• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 2 – LA MISE EN SCÈNE DU SOCIAL

1. La parole comme lieu social

1.1 Rôles énonciatifs et sociaux

Pour Goffman, lorsqu’un individu prend la parole, on a « affaire non pas tant à un corps ou un esprit qu’à une personne agissant sous une certaine identité, dans un certain rôle social, en qualité de membre d'un groupe, d'une fonction, d'une relation, bref, d'une source socialement établie d’auto-identification101. » La singularité individuelle se moule

ainsi aux diverses fonctions sociales qu’elle est tenue de remplir : dans une même conversation, elle peut mobiliser différents statuts. L’énonciation devient le lieu où se construit l’identité et où s’observe l’impact du collectif dans le rapport de l’individu à l’autre. Dans le roman, la position sociale des personnages s’observe notamment au niveau de l’occupation de l’espace de la parole. Les fonctions de ministre et de prostituée,

100 Ibid., p. 146. 101 Ibid., p. 154.

respectivement issues d’une élection et d’une marginalisation, situent les protagonistes à des pôles opposés de la collectivité. Leurs rapports à l’autre, tributaires de leur position sociale, s’observent dans l’énonciation. La légitimité accordée ou non à l’un et l’autre des personnages devient le signe d’une distribution sociale hiérarchisée du droit de parole.

Ngwarsungu Chiwengo souligne que la « parole féminine marginale, n’ayant pas de place dans l’espace public, […] est souvent ignorée, méconnue, dévaluée102. » En effet, les

rapports sociaux de Ya, femme et prostituée, semblent reproduire un cycle d’oppression, dans la mesure où la langue peut être conçue « comme un instrument de domination discursive103 », pour reprendre les mots de Oswald Ducrot. À plusieurs reprises dans le

roman, l’homme s’institue comme maître de la parole, contraignant la femme à une écoute silencieuse104 : « toute domination commence par interdire le langage105 ». Lorsque les trois

mercenaires rebelles s’introduisent pour la seconde fois dans l’appartement de Ya et de son amie, celui qui semble être le chef monopolise l’espace de la parole. Face à lui, elles se taisent et la narration décrit la scène : « vous étiez assises à leurs pieds, ayant retrouvé instinctivement la manière classique d’être femme. Vous saviez qu’il avait raison […] » (BI, 57) Le positionnement corporel des femmes, assises aux pieds des hommes debout, symbolise leur soumission à l’autorité des mercenaires. La reprise implicite du discours social se devine par le syntagme « manière classique » et par l’adverbe « instinctivement », qui traduisent l’intériorisation de la norme collective qui donne pour naturel le rapport de pouvoir entre les sexes.

Constatant la respiration pénible du chef, la narration commente les pensées de Ya : « Tu aurais voulu crier : “Voyez un médecin, votre vie nous est utile”, mais tu savais sacrilège pareil cri : les Ancêtres veillaient sur lui. » (BI, 57) Le conditionnel souligne la

102 Notre analyse s’inscrit dans le prolongement de celle de Ngwarsungu Chiwengo, qui s’intéresse à la

manifestation des rapports de pouvoir dans l'énonciation. Voir Ngwarsungu Chiwengo « L'être féminin dans l'œuvre romanesque de V.Y. Mudimbe » art. cit., p. 175.

103 Oswald Ducrot, Dire et ne pas dire, Paris, Hermann, 1972, Avant propos.

104 Dans son article sur Le bel immonde, Janice Spleth aborde la question sociale des dynamiques de pouvoir

entre homme et femme au Zaïre. Elle note le fait que les positions de pouvoir sont majoritairement occupées par des hommes et souligne ce qu’elle nomme « the cycle of dependency », caractéristique d’une société dite patriarcale. À partir de ces constats sociologiques, nous nous pencherons sur la manifestation des rapports de pouvoir dans le langage. Voir Janice Spleth, « The Dynamics of Power in Mudimbe's Before the Birth of the Moon », art. cit., p. 72-78.

parole réprimée du personnage, qui reconnaît son opinion singulière irrecevable, « sacrilège » en regard des croyances collectivement partagées. Lorsque le chef lui demande de vivre avec le ministre, Ya intervient pour la première fois : « – J’ai rompu avec lui, avais-tu répliqué timidement. / – Une femme ne rompt jamais les liens, tu le sais. » (BI, 57) Le contenu de cette première prise de parole est immédiatement jugé inacceptable par son interlocuteur. Il reprend l’énoncé de Ya, remplace le pronom de première personne par « une femme » – lui rappelant la subordination de son individualité à son rôle social et aux obligations qui y sont associées – et rejette son affirmation par la négation d’une formule énoncée comme un précepte, à travers l’usage du présent et de l’adverbe « jamais ». Dans ce sens, pour Roland Barthes, « les énoncés du code culturel sont des proverbes implicites ; ils sont écrits dans ce mode obligatif par lequel le discours énonce une volonté générale, la loi d'une société, et rend inéluctable ou ineffaçable la proposition qu'il prend en charge106. » Ainsi, le verbe « savoir » ponctue cette scène –

« vous saviez qu’il avait raison », « tu savais sacrilège pareil cri », « tu le sais » – réaffirmant incessamment la connaissance mutuelle des normes sociales qui prédéfinissent les mots et les actes de chacun : « réduite au silence total, Ya devient un objet107. »

Ce silence imposé au personnage féminin se reproduit dans son couple. La narration l’explicite, traduisant le sentiment de Ya qui devine que le ministre « appréciait d’ailleurs, lorsqu’il parlait, le silence d’autrui, surtout celui des femmes. » (BI, 112) Au niveau de l’occupation de l’espace de la parole, le ministre semble s’instituer en maître, appréciant le mutisme de l’autre lorsqu’il s’exprime. L’adverbe « surtout » associe à nouveau l’écoute au rôle de la femme qui, lorsqu’elle y contrevient, est reçue avec condescendance. Effectivement, lorsque Ya accompagne le ministre à une réception mondaine, elle s’introduit dans la conversation qu’il tient avec l’Archevêque, interrompant ce dernier : « – Mon chéri, Monseigneur a raison. Mon oncle me disait l’autre jour… / Il [le ministre] te sourit. L’Évêque te regardait sans intérêt, mais sans étonnement non plus, cherchant à lire dans tes yeux. » (BI, 136) Non autorisée, l’intervention de Ya marque une rupture dans l’échange et elle s’interrompt, reconnaissant elle-même être sortie de son rôle. Le sourire du ministre peut être une tentative, plus ou moins complaisante, de la soutenir et de

106 Ibid., p. 106.

maintenir les apparences de l’union du couple. Néanmoins, l’indifférence de l’ecclésiastique accueille, dans un silence figé, la tentative de prise de parole de la jeune femme.

De même, lorsqu’elle désire se dévoiler à son amant, divulguer son double jeu et s’en libérer, elle constate : « J'avais pensé me plaindre, lui dire ma misère, lui révéler ce qui m’était arrivé. Il ne m’en laissa pas l’occasion. Il me parlait des destinées tout en me confirmant dans mon rôle de petite bonne femme sans problèmes, suspendue aux succès de son homme. » (BI, 123) « Dire » et « révéler » traduisent le désir d’expression du personnage féminin, maintenu à l’état de pensée par l’infinitif de verbes qui restent non actualisés. En effet, la conjugaison du verbe « parler » est le propre du ministre, qui monopolise l’espace de la parole. Brimée dans son besoin d’être entendue et comprise, Ya formule la nature de leur relation par l’ironie. Le « rôle » souligne la mise en scène dont elle est investie : celui d’une femme définie par la négation, « sans problèmes, suspendue », passive et en attente de « son homme ». Au contraire, le ministre est actif à travers ses « succès ». Le regard critique du personnage féminin se lit dans le ton et dans la bonhommie des qualificatifs « petite » et « bonne », qui parodient le rôle de la femme subordonnée à l’homme. Elle ne semble alors pouvoir rompre son silence qu’en réponse à une demande de l’autre : « le dire n’est faire que si c’est un dire autorisé108. » Que ce soit

face au ministre, à son prétendu oncle ou à l’Inspecteur à la fin du roman, les échanges fonctionnent sur le mode de l’interrogatoire où l’homme, par ses questions, détermine et circonscrit les limites de la parole de la femme, à travers le « pouvoir exorbitant que s’arroge le questionneur : faire en sorte qu’une personne, libre jusque là de dire ou de taire ce qu’elle pense sur un certain sujet, devienne, par l’énonciation d’un autre, tenue de déclarer son opinion, ou son absence d’opinion109 ».

Dans ce sens, Ngwarsungu Chiwengo remarque que « Ya perd sa subjectivité et est objectivée pendant que le ministre, à travers sa voix narrative, ses lettres et ses pensées en italiques, affirme sa subjectivité110. » Effectivement, la prise en charge du discours par le

ministre est, au contraire, symboliquement reconnue. À l’opposé du rôle social de la

108 Oswald Ducrot, Dire et ne pas dire, op. cit., p. 293.

109 Oswald Ducrot, reformulé par Catherine Kerbrat-Orecchioni dans La question, op. cit., p. 28.

prostituée, occupé par de nombreuses femmes apparemment indifférenciées, la fonction de ministre le reconnaît comme unique : « grand espoir du Parti pour le gouvernement en formation, il se sentait élu par les dieux » (BI, 65). Élu des dieux, il l’est aussi des mortels dans la mesure où il s’adresse à des assistances nombreuses et que ses opinions, recherchées, suscitent l’accord général. À ce sujet, lors d’un conseil, il utilise le pronom « nous » pour formuler son propre avis. S’autoproclamant porte-parole de ses collègues, il est reçu par « des hochements de têtes approbateurs » (BI, 39). Sa parole est non seulement individuellement ratifiée, mais elle vaut pour un groupe élargi.

Toutes les scènes mondaines ou officielles le représentent en maître du discours. Lors d’une réception, la narration omnisciente dévoile le regard que Ya pose sur le ministre en dialogue : « Tu le regardais jouer, découvrir des questions à coup de sourires et de silences. » (BI, 133) Pour lui, l’interaction semble être un jeu, la dimension ludique se lisant dans son aisance et dans sa maîtrise des règles du discours. L’expression « à coup » fait de ses « sourires » et de ses « silences » des armes. Contrairement au silence de Ya, celui du ministre permet de « découvrir des questions » : soit de se soustraire à celles auxquelles il ne désire pas répondre, soit d’amener l’autre à se « découvrir » à lui. Son silence est le signe d’une domination de l’échange. En effet, la narration se poursuit, traduisant encore le point de vue de Ya : « Tu l’écoutais interroger et guider. / – Ainsi vous partez en vacances la semaine prochaine ? – Au Proche-Orient, mais c’est remarquable ! – Ah bon, au Liban ? » (BI, 133-134). Les verbes « interroger » et « guider » le placent en position de contrôle. Il pose les questions et dirige le déroulement du dialogue, incitant son interlocuteur à se dévoiler et à s’engager dans la direction qu’il a préalablement choisie. Le dialogue, signifié dans la citation par les tirets d’introduction, ne met en scène que les répliques du ministre : celles de l’interlocuteur sont tues, ne se retrouvent qu’en mentions, reprises et commentées par le ministre. Sa parole domine le discours de l’autre, l’intégrant sans lui donner sa propre tribune. Encore une fois, le personnage féminin, en spectateur, regarde et écoute le ministre qui se donne en spectacle.

Dans l’ensemble du roman, le pouvoir décisionnel et la prise de parole du ministre sont ceux du politicien : tant au niveau personnel que professionnel, le personnage met en scène une rhétorique convaincante, performative, qui démonte tous les discours qui

s’opposent au sien. Qu’il soit face à Ya, à son ami avocat, à sa femme ou à ses collègues ministres, il manipule le langage à coup d’ironies, de concessions et de questions rhétoriques. Sans cesse, il semble avoir le dernier mot. Sa réponse à la lettre que lui envoie Ya à la suite de leur séparation s’ordonne de manière logique et argumentée. Par le langage, il convoque des stratégies de persuasion pour la convaincre de sa sincérité : « je t’ai même demandé pardon pour le mal que j’avais pu te faire » (BI, 62). L’adverbe « même » intègre un commentaire du ministre sur son propre acte d’excuse, visant à faire reconnaître à son interlocutrice son innocence et sa bonne foi. De même, le verbe « pouvoir » au plus-que- parfait présente le mal comme seulement potentiel et si avéré, il était le fruit d’un acte involontaire. Il devance ainsi ses accusations et lui impose sa façon de concevoir la situation, par des injonctions : « Rappelle-toi, à ce sujet […] » « Fais-moi justice en reconnaissant […] » « sois logique […] » (BI, 63). Par l’impératif, il la contraint d’adhérer à sa version de la réalité.

Dans sa lettre, il reprend les mots de la lettre de Ya, identifiés par des guillemets, et construit sa pensée comme une contre-argumentation. Confronté au rejet de son amour, qui manifeste la supériorité du personnage féminin, il renégocie les postures de pouvoir par et dans le discours : « J’admire le dédain cinglant de la lettre que tu m’as envoyée : “… J’ai la conviction ce jour et la force surtout de te dire qu’il me faut mettre fin à …” Tu le dis bien. Et comme j’aimerais connaître, pour comprendre, ta conviction et ta force ! » (BI, 62) À nouveau, le ministre mentionne et commente la prise de parole de l’autre. Dans l’article « Les ironies comme mentions », Dan Sperber et Deirdre Wilson précisent, au sujet des mentions-échos, que « les termes choisis, le ton ([…]), le contexte immédiat, tous ces aspects suggèrent quelle est l’attitude du locuteur vis-à-vis de la proposition qu’il mentionne111. » Dans ce sens, le verbe « admirer » du ministre traduit sa surprise face à un

mépris et une violence dont il ne la pensait pas capable. Joint au « dédain cinglant » de la lettre, l’admiration feinte du ministre s’attaque à l’attitude de Ya, qu’il juge injustifiée.

La phrase « et comme j’aimerais connaître, pour comprendre, ta conviction et ta force ! », dans le contexte, prend un autre sens. Moins un empressement à réellement « connaître, pour comprendre », le syntagme souligne qu’il ne lui connaît ni « conviction »,

ni « force » et donc, que la description que Ya propose d’elle-même ne correspond pas à l’image que le ministre a d’elle. L’intensité que confère l’adverbe « comme » au segment « et comme j’aimerais », jointe à l’exclamation, donne un ton ironique à la phrase, et discrédite la parole de Ya. L’attitude du ministre par rapport à la proposition qu’il mentionne est ainsi critique, telle que le conçoivent Dan Sperber et Deirdre Wilson lorsqu’ils précisent que les « mentions sont interprétées comme l’écho d’un énoncé ou d’une pensée dont le locuteur entend souligner le manque de justesse ou de pertinence112 ».

Il tente ainsi un renversement des positions de pouvoir en soulignant « le manque de justesse » du discours de Ya, qui s’attribue une force et une conviction qu’il ne lui reconnaît pas.

Cette domination par la parole se reproduit dans un entretien avec son ami avocat. Ce dernier se déchaîne contre la perversion de la civilisation, dont le bar dans lequel ils se trouvent est le lieu par excellence. Face à lui, le ministre reste calme et posé : « Mon cher, tu joues, ou quoi ? C’est la première fois que tu entres ici ? » (BI, 66) Il discrédite le jugement de son interlocuteur en soulignant que le jeu serait la seule possibilité de recevoir ses propos comme acceptables. Par la question rhétorique, le ministre met en doute ses paroles, qui lui semblent être celles d’une personne qui pénètre pour la « première fois » dans un tel lieu. Il dénonce ainsi l’hypocrisie de l’avocat, qui fréquente ce bar en toute connaissance de cause et participe à ce qu’il condamne. Le ministre repère les travers du discours, s’impose à l’autre et le domine en disqualifiant ses prises de parole et en le réduisant au silence. Son langage est affirmatif, constate et établit des faits : sa parole apparaît comme un discours de vérité sur le réel. Les passages en narrateur personnage, non seulement offrent un espace privilégié au personnage pour l’expression de ses tourments intimes et pour sa prise de parole singulière, mais se donnent à lire comme le constat d’un état apparemment objectif des choses, par l’utilisation du présent qui semble traduire la réalité : « Tu me perçois comme spectacle » (BI, 49), « Je ne te reproche rien » (BI, 62). Ces certitudes s’énoncent comme des vérités, donnent l’impression d’avoir une prise sur le réel de l’œuvre, créant une illusion de dévoilement qui entre en contraste avec les incertitudes et les fuites du personnage féminin.

Les rôles énonciatifs des personnages semblent dès lors participer à la mise en scène de leurs rôles sociaux, par un univers romanesque où l’homme, ministre, s’impose et monopolise l’espace de la parole, réduisant la femme, prostituée, au silence. Dans la société du texte, comme « dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée […]. On sait bien qu'on n'a pas le droit de tout dire, qu'on ne peut pas parler de tout dans n'importe quelle circonstance, que n'importe qui, enfin, ne peut pas parler de n'importe quoi.113 » Le bel immonde met en scène cette

distribution hiérarchisée du droit de parole qu’observe Michel Foucault dans L’ordre du

discours, dans la mesure où ordonner, « c’est se poser en supérieur114 ». La reconnaissance

et la légitimité ne sont le propre que de certains acteurs de la société et prédéterminent les rapports interpersonnels. L’énonciation devient dès lors la scène de luttes de pouvoir, le lieu privilégié où les différents agents sociaux négocient leur position.