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L’irréductibilité de l’être humain et du social

CHAPITRE 3 – LA MISE EN SCÈNE DU LANGAGE

2. Dépassement des paradoxes par le langage

2.3 L’irréductibilité de l’être humain et du social

Au sujet du roman Le bel immonde, Kasereka Kavwahirehi avance que « le romancier suggère l’irréductibilité des visions de l’univers, le conflit qui dresse une conscience contre l’autre, en utilisant plusieurs porteurs de perspective269 ». Le roman, par

son langage poétique, ses personnages qui échappent à toute définition et sa représentation d'une vérité multiple et ambiguë, met en scène l’impossibilité de dire, de saisir l'être humain et son monde. Le réel désarticulé du roman, déformé par les perceptions changeantes des protagonistes, est partie prenante d’une représentation totale, diversifiée et complexe de l’individu et de son environnement social. Cet éclatement de l’univers fictionnel s’observe notamment au niveau de la temporalité. La majorité des chapitres, courts et nombreux, respectent individuellement la règle des trois unités du théâtre classique de temps, de lieu et d’action. Cette unité est assurée par la prise en charge des analepses par les pensées des personnages : la temporalité du roman semble dès lors, du moins en partie, tributaire de leurs réalités intérieures. Le passé s’insère sans marqueur dans le fil des pensées des personnages. Ainsi, une prise de décision du ministre est interrompue

267 Justin Bisanswa, « La guerre émet des signes », art. cit., p. 93.

268 Kasereka Kavwahirehi, « À propos de la dynamique existentielle dans Le bel immonde de V.Y.

Mudimbe », art. cit., p. 179.

269 Kasereka Kavwahirehi, V. Y. Mudimbe et la réinvention de l'Afrique. Poétique et politique de la

par le souvenir des propos de son fils décédé : « J’aurais aimé diriger l’action contre l’opposition. / – Papa, bonne-maman a tué la poule. » (BI, 105)

Cette impression d’enchaînement trouble s’observe au niveau de la succession des chapitres. La narration détaille l’espace et l’action sans préciser l’insertion temporelle de chaque scène dans une continuité, qui doit être devinée à partir d’indices disséminés dans le récit. On peut remarquer que l’incipit situe la fiction dans un univers où la répétition semble figer le temps, ce qui se poursuit au deuxième chapitre. Une référence au personnage de l’Américain, présent dans le premier chapitre, permet d’inscrire le deuxième à sa suite, mais la distance temporelle entre les deux peut varier de quelques minutes à plusieurs jours. Le troisième chapitre débute par la rencontre de Ya avec son amie, prévue pour le lendemain à la fin du premier chapitre : ce n’est qu’à ce moment qu’il est possible de déduire que le deuxième chapitre était la poursuite de la même soirée que le premier.

La chronologie peut ainsi être devinée à partir des éléments du texte. Toutefois, les scènes se situent uniquement les unes par rapport aux autres. Peu de repère par dates – si ce n’est l’article de journal daté du « 29 juillet », mais sans année : « les dates que nous lisons sont donc un leurre 270 » – ne permet d’arrêter une temporalité fixe : le roman engendre son

propre univers temporel qui, ultimement, ne réfère qu’à lui-même : « le mélange des temps passé, présent et futur […] postule une double référence vide qui ne recouvre rien d’autre que sa propre adresse, sa propre imprécision271. » Dans ce sens, le temps du récit est

presque exclusivement signifié par des déictiques, qui le situent constamment par rapport à la situation d’énonciation des personnages : « avant-hier » (BI, 28) « la nuit dernière » (BI, 50), « vendredi dernier » (BI, 61), « la soirée de la veille » (BI, 76), « l’après-midi » (BI, 101), « dans un jour ou deux » (BI, 156). Les présents de l’énonciation s’accumulent au fur et à mesure du déroulement de l’intrigue et forment une mosaïque de moments autonomes : chaque scène devient son propre point de référence, offre son propre regard sur le monde qu’elle situe par rapport à elle. Parfois, la mention de l’heure – « aux environs de dix heures » (BI, 93) « une heure du matin » (BI, 98), « il est à peine neuf heures » (BI, 116) – donne une illusion, presque surprenante, de précision, mais la date reste inconnue. Ce

270 Justin Bisanswa, « Dialectique de la parole et du silence chez V.Y. Mudimbe », art. cit., p. 142. 271 Justin Bisanswa, « La guerre émet des signes », art. cit., p. 90.

temps indéterminé est celui du quotidien. Les jours se suivent dans un défilé de moments de la journée ou de la nuit dont le cycle se répète à l’infini : « l’énonciation se joue dans un présent qui ne cesse d’advenir, instaurant l’espace temps de l’instant multiple, hors du temps en tant que le temps est fonction de la langue272. »

Face à la tentation de déterminer une chronologie précise des événements, le lecteur devra se résoudre à se laisser porter par une fiction qui engendre son propre agencement : la conscience de l’écrivain « impose, imprime au développement romanesque un ordre désordonné, et il ne saurait en être autrement puisque la “subjectivité” du romancier et celle de ses personnages principaux sont attentives à une réalité kaléidoscopique. En art cependant, ce désordre porte un nom : le collage, conçu justement pour traduire fidèlement le désordre “existentiel” et “idéologique” de la réalité273 ». La représentation qu’offre le

roman se dessine comme une succession d’accès, aussi brefs que limités, à la réalité : « la mission de l’art, comme technique subversive, est de montrer la réalité sous un aspect fragmentaire274 ». Les chapitres, comme les pièces d’un casse-tête, composent une unité

globale qui, à chaque lecture comme à chaque reconstruction du puzzle, apparaît différente. Chaque pièce, conçue comme une fraction de l’image finale, peut être retournée et occuper plusieurs emplacements dans cette représentation plurielle, « étoilée275 » du texte.

L’effet de mosaïque276 ainsi créé permet une interprétation polysémique sans cesse

renouvelée. Dans ce sens, les états intérieurs des personnages, qui se succèdent et se contredisent d’un instant présent à l’autre, semblent trouver l’expression de leur complexité dans le langage poétique. Des passages comme « à présent, je tentai de m’identifier à la lame qui montait des profondeurs de mon être » (BI, 106) ou « j’étais au croisement du déversement de multiples coïncidences » (BI, 162), expriment cette irréductibilité de l’être humain, aux prises avec des flux de conscience intraduisibles en mots. Significativement, la narration de ces deux extraits est endossée par l’un et l’autre des personnages et les verbes

272 Ibid., p. 94.

273 Michel Zéraffa, Roman et société, op. cit., p. 147. 274 Id., p. 148.

275 Roland Barthes, S/Z, op. cit., p. 20.

276 À ce sujet, Justin Bisanswa souligne que « dans une écriture où l’énonciation occupe le devant de la scène

et y déploie tous ses réseaux, il est normal que chaque noyau de séquence éclate en plusieurs autres noyaux jusqu’à altérer la force de prégnance du noyau présumé ou supposé central. » Justin Bisanswa, « La guerre émet des signes », art. cit., p. 89.

« identifier » et « être » formulent leur tentative de se dire. L’acte de s’identifier « à la lame qui montait » et celui de se situer « au croisement du déversement » introduisent l’arrêt momentané d’une mouvance. Un élément unique et singulier – « la lame » et le « croisement » – est isolé de la pluralité des « profondeurs » et des « multiples coïncidences » : le langage ne peut se saisir que d’un instant, attrapé au passage et presque immédiatement dissipé, « tout se fait le tremplin d’un élan aussi immédiat que fugace277. »

La poésie restitue à l’intériorité humaine son opacité, par des mots qui l’évoquent sans prétendre la discerner précisément : « il ne reste qu’un résidu de signification, assez fort pour provoquer des recherches d’un sens, mais pas assez fort pour rendre possible une fixation sémantique278 ». Le texte conserve sa mouvance et le champ lexical de l’eau

contribue à cette impression, par les termes « profondeurs » et « déversement », qui suggèrent l’impénétrabilité et la puissance des mouvements qui habitent et entourent l’être humain : « il n’y a pas de vérité s'illuminant enfin, mais le ruissellement et la détresse d'un langage qui a toujours déjà commencé [… et] la plénitude du vide, quelque chose qu'on ne peut faire taire, occupant tout l'espace, l'ininterrompu, l'incessant279. » Pour reprendre les

mots de Justin Bisanswa, « c’est cette poésie qu’on trouve dans toute la prose de Mudimbe qui se révèle seule capable d’inscrire la béance de la jouissance dans le langage280. »

Le roman devient un enchaînement d’instants poétiques conçus comme autant de jonctions entre l'être et son monde, combinaisons variées d’états intérieurs et de contextes extérieurs qui émergent d’un bassin de possibles281 : selon « l’idée que l’individu construit

sa personnalité au point d’intersection d’un dehors et d’un dedans282. » À ce sujet,

l’expression qu’emploie le ministre pour qualifier Ya peut agir comme métatexte de l’œuvre : « Elle était sincère. Mais ne peut-on pas vivre des sincérités successives ? » (BI, 145) Le ministre doute alors de l’implication de Ya dans le mouvement rebelle et en discours indirect libre, il s’interroge. L’utilisation du mode de la question est significative

277 Justin K. Bisanswa, « Contrepoints romanesques. Poétiques du clair-obscur dans le roman de V.Y.

Mudimbe », art. cit., p. 335.

278 Pierre V. Zima, Pour une sociologie du texte littéraire, op. cit., p. 132. 279 Michel Foucault, La pensée du dehors, op. cit., p. 23.

280 Justin Bisanswa,« Dialectique de la parole et du silence chez V.Y. Mudimbe », art. cit., p. 147.

281 Justin Bisanswa suggère que « Mudimbe reconnaît avec lucidité que cet espace des possibles où se joue un

drame du sujet est un espace troué », traduisant l’expérience de « cette perte sans fin recommencée du sujet ». Voir Justin Bisanswa « Dialectique de la parole et du silence chez V.Y. Mudimbe », art. cit., p. 144-145.

282 Justin Bisanswa, « Contrepoints romanesques. Poétiques du clair-obscur dans le roman de V.Y.

dans la mesure où « notre rapport au monde passe par un processus d’interrogation283 » :

par le segment « ne peut-on pas », le ministre propose la possibilité d’envisager la vie humaine comme mouvante et contradictoire, traversée par une succession d’états. L’assertion « elle était sincère » devient, réévaluée par la question, le propre d’un instant : le ministre se rassure de la sincérité de l’amour de Ya pour lui, tout en considérant l’éventualité qu’elle ait pu aussi le trahir et ce, sans pour autant que son amour soit compromis, à travers ce qu’André-Patient Bokiba nomme un « accommodement de la conscience284 ». Le texte se refuse ainsi à affirmer et préfère maintenir l’univers des

potentialités en suspens, dans l’attente toujours différée de l’actualisation de l’une d’entre elles.

À l’instar de son personnage féminin, le discours fonctionne sur le mode de la succession : chaque énoncé ne vaut que pour un court instant de l’écriture. La vérité devient un éclair, un accès aussi bref que partiel, qui a conscience d’être orienté. Le roman ne peut être réduit à la représentation d’un seul de ses instants qui, possiblement vraie sur le moment, sera potentiellement reconnue fausse l’instant d’après. Cette ambivalence s’observe lors d’un échange entre le ministre et Ya, qui peut être interprété comme une clé de lecture de l’œuvre :

[…]

– Probablement parce que tu ne me connais pas, pirate.

– Allons, allons… La vie est simple, voyons. Je t’aime, tu m’aimes, nous nous aimons. C’est l’essentiel, non ?

Il rit, se replia sur lui-même, pensif, content d’avoir écarté définitivement une fausse barrière. Mais comment pouvais-tu le croire ? Lui était-il si difficile de penser qu’il fût impossible de réduire une rencontre à ce type de conjugaison ? (BI, 138)

Les énoncés des personnages sont affirmatifs. Ils se donnent à lire comme des vérités – « tu ne me connais pas », « la vie est simple » – et l’utilisation du présent de l’indicatif transforme, dans le discours, l’expression singulière en observation apparemment factuelle. Deux vécus de la même relation se heurtent dans leurs silences : deux discours sur le réel s’affrontent. Le contentement du ministre suite à sa réponse, pour lui définitive,

283 Francis Jacques cité par Catherine Kerbrat-Orecchioni dans La question, op. cit., p. 9.

heurte la double interrogation de Ya qui, en discours indirect libre, la remet en question. Le repli du ministre sur lui-même renvoie au silence de Ya : ce passage semble montrer l’incommunicabilité, qui s’oppose au désir partagé de « rencontre » des personnages. Par le terme « conjugaison », la narration et Ya commentent à la fois la forme et le contenu de l'énoncé du ministre, qui symbolise la sclérose d’un discours plaqué sur l’expérience humaine. À la simplification du ministre – qui contraint leur réalité amoureuse à correspondre aux règles grammaticales de la conjugaison du verbe « aimer » – la narration et Ya opposent le segment « impossible de réduire », qui formule le constat de la complexité irréductible de leur relation, conçue comme indicible. Cet énoncé peut être perçu comme métatexte d’un roman dont l’écriture manie l’insaisissable. La syntaxe même de cette phrase – « Lui était-il si difficile de penser qu’il fût impossible de réduire une rencontre à ce type de conjugaison ? » – par la surenchère de la formulation qui pose le constat de la difficulté de concevoir l’« impossible », traduit la complexité de la réalité.

Par l’utilisation qu’en fait cet extrait, le terme « rencontre » devient lui-même métatextuel : chaque instant du roman traduit un point de contact – un « croisement », une « coïncidence » – comme autant de moments différents de cette même rencontre « amoureuse ». Chacun de ces instants peut être conçu comme la mise en présence de forces, opposées ou non, qui engendrent chez les personnages et dans l’écriture des hiatus, des ruptures comme espaces de jeu. Pour reprendre les mots de Roland Barthes : « ce n'est pas la “personne” de l'autre qui m'est nécessaire, c'est l'espace : la possibilité d'une dialectique du désir, d'une imprévision de la jouissance : que les jeux ne soient pas faits, qu'il y ait un jeu.285 » Dès lors, la rencontre semble être de l'ordre du choc : à la fois contact

et expérience de la distance, parole et silence. Comme le roman qui la raconte, elle ne peut être résolue par une équation mathématique – du type « Je t’aime, tu m’aimes, nous nous aimons » – puisque les variables sont en constante transformation et que certaines demeurent irréversiblement inconnues. Ainsi, « le protagoniste ne pourra réaliser l’unité entre son idéal et sa vie concrète, mais la plénitude de l’œuvre pourra être réalisée – le roman pourra devenir totalité esthétique – parce que l’écrivain a vu la réalité sociale, ses divers niveaux, ses diverses zones, comme le théâtre d’une lutte qu’il ne nomme pas lutte

des classes286. » Par sa temporalité floue, son langage poétique et la complexité de ses

personnages et de son intrigue, l’unité du roman intègre une multiplicité de regards qui composent une représentation irréductible de l’être humain et de son monde.

De la même manière que l’oxymore dans le titre, qui parvient à la « fusion d’antonymes en une seule formule287 », le roman parvient au dépassement des

contradictions qu’il met en place pour proposer une vision complexe de l'être humain et de son monde. Les mots, qui fixent le réel en un seul point, doivent être ébranlés, sans cesse contredits : le discours doit se rendre insaisissable par ruptures, écarts, agencements poétiques momentanément incompréhensibles. Il s’agit ainsi, pour Mudimbe, de « faire jaillir du choc des contraires une signification supérieure288 » par la « fonction de

transcendance et de dépassement des antagonismes de l’oxymore289 ». Pour reprendre les

mots de Roland Barthes : « dans le texte de plaisir, les forces contraires ne sont plus en état de refoulement, mais de devenir : rien n'est vraiment antagoniste, tout est pluriel.290 »

286 Michel Zéraffa, Roman et société, op. cit., p. 59.

287 Hendrik van Gorp, « Oxymore », Dictionnaire des termes littéraires, Paris, Honoré Champion, 2005,

p. 40.

288 Justin K. Bisanswa, « Contrepoints romanesques. Poétiques du clair-obscur dans le roman de V.Y.

Mudimbe », art. cit., p. 347.

289 Ibid., p. 354.

Conclusion

Le roman Le bel immonde présente une écriture éclatée à travers une plurigénéricité et une narration qui navigue d’une focalisation à l’autre, d’une temporalité à l’autre, dans une imprécision où présent et passé se confondent. Ces traits ont préoccupé plusieurs critiques ; une majorité se limite toutefois à leur recension, sans réellement analyser leur signification au niveau de l’économie du texte. À partir de ces études, notre analyse s’est intéressée au sens que revêt l’hétérogénéité de la structure : soit donner une représentation spécifique de l’être humain et de ses rapports aux autres, issue de la réflexion philosophique de Mudimbe sur le monde. Néanmoins, bien que les romans puissent apparaître comme des laboratoires pour la mise en image des préoccupations conceptuelles élaborées dans les essais, nous avons sciemment tâché de résister à la tentation de percevoir le roman Le bel immonde comme simple reflet des réflexions philosophiques de Mudimbe ou encore, de la société et de la politique congolaise. Nous nous sommes plutôt intéressée aux rapports complexes que le roman entretient avec la réalité, par l’analyse de sa poétique d’écriture proprement littéraire, en gardant à l’esprit que « le roman esthétiquement le plus élaboré est aussi le plus riche socialement291 ».

Dès lors, nous avons observé la manifestation textuelle de la pensée de Mudimbe. Le roman présente une interaction entre contenu et forme qui fait du langage le véhicule de l’expression du vécu social. Grâce aux apports théoriques des linguistes tels que Dominique Maingueneau, Oswald Ducrot, Catherine Kerbrat-Orecchioni et Dan Sperber et Deirdre Wilson, notre étude se voulait un approfondissement de l’analyse des mécanismes du langage littéraire dans le roman : l’énonciation devient le théâtre de luttes par lesquelles l’individu résiste aux contraintes extérieures d’un univers social qui s’impose à lui. Les dialogues, la question, l’ironie, les implicites et les non-dits sont autant de jeux discursifs que le roman met en place pour traduire la complexité des rapports interpersonnels. Les analyses et la terminologie du sociologue et linguiste Erving Goffman nous ont permis d’approcher les dialogues comme les tenants d’une mise en scène sociale complexe, régie

par des normes spécifiques qui permettent de relever les formes de domination et les espaces de tension présents dans les interactions verbales.

Comme le souligne Kasereka Kavwahirehi, « en décrivant les questions qui se posent à deux sujets repris par une histoire collective faite d’antagonismes, Mudimbe revient toujours à l’affirmation de la primauté de l’individu, de sa conscience292. » Aux

« antagonismes » de l’histoire répondent les paradoxes de personnages aux prises avec des flux de conscience multiples : l’univers collectif semble se profiler en creux dans l’expression de la singularité des personnages. Avec pour objet un roman qui met l’individu au centre de sa représentation, nous nous sommes concentrée sur l’expérience individuelle de la société proposée par chaque personnage, en nous attachant aux regards croisés que l’individu et la collectivité posent l’un sur l’autre.

L’analyse successive des différents portraits des protagonistes, les multiples points de vue qui les décrivent au fil de la narration et les diverses appréhensions données de leur relation a montré la reproduction du motif de l’écart. La distance incessamment créée entre les différents éléments de l’œuvre est le propre d’une réalité fictionnelle mouvante, qui atteste de la mobilité de la réalité. La représentation se module, n’est le propre que d’un instant, presque immédiatement dépassé : de même, l’allégeance des personnages à une cause ou une autre ne semble valoir que pour un moment. Face au hiatus entre les discours sur la réalité et leur expérience de cette même réalité, ainsi qu’à la complexité d’un monde où tout est une chose et son contraire, les personnages répondent par une ambivalence