchanging, immortal as befits a god or a hero. They do not decay.1

…mais qui ici repose en ses qualités humaines (par la fusion et transcendances des frontières entre règnes) et non de marbre.

De même que le chapitre XXIV chez Walcott faisait émaner un sentiment de sacré dans la suspension et l’illumination d’une scène quotidienne, Malouf use donc de ce même sens esthétique, et d’un même éclairage particulier afin, non de figer ses personnages en un « joli tableau » mais de les rendre « Beau »2 par l’expérience sensorielle (ou tout du moins visuelle) de ses personnages, équilibrant alors la focalisation sur le trivial. L’emprunt de formes épiques chez Walcott se situe davantage dans sa stratégie de critique du canon occidental : c’est la manipulation de la lumière qui donne lieu à un ennoblissement du prosaïque.

3) Troubler plutôt que renverser : le motif de l’inconsistance,