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Jeu et danse : l’énonciation comme théâtre des luttes entre singularité et

CHAPITRE 2 – LA MISE EN SCÈNE DU SOCIAL

1. La parole comme lieu social

1.3 Jeu et danse : l’énonciation comme théâtre des luttes entre singularité et

La répartition hiérarchisée du droit de parole et les dialogues sous forme d’interrogatoires traduisent la pression collective exercée sur l’individu. Elle se profile au cœur des interactions entre les membres du couple, qui reproduisent des schémas sociaux jusque dans leurs rapports intimes. L’énonciation devient dès lors le théâtre d’une lutte entre singularité et collectivité. Dans Les termes clés de l’analyse du discours, Dominique Maingueneau rappelle que « l’énonciation est classiquement définie, à la suite de E. Benveniste, par “la mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation”136 ». Il nuance cependant le propos de Benveniste en ajoutant que « le sujet

n’accède à l’énonciation qu’à travers les multiples contraintes attachées à chaque genre de discours137 ». Maingueneau insiste sur le fait que l’énonciation n’est pas une appropriation

de la langue par l’individu, mais plutôt sa « mise en fonctionnement », qui s’opère à travers de « multiples contraintes ».

L’acte individuel doit ainsi s’inscrire dans un cadre prédéterminé, respecter un ordre qui en contrôle les modalités et l’utilisation singulière. De ce fait, la définition de l’énonciation met en présence, dans le langage, la tension entre l’individu et sa collectivité

133 Ibid., p. 30. 134 Ibid., p. 10.

135 Justin Bisanswa, « La guerre émet des signes », art. cit., p. 94.

136 Dominique Maingueneau, Les termes clés de l’analyse du discours, Paris, Seuil, 2009, p. 56. 137 Id.

par l’assujettissement du premier aux exigences du discours préétablies par le second. La prise de parole apparaît dès lors comme un lieu où se manifeste l’emprise du social sur l’individu et, en contrepartie, comme un espace privilégié où se matérialise la négociation de cet ordre par l’individu. Dans ce sens, pour reprendre la formule de Michel Foucault, « le discours n'est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s'emparer » : le discours devient alors lui-même, « l’objet de désir138 ». Comme il a déjà été mentionné plus

haut, cette lutte, dans le roman, semble s’opérer sur le mode du jeu. Pour Oswald Ducrot, la langue apparaît elle-même « comme posant les règles d’un jeu, et d’un jeu qui se confond largement avec l’existence quotidienne139 ». Dans l’article « Le jeu dans la société », Jean

Cazeneuve définit le jeu comme :

une manière de prendre quelque distance à l'égard des déterminations qui, dans la vie sociale courante, fixent l'individu à sa place et le situent dans le monde qui l'entoure. On retrouve ainsi l’un des sens apparemment secondaires du mot, puisque l’on dit d’une pièce qui n'est pas entièrement prise dans un mécanisme qu'elle a du jeu, c'est-à-dire une certaine aisance dans ses mouvements et une certaine indépendance par rapport à la machine dont elle fait partie. De la même façon, en jouant, l'homme se donne l'illusion d'une liberté dans son rôle social.140

Selon cette définition, un interstice se crée à l’intérieur du cadre social de la vie quotidienne : « comme dans tout jeu, il se trouve qu’il y a du jeu, c’est-à-dire de l’incertain et du possible141 ». Tout en embrassant le rôle qui lui est imparti, l’individu échappe

momentanément au déterminisme social. Il se ménage un espace de liberté et d’improvisation qui lui permet de se positionner en marge, par un mouvement qui ébranle la fixité des « déterminations » sociales. Catherine Kerbrat-Orecchioni utilise la même formulation : « il y a beaucoup de jeu dans la machine interactionnelle », ce qui caractérise, au niveau du langage, « cette souplesse, cette ambiguïté même de certains systèmes d’expressions142. » Écrasés par la force d’un collectif qui les contraint à s’engager, les

personnages utilisent le jeu, mobilisé dans la parole, comme vecteur de leur résistance :

138 Michel Foucault, L’ordre du discours, op. cit., p. 12. 139 Oswald Ducrot, Dire et ne pas dire, op. cit., p. 4.

140 Jean Cazeneuve, « Le jeu dans la société », dans Encyclopédie Universalis, Paris, 2002, p. 516.

141 Justin K. Bisanswa, « Contrepoints romanesques. Poétiques du clair-obscur dans le roman de V.Y.

Mudimbe », art. cit.,p. 372.

« tous deux cherchent une fissure, une brèche pour se tirer du cercle vicieux qui les emprisonne143 ».

Erving Goffman caractérise les dialogues de théâtre et de roman comme la « transmutation de la conversation en un jeu pétillant où la position de chaque joueur se rétablit ou se modifie à chacune de ses prises de paroles144. » Les interlocuteurs sont

nommés des « joueurs », ce qui s’observe notamment dans le second chapitre du roman de Mudimbe. Le dialogue entre Ya et le ministre met précisément en scène cette redéfinition constante des positions à travers un « jeu pétillant » où apparaît rapidement une négociation des postures de pouvoir : ils « cherchent mutuellement à être le sujet dominant145. » Au

début du passage, les rapports entre les deux personnages reproduisent ceux qui lient un client à une prostituée. Ya se soumet aux volontés du ministre, qui manifeste sa domination par ses multiples questions, courtes et incisives, et par des sommations telles que « Raconte » (BI, 25) ou « Commande un autre Whisky. » (BI, 26) Par ses interrogations, le ministre « convie d’autorité son destinataire [en l’occurrence Ya] à répondre : c’est une sommation, une mise en demeure, doublée d’une incursion dans les « réserves » d’autrui […], c’est donc un acte doublement menaçant pour [Ya], acte qui place du même coup [le ministre] en position dominante146 ».

D’abord conciliante, Ya manifeste progressivement son agacement et son désir de renégocier les règles du jeu. Elle insiste à trois reprises pour qu’ils dansent et formule son impatience par rapport aux questions du ministre : « Et puis zut, tu commences à m’emb… J’aurais dû les compter ? » (BI, 26). L’interjection marque son mécontentement par rapport à la contrainte. À cet effet, Erving Goffman classe les imprécations et les exclamations comme « des actes “purement expressifs”, “primitifs”, “non socialisés”, qui enfreignent d’une quelconque façon la maîtrise de soi que l’on est censé conserver en présence d’autrui, et donnent ainsi aux témoins un aperçu fugitif de ce que cache le masque147. »

L’interruption de la phrase du personnage féminin semble souligner une lutte intérieure

143 Silvia Riva, Nouvelle histoire de la littérature du Congo-Kinshasa, op. cit., p. 169. 144 Erving Goffman, Façons de parler, op. cit., p. 42.

145 Ngwarsungu Chiwengo, « L'être féminin dans l'œuvre romanesque de V.Y. Mudimbe » op. cit., p. 184. 146 Catherine Kerbrat-Orecchioni, La question, op. cit., p. 28.

entre son désir de se révolter et celui de maintenir sa façade : elle semble réticente à s’opposer ouvertement au ministre, ce qui mènerait à une redistribution des rôles.

Néanmoins, elle choisit finalement de jouer. La question semble effectivement être le marqueur de la « position dominante » dans la mesure où Ya met fin à l’interrogatoire qu’elle subissait à contrecœur depuis le début du passage en lui posant elle-même une question : « – Comment va ta femme ? / – Oui ? / – Ta femme, elle va bien ? / Il fronce les sourcils, légèrement inquiet, hésite, puis distraitement, d’une voix à peine perceptible : / – Je crois. » (BI, 27). L’échange met en scène une négociation du pouvoir où le ministre, pour retarder l’obligation de répondre, feint de ne pas avoir entendu. Cette fuite confirme que la question de Ya, répétée, agit comme un « trope illocutoire » : la « question totale non pertinente cache une question partielle148 ». Le rôle implicite de la réplique est révélé par sa

forme, celle de l’interrogation, et par la présupposition implicite suivante : Ya connaît sa femme149. La finalité de Ya est moins de réellement s’enquérir de sa femme que de signifier

qu’elle la connaît et n’en est pas jalouse. Les réactions du ministre vont dans ce sens et témoignent du renversement opéré : son hésitation, son inquiétude, sa « voix à peine perceptible » et le doute approximatif de sa courte réponse – « je crois » – soulignent que l’interaction lui échappe. Il cède finalement lorsqu’elle lui propose pour la troisième fois de danser.

Lorsqu’ils dansent, l’interrogatoire du ministre reprend : « Qu’as-tu fait depuis avant-hier ? Qui as-tu vu ? » (BI, 28), mais le cadre a changé. De « questions de contrôle, où le questionneur est institutionnellement en position dominante », les questions deviennent de l’ordre de la « déférence », où « la question est généralement l’aveu d’un manque, et manifestation d’une infériorité de savoir de L1 [ici le ministre] par rapport à L2 [Ya]150. » Par ses interrogations, le ministre reprend moins le contrôle du dialogue qu’il

ne dévoile sa jalousie et son attachement, soit ultimement sa vulnérabilité. Le personnage féminin a conscience de l’inversion des rapports de pouvoir et la narration commente sa réponse : « Et comme d’habitude, tu joues. Tu lui parles de ministres et députés rencontrés au hasard des soirées, sachant parfaitement bien que tu l’irrites en même temps que tu

148 Catherine Kerbrat-Orecchioni, La question, op. cit., p. 107. 149 Oswald Ducrot, Dire et ne pas dire, op. cit., p. 48.

excites sa curiosité. Plus rien ne te fait peur. Tu domines à nouveau. » (BI, 28) Le jeu habituel de la conversation en fait une mise en scène, une pièce de théâtre chaque soir reproduite. Ya prévoit et provoque les réactions du ministre, dans un jeu cruel dont elle connaît « parfaitement » les règles et dont elle dirige le déroulement. Énumérant ses multiples partenaires après lui avoir parlé de sa femme sans jalousie, elle lui rappelle qu’il n’est qu’un client parmi d’autres. Irritation et curiosité s’entremêlent alors dans une relation où les contraires cohabitent et où les positions se renversent constamment : « Tu domines à nouveau » (BI, 28). L’expression souligne implicitement la perte et la reconquête de la domination sur l’autre. Ya n’est plus réduite au silence et c’est par sa réponse, par son discours et l’effet qu’elle sait produire sur son interlocuteur qu’elle échappe à ses rôles de prostituée et de femme : jouer équivaut à « refuser momentanément l’engagement social.151 ».

La lutte, qui s’observe dans les dialogues, crée une oscillation par laquelle les personnages interagissent comme sur le mode d’une danse cruelle. Chaque partenaire provoque et répond aux mouvements de l’autre et celui qui interroge semble guider les pas. Significativement, la danse est un leitmotiv du roman152. Les jeux de questions et de

réponses, en apparence anodins, cachent la négociation des positions de pouvoir et les tentatives de provoquer les faux-pas du partenaire, de le mener à révéler ses mensonges. Guettant les déplacements de l’autre, chaque personnage s’adapte, comme dans un jeu de miroirs où chacun modifie sa posture par rapport à celle de l’autre : « vous vous penchiez et remontiez, avanciez et reculiez, tentant, un pas à gauche, un déhanchement à droite […] » (BI, 113) Dans ce passage, l’utilisation de la deuxième personne du pluriel lie les membres du couple qui, précisément à travers les confrontations qui les opposent, participent d’une même représentation, d’une même danse. S’imitant l’un l’autre, il devient impossible de déterminer lequel des deux amorce le mouvement, aussitôt repris par l’autre. Tout comme

151 Jean Cazeneuve, « Le jeu dans la société », art. cit. p. 519.

152 Tous les passages qui prennent place au bar la font intervenir. Dans le premier chapitre, Ya invite son

client Américain : « – On va danser ? » (BI, 18) et dans le second, elle insiste par trois fois : « On danse ? » (BI, 25) et le ministre finit par flancher. À nouveau, lorsque ce dernier est au bar en compagnie de son ami avocat, il contemple les « Africaines qui dansaient » (BI, 64) et « [bat] le rythme de la danse » (BI, 68), mais la jalousie met fin à sa joie lorsqu’il voit Ya valser avec un autre. Lors de leur première sortie de couple, le ministre « suivait [ses] pas, bon élève, doué et souple, malgré son embonpoint naissant. » (BI, 109) Finalement, au dernier chapitre, elle danse avec un des barmen, marquant ainsi son retour au bar et à sa vie d’avant.

la chanson, dont la fonction métatextuelle est analysée par Olga Hel-Bongo, la danse a une portée réflexive : « Mudimbe superpose les couches de sens autour d’un même événement, d’une même scène faisant tableau. L’économie de mots densifie, en le codant, la portée du message métatextuel.153 » La danse fait tableau et met en présence des corps qui luttent sans

mot, traduisant la complexité de rapports interpersonnels qui se déploient en deçà du langage. Par ses mouvements et ses silences, l’interrogatoire devient chorégraphie, orchestrée par un roman qui réfléchit ses propres codes, engendrant un réseau de sens qui ne réfère ultimement qu’à lui-même.

Toutefois, malgré l’apparent renversement des rapports de pouvoir, le ministre décide du moment de leur départ. Ya le sait et le dialogue apparaît comme sa seule arme pour lui résister, l’unique espace où la négociation et le jeu semblent possibles. Elle tente alors de le retenir en le divertissant : « Le faire parler à tout prix. » (BI, 29) Néanmoins, sa stratégie échoue et, contrainte de quitter le bar, elle « siffle » les paroles de la chanson qui joue à ce moment : « I’ve been loving you too long » (BI, 29). Cette réplique prend la forme du « soliloque », tel que défini par Erving Goffman : « en grommelant, nous faisons savoir que, quoique nous suivions désormais la ligne établie par le locuteur et maître, notre esprit n'a pas été gagné et il ne faut pas compter sur notre bonne volonté154. » Face au

rapport de pouvoir rétabli auquel elle obéit dans les faits, le personnage féminin réitère, comme pour elle-même, sa révolte alors qu’intérieurement, elle ne se soumet pas et poursuit une lutte sans cesse renouvelée, jamais abandonnée : tout jeu est « une activité réglée et toujours soumise au retour155 ».

Précisément dans un contexte où la liberté semble s’acquérir par le langage, l’indépendance de l’individu ne peut être que temporaire et illusoire : tout discours singulier est déterminé par des contraintes langagières multiples auxquelles il ne peut échapper. De même, Michel Zéraffa souligne que même pour les auteurs qui « dé-réalisent les appareils sociaux au profit d’une réalité et d’une vérité “subjective”, […] ce “transfert”

153 Olga Hel-Bongo, « Métatextualité, mise en abyme et anamorphose dans Le bel immonde de V.Y.

Mudimbe », art. cit., p. 184.

154 Erving Goffman, Façons de parler, op. cit., p. 100. 155 Roland Barthes, S/Z, op. cit., p. 65.

les laisse néanmoins prisonniers de l’ordre social156 ». Les rôles énonciatifs, vecteurs des

rôles sociaux, la forme de l’interrogatoire, qui traduit le contexte ambiant de crise, et les motifs du jeu et de la danse participent d’une représentation où la parole individuelle apparaît immanquablement comme un lieu social : « les mots que nous prononçons ne sont souvent pas les nôtres157 ».