• Aucun résultat trouvé

L’amour comme impasse du « vivre ensemble »

CHAPITRE 1 – L'ÉCART

1. Le même et l’autre

1.3 L’amour comme impasse du « vivre ensemble »

Face à ces nombreuses représentations des personnages, les écarts se multiplient : non seulement l’image de l’autre pose problème, mais leurs perceptions multiples et changeantes de leur relation s’entrechoquent les unes avec les autres. L’amour de Ya est vécu dans l’ambivalence et celui du ministre, apparemment le même tout au long du roman, voile une complexité qui émerge par moments. Le thème de l’amour est ainsi formulé et

reformulé, dans une tentative sans cesse renouvelée de saisir la réalité mouvante des émotions par les mots. Le verbe « aimer » revient presque dans tous les dialogues entre le ministre et Ya, et se voit si souvent décliné qu’il perd toute évidence.

Le décalage entre les visions qu’ils entretiennent de leur liaison s'observe notamment par l’appellation différente qu'ils lui donnent. Ya reformule l’« amour » que le ministre ressent pour elle en lui substituant les termes « amitié » (BI, 27) au deuxième chapitre et « amour préférentiel » (BI, 63) dans la lettre qu’elle lui écrit suite à leur rupture. Elle semble alors refuser l’univocité d’un sentiment qui se donne pour exclusif et préfère des nominations qui préservent la liberté individuelle ou qui, tout au plus, ne formulent qu’une préférence et non un engagement. L’idée même de l’amour semble apparaître au personnage comme une cage, tandis que le ministre l’aborde comme un absolu. Dans ses pensées, il affirme : « j’attache beaucoup trop d’importance à l’amour pour accepter de vivre avec toi au fil des jours sans craindre que ton égocentrisme ne fiche tout en l’air. » (BI, 49) Le quotidien semble incompatible avec le sentiment amoureux, élevé au rang d’idéal et menacé par le « fil des jours » et par le tempérament de sa partenaire, soit par la réalité.

On peut observer l’écart entre leur perception respective de la relation dès le second chapitre. La narration à la deuxième personne, qui adopte le point de vue de Ya, commente : « Tu penses comprendre : il vit, heureux d’avance, ce qui va lui arriver. À demi dressé sur les coudes, il va régner, te broyer, pendant que toi, comme toujours, les yeux fermés, tu compteras les minutes de ton supplice. » (BI, 29) À nouveau, un narrateur devine l’intériorité de l’autre, tente de la prédire. Ce passage souligne l’inadéquation de leurs perceptions et réintroduit le contrat social qui les lie : au plaisir du client correspond la souffrance de la prostituée. Au constat de l’heureuse anticipation de l’homme répondent les termes « régner », « broyer » et « supplice », qui soulignent le rapport de domination et de violence vécu par la femme.

À l’opposé, quelques chapitres plus loin, dans la lettre qu'il lui écrit à la suite de leur rupture, le ministre affirme : « Fais-moi justice en reconnaissant que jusqu’à ce jour, j’ai plutôt voulu, à chaque fois, deviner et devancer tes volontés. » (BI, 63) Le ministre revendique ainsi la reconnaissance de sa diligence amoureuse envers sa compagne. Les

énoncés itératifs75 « comme toujours », dans la première citation qui traduit la perception de

Ya, et « à chaque fois », dans la seconde qui présente celle du ministre, réfèrent à une qualification globale de la relation, fondée non pas sur un moment isolé, mais sur une continuité marquée par la répétition. Les changements de focalisation montrent le choc des points de vue : la narration à la deuxième personne, complice de Ya, critique la domination du ministre, dont le narcissisme lui fait ignorer ce qu'elle peut ressentir, et comme narrateur, il proclame au contraire sa sensibilité et son empressement à satisfaire ses désirs. Cependant, ces postures des personnages sont tour à tour contredites, nuancées, puis réaffirmées, dans une recréation apparemment totale et permanente de la relation qui subit des renversements d’un chapitre à l’autre. Le ministre semble ainsi, par moments, prendre conscience de l’écart entre leurs rapports effectifs et l’idée qu’il s’en fait. Dans ses pensées, il avoue : « toutes nos rencontres précédentes s’imposent à moi comme dépouillement, comme négation des sentiments que je te porte. » (BI, 46) Le décalage est signifié par les termes « dépouillement » et « négation », lesquels traduisent une réalité qui ne correspond pas à son idéal et même, qui le contredit. Il observe l’inadéquation entre son vécu intérieur et ses manifestations extérieures, en somme, entre son être et son paraître.

Le verbe « imposer » souligne le poids de cette constatation qui émerge en lui presque contre son gré. Il s’interroge : « je me suis demandé si moi, comme tous tes autres partenaires occasionnels, je ne m’imposais pas trop ouvertement pour que tu ne résistes pas à cette invraisemblable tentation de t’immoler. » (BI, 46) Sa comparaison aux « autres partenaires occasionnels » de Ya traduit la reproductibilité de leurs rapports, qui démentit cet amour qu’il veut unique. La remise en question de ses propres agissements et la formulation de ses doutes empruntent cependant des détours. Elles se font sur le mode de la combinaison, de l’interrogation et de la supposition – « je me suis demandé si […] » –, « je ne m’imposais pas » et « tu ne résistes pas » s’additionnant. Le langage porte ainsi la difficulté du personnage à rompre avec son idéal et à se critiquer : il semble tenter d’échapper à lui-même, ne s’accuse qu’implicitement, par insinuation. L’emploi pronominal du verbe « demander » renvoie le personnage à lui-même : il n’interpelle pas l’autre, comme c’est le cas lorsqu’il tente, par lettre, de convaincre Ya de sa bonne foi, –

« fais-moi justice […] », « Je ne t’ai jamais rien imposé » (BI, 63) – où « rendre justice » et « jamais imposer » confèrent une performativité à la parole qui s'énonce comme vérité. Au contraire, le ministre ne donne pas la possibilité à l’autre de l’incriminer, mais s’interroge lui-même sur l’autre, se maintenant hors d’atteinte. Alors qu’Oswald Ducrot conçoit l’emploi du je et du tu comme « un exercice permanent de la réciprocité76 », le ministre

rompt le dialogue, monopolise une parole qui ne renvoie qu’à lui-même.

Cette ambiguïté s’observe également chez le personnage féminin qui, face à l’amour du ministre, navigue de l’incompréhension à l’agacement, à ce qui peut se rapprocher d’un sentiment partagé. Tandis que les rapports de Ya avec le ministre tiennent de l’« horreur » et du « sacrifice », la narration engendre une rupture en constatant : « Tu te fais aussi, pour ta part, un secret du plaisir amer qu’il t’apporte parfois. » (BI, 31) L’oxymore « plaisir amer » unit l’agréable et le désagréable, le contentement et la déception dans une même expression qui, joint au « secret », traduit le rapport ambigu de la prostituée à ses clients. La jouissance semble inavouable, ce que le ministre devine et formule en s’adressant à elle dans ses pensées : « Leurs appels comme leurs brutalités sauvent tes rêves, comblent ta bourse, en même temps qu’ils justifient ton mépris pour eux. » (BI, 46) L’association de la brutalité aux verbes « sauver », « combler » et « justifier » souligne le paradoxe du personnage féminin : elle ne peut se pardonner l’exercice de ce métier que dans la mesure où la violence subie rend légitimes son mépris pour ses clients et son attrait pour leur argent. Au contraire, l’amour, l’attirance et le plaisir contreviennent à cet ordre interne et semblent, dès lors, faire l’objet d’un interdit.

Le mot « amour » canalise la complexité des rapports interpersonnels qui tiennent de l’indicible et de l’indiscernable. Les mêmes interrogations habitent les personnages, reformulées par l’un et l’autre. La narration porte les questionnements de Ya, « Pourquoi reviens-tu si régulièrement à lui ? » (BI, 24) et le ministre s’interroge, « je me demande pourquoi je m’accroche, pourquoi toi. Je cherche la fissure. » (BI, 48) La répétition de l’adverbe « pourquoi » souligne la tentative d’expliquer, de comprendre la cause de leurs propres mouvements inconscients, signifiés par les verbes « revenir » chez Ya et « accrocher » chez le ministre. Le syntagme « je cherche la fissure » traduit une

« déchirure », un espace par lequel s’infiltreraient ce retour et cette pulsion de s’accrocher, penchants involontaires qui leur échappent. L’interstice devient le symbole de l’impossibilité de se dire, d’une réalité qui échappe au sens, en tant que lieu de contradictions. Il engendre une rupture, interrompt le processus de la conscience qui réalise qu’elle ne peut se concevoir elle-même. Ainsi, les tentatives d’explication du sentiment amoureux reviennent sans cesse, mais restent sans réponse : le ministre y apporte de nombreuses justifications qui semblent toutes, prises individuellement, insuffisantes. Il affirme dans ses pensées : « C’est, je crois, la raison pour laquelle je tiens à t’attendre. Un peu par pitié, un peu par paresse, et j’aimerais penser, beaucoup par bonté. » (BI, 49-50) Puis, au contraire, dans sa dernière lettre, il justifie son amour ainsi : « faute de raisons raisonnables […] il y a d’abord la simplicité de ta manière d’être, de vivre, de penser. […] Il y a ensuite ta disponibilité. […] Enfin, il y a ton corps. […] Ces trois explications n’épuisent évidemment pas toutes les raisons de mon amour. » (BI, 160-161) Le terme « raison » revient à trois reprises et traduit ce mouvement d’intellectualisation du sentiment pour lequel sont recherchées des justifications sinon « raisonnables », du moins satisfaisantes. Aux termes « pourquoi » répondent des « raisons », partielles et changeantes, qui se contredisent.

Les décalages incessants semblent ainsi montrer, dans un premier temps, l’expérience de la distance vécue à répétition par les personnages : les écarts se multiplient en eux, entre eux et au niveau de leur rapport au monde. Toutefois, dans un second temps, la fiction laisse émerger une rencontre dans la coïncidence de certaines de leurs pensées. En effet, lorsque la narration souligne, en traduisant la réflexion de Ya, que le ministre « ne s’est jamais arrêté sur la signification de [ses] renoncements écœurés » (BI, 30), ce dernier la fait mentir deux chapitres plus loin en s’interrogeant : « peut-être ai-je été, une fois de plus, trop naïf, en ne m’inquiétant pas suffisamment de ton regard face à mon désir. » (BI, 46) Par l’adverbe « peut-être », le ministre s’arrête précisément sur la signification de ses « renoncements écœurés », qu’il reformule par « son regard face à [son] désir ». Leurs paroles se répondent en échos, se répercutent ailleurs et autrement dans une œuvre où l’éclatement de l’énonciation engendre des décalages et semble traduire l’échec d’une communication réelle. En effet, ils ne captent l’autre que par courts instants, éphémères, au moment même où il s’est déplacé, se retrouve changé. Ils semblent alors évoluer dans une

course-poursuite impossible, un jeu de cache-cache insoutenable. Le ministre avoue : « je ne te connais pas ou, plus exactement, je te connais mal ! » (BI, 50), ce sur quoi il revient plus loin et c’est alors Ya qui lui oppose : « tu ne me connais pas, pirate. » (BI, 138). L’exacte reprise de l’assertion, dont seuls les pronoms changent, donne leur parole à penser comme miroir l’une de l’autre. Toutefois, le décalage temporel engendre une rencontre sans cesse différée. L’impasse du « vivre ensemble » s’observe ainsi dans l’impossibilité de parvenir à une définition de la relation, qui échappe sans cesse aux mots, et dans cette non- coïncidence des états, des paroles et des pensées des personnages qui se recoupent en des temps différents. Ils semblent alors habiter l’un et l’autre des espaces distincts, toujours ailleurs.

Dans un article sur l’œuvre romanesque de Mudimbe, Justin Bisanswa s’interroge : « Qu’est-ce que l’amour sinon cette dialectique même de la parole et du silence, de la perte et de la communication ? En un sens, l’amour est un échec77. » Dans Le bel immonde, en

effet, la relation du couple se traduit à la fois comme rencontre et comme expérience de la solitude. Les points de contact, aussi partiels que brefs, sont multiples, mais discontinus. Le rapport des personnages l’un à l’autre les renvoie à eux-mêmes, dans un vécu de l’écart à tous les niveaux de l’expérience humaine. Dans Le bel immonde, « il s’agit sans doute de dire l’Autre, mais plus encore de se dire à l’Autre, de dire l’Autre comme différent, mais aussi de se dire comme spécifique, car il ne faut pas dissocier le couple identité/altérité78. »