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CHAPITRE 3 – LA MISE EN SCÈNE DU LANGAGE

1. Fiction en représentation

1.3 Le langage comme voile

Un discours métatextuel sur le langage se dégage du roman. En effet, Le bel

immonde témoigne, à même son écriture, de l’écart entre le monde et les mots, qui

apparaissent dès lors moins dans leur transparence que comme un voile recouvrant l’objet qu’ils prétendent énoncer. L’interstice, le « jeu » entre la réalité et son expression s’observe notamment dans le tâtonnement d’une narration qui fait mine de devoir deviner l’univers qu’elle met en scène. Des expressions comme « sans doute conquise » ou encore, « il doit respirer fort. L’haleine du Whisky, peut-être » (BI, 19) font évoluer le récit dans la sphère hypothétique du probable. En réaction à l’exposé du Secrétaire lors d’un conseil, la narration commente, au sujet du ministre : « il a levé la main presque instinctivement » (BI, 39). L’adverbe « presque » introduit un léger décalage entre l’acte et la formule qui le traduit, signifiant l’incapacité des mots à saisir le réel dans son exactitude. La narration s’énonce en supposant et en avouant n’offrir qu’une approximation. La représentation infidèle de la réalité ne peut que l’approcher, sans jamais l’atteindre : l’œuvre « accepte de parler du monde plus que d’elle-même, tout en sachant que ce monde est opaque et irreprésentable selon les normes230. » Cette dimension de l’œuvre est alimentée par des

230 Justin K. Bisanswa, « Contrepoints romanesques. Poétiques du clair-obscur dans le roman de V.Y.

syntagmes comme : « Les trois hommes et les deux femmes paraissaient tristes et féroces […] » (BI, 58), qui renvoie aux mercenaires, à Ya et à son amie, ou encore, l’avocat « paraissait surpris par la violence de la réponse […] » (BI, 66) du ministre lorsqu’ils discutent au bar. Dans ces deux cas, le verbe « paraître » signifie l’écart entre ce qui est et ce qui semble être, entre le discours sur la réalité et cette réalité, qui n’est qu’une apparence, devient une illusion dans le langage. L’écriture du roman occupe ainsi un espace entre-deux ; entre dit et non-dit, masque et révélation, vérité et mensonge.

Cette ambivalence du discours de l’œuvre est commentée par des passages métatextuels du roman. Ainsi, certains commentaires de la narration, adoptant le point de vue de Ya sur le discours du ministre, peuvent caractériser l’écriture de l’œuvre : « Tu devinais quelque part un truquage, mais ne savais point où le déceler… », plus loin : « Il reprenait des avenues de son esprit, dévoilait des allées obscures, des pentes cachées […] démasquait des méandres secrets […] » (BI, 112), ou encore, elle se demande « s’il disait la vérité ou présentait à l’Archevêque un message codé. » (BI, 136) Ce rapport de Ya au discours de l’autre semble se reproduire au niveau de la lecture. Le lecteur vit l’écart, « devine » un « truquage » dans le texte, sans savoir « où le déceler ». À travers les différentes focalisations, les effets de miroir et de dédoublements et les ruptures narratives, le roman multiplie ses « méandres ». Dans ces trois extraits, les verbes tiennent de la divulgation et les groupes nominaux traduisent l’occulte, l’énigme du texte : leur jonction donne l’illusion d’une révélation, qui signale l’existence des silences de l’écriture, sans toutefois en trahir le contenu. Aveux et certitudes ne découvrent que l’ampleur de tout ce qui échappe : comme Ya, le lecteur ne peut déceler s’il a accès à la « vérité » ou à un « message codé ». S’énonçant, le langage reste « obscur », « caché », « secret ».

Tandis que les mots semblent figer la mouvance du réel, la voilent en faisant mine de la mettre en lumière, les silences de l’œuvre et le langage poétique, qui paraît par moments obscur à la lecture, semblent paradoxalement parvenir à un dévoilement. À ce sujet, les jeux d’ombre et de lumière qui ponctuent l’intrigue permettent, par analogie, de commenter l’ambivalence d’une écriture entre masque et révélation. Dans le premier chapitre, lorsque Ya danse avec l’Américain, « la lumière faiblit » (BI, 18) et l’obscurité est associée à la sensualité des corps unis par la lenteur d’un slow. La jeune fille est alors

« sans doute conquise, cette fois encore, par les révélations d’une danse avec un inconnu. » (BI, 19) Sans mot et sans voir, c’est par le mouvement des corps comme expérience vécue, qui échappe au langage et se situe hors de la parole, que le personnage semble accéder à des « révélations ». Lorsqu’ils dansent, Ya demande à l’Américain de lui parler de son pays et la narration commente l’effet de ses paroles sur l’imaginaire de la jeune femme : « Une grande baie blanche s’ouvre, protégée par la police. Distraite, tu croises d’immenses bateaux impénétrables. Des fleuves en chœur. Des montagnes grandioses et folles défilent avec des cinémas pour voitures. Et voilà que toutes ses anecdotes se mettent à voleter avec les derniers accents d’un air en deuil » (BI, 20). Dans ce passage, les phrases sont poétiques, évoquent la réalité sans la figer, portant moins les dires de l’Américain que les impressions subjectives qu’elles génèrent chez Ya. Ces images ne sont pas fixes : elles se superposent, tiennent du rêve, profitent de l’obscurité pour se déployer à l’intérieur de la jeune fille, bougent comme son corps qui danse, par les verbes « ouvrir », « croiser », « défiler » et « voleter ».

Le même processus se répète au deuxième chapitre. Lorsque le ministre accepte de danser, la narration commente, complice de Ya : « les lumières faiblissent d’un ton. Tu aimes ce retour à l’ombre qui permet aux corps de vivre un jeu aussi inoffensif qu’agréable. » (BI, 27) Ya confesse sa préférence pour cette obscurité, conçue comme un « retour ». L’ombre rend son caractère « inoffensif » à ce qui, possiblement, ne le serait pas à la lumière : elle permet la transgression de l’interdit. Tandis que l’éclairage semble associé à une impression de surveillance, comme le Panoptique231 de Foucault, où

l’individu est vu sans voir celui qui l’observe, l’ombre permet d’échapper aux regards pour vivre en toute liberté une expérience sensible : « Une lampe de plus s’éteint, un nouveau pan d’intimité s’installe » (BI, 19). L’« intimité » réfère ici autant à celle du couple enlacé qu’à une dimension profonde, singulière et intérieure de l’individu. À cet effet, la vision affaiblie peut symboliser l’appréhension subjective du monde par l’être, qui modèle la réalité à travers son regard et son langage. Ainsi, au sujet de la main de l’Américain sur les cuisses de Ya, « la lumière trop faible la fait ressembler à une carapace de tortue. » (BI, 18). Le verbe « ressembler », à l’instar de l’adverbe « comme » qui revient dans le roman, souligne à la fois la tentative du discours de cerner la réalité et l’aveu de son échec : tout est

défini de biais – Justin Bisanswa parle justement d’un « langage furtif, un langage de biais232 » – par la comparaison incessamment convoquée. Tout est « comme », paraît être

semblable sans être réellement cette autre chose à laquelle elle est comparée. La pénombre est ainsi associée à une mouvance par laquelle les êtres et les choses, difficilement discernables, ne se fixent pas en un point. Ils oscillent entre divers états illusoires qui cohabitent ou encore, apparaissent autres qu’ils ne le sont, dévoilant leur indicibilité en échappant au langage.

À l’opposé, avec l’Américain comme avec le ministre, le retour à la clarté marque une rupture brusque, voire violente, accentuée par le changement subit de la musique : « la lumière revient, brutale. Un cha-cha-cha l’encadre. » (BI, 20). Les personnages cessent de danser et l’union avec l’autre est rompue : les propos de l’Américain passent du rêve à « la débâcle. Il [lui] parle d’écrivains allemands, anglais, américains qui [l’]ennuient » (BI, 21), et le ministre contraint Ya de quitter le bar contre son gré. Renforçant l’atmosphère de l’interrogatoire qui caractérise les rapports interpersonnels du roman, l’agressivité de l’éclairage participe à la mise en scène d’une vérité traquée, de la quête d’un aveu, d’une pression exercée sur l’individu. Comme les mots, la clarté donne l’illusion de révéler la vérité, le vrai visage du monde. Toutefois, la lumière met fin à la danse ; de même, le langage donne l’impression d’immobiliser le réel, de le fixer sur papier comme si les mots, une fois énoncés, avaient la capacité d’arrêter le mouvement de la réalité, comme par effet de « figement233 ».

À ce sujet, dans le roman, les discours répétés, sclérosés en formules toutes faites, peuvent s’énoncer sans risque ni danger, en pleine lumière, tandis que la parole singulière, parvenant au « défigement234 », doit s’énoncer dans l’ombre, comme à demi-mot. Le

discours semble alors voiler une réalité souterraine qui dénote d’« une profonde logophobie, une sorte de crainte sourde contre ces événements, contre cette masse de choses dites, contre le surgissement de tous ces énoncés, contre tout ce qu'il peut y avoir là de violent, de discontinu, de batailleur, de désordre aussi et de périlleux, contre ce grand

232 Justin Bisanswa, « Dialectique de la parole et du silence chez V.Y. Mudimbe », art. cit., p. 139.

233 Nous reprenons ici la terminologie de Dominique Maingueneau, dans Termes clés de l’analyse du

discours, op. cit., p. 96.

bourdonnement incessant et désordonné du discours235 », pour reprendre les mots de

Michel Foucault dans L’ordre du discours. Ainsi, Le bel immonde intègre à la fois cette « logophobie » et le désordre discursif qui en est l’objet, par la mise en scène de cette tension extrême entre l’ordre social et l’expression individuelle singulière. Face à un ordre qui fige le langage, le roman semble s’écrire comme effort, volonté de l’auteur de redonner sa mouvance, sa fugacité au discours. Ce processus s’opère notamment par la poésie, par laquelle les mots avouent leur incapacité à traduire le réel.

Dans les passages poétiques, le langage semble s’émanciper de ses propres contraintes, embrasser son plein pouvoir d’évocation et échapper par moment à la lecture. Pour le ministre, « l’ambiance générale du bar était, plus que jamais, à la fête folle de la rencontre de gigantesques lames de fond venues des luxuriances et des senteurs du monde entier. » (BI, 70) La représentation de la réalité explose au profit de la mise en scène d’un langage qui se moule aux perceptions du personnage enivré. Le bar devient un lieu d’abondance, mythique et irréel. Le champ lexical de l’excès, par les termes « plus que jamais », « gigantesques », « luxuriances » et « monde entier », montre un discours qui s’écarte de la réalité représentée pour explorer son plein pouvoir d’expression, évoluant dans un univers sensible fait d’impressions apparemment indicibles. Le langage, comme les personnages, fuit la réalité dans l’imaginaire et l’enchantement, par des mots qui ne sont qu’évocations de leur référent réel et embrassent des connotations multiples. La piste de danse devient par moment « un pont » (BI, 113), puis « une passerelle » (BI, 167), comme un passage vers ailleurs, dans la mesure où le mouvement est associé à l’ombre et à la vie comme espaces de liberté, chez les personnages comme dans l’écriture.

En effet, dans le roman, deux chaînes connotatives semblent se former : la première unissant la vie, la danse comme union avec l’autre et l’ombre, renversée dans la seconde où la mort de la musique et du mouvement se lie au retour violent de la lumière. L’alternance de l’ombre et de la clarté peut ainsi caractériser une pratique d’écriture, devenir un commentaire métatextuel du roman qui révèle possiblement où se situe la plénitude de son sens, de sa vie et de son mouvement : dans l’ombre des implicites, les failles de la parole, les silences et les non-dits. Toutefois, cette inversion apparente, par laquelle l’ombre

semble préférée à la lumière, doit être dépassée dans la mesure où l’obscurité comme la clarté participent d’une « poétique du clair-obscur236 ». Voilement et dévoilement

s’unissent dans l’écriture d’un roman qui avoue sa propre incapacité à traduire le réel, mais qui tente néanmoins de s’en rapprocher, par la pénombre d’un langage poétique dont la versatilité répond à celle de la réalité.

À travers les multiples focalisations, où la narration circule d’un point de vue à l’autre, la parole est endossée à un tel point qu’elle perd toute origine. Portée par sa mouvance propre qu’exprime la poésie, elle semble par moments parvenir à « l’être du langage » de Michel Foucault, qui « n'apparaît pour lui-même que dans la disparition du sujet237 » : « l'être du langage est le visible effacement de celui qui parle238 ». Le langage

prend vie, se donne à penser comme une réalité autre, une expérience vécue et sans cesse changeante, partie intégrante à la fois d’un univers matériel et d’un univers discursif. À cet effet, Justin Bisanswa souligne que chez Mudimbe, « c’est la narration qui parle, elle est sa propre bouche et la langue qu’elle émet est originale239. » La parole de l’œuvre avoue ainsi

sa fonction de masque et sa volonté déformante en représentant successivement, voire simultanément, plusieurs visions d’une même réalité, qui devient par le fait même multiple. L’œuvre de Mudimbe semble respecter l’exigence de Michel Zéraffa pour qui « l’écriture doit attester de l’écart entre mots et choses pour que celles-ci deviennent contingentes240 ».

Cet écart semble occupé par cette conscience de soi d'une fiction qui s’annule à mesure qu’elle se dit, affichant son propre pouvoir d'illusion : « le récit ne traite que de lui-même :

le récit se raconte241. » Le langage apparaît comme un masque qui se dévoile : les mots, ne pouvant exprimer adéquatement le réel, empêchent la rencontre véritable. L'autre devient inaccessible, prisonnier de la conception mentale qui a été faite de lui.

236 Nous reprenons ici le titre de l’article de Justin Bisanswa, dans lequel il souligne les effets de contraste

créés par les jeux de l’ombre et de la lumière dans Le bel immonde. Il les associe aux « modulations » d’une écriture qui se situe moins dans l’opposition que dans l’espace entre-deux. Voir Justin Bisanswa, « Contrepoints romanesques. Poétiques du clair-obscur dans le roman de V.Y. Mudimbe », art. cit., p. 341- 342.

237 Michel Foucault, La pensée du dehors, op. cit., p.15. 238 Ibid., p. 56.

239 Justin Bisanswa, « Dialectique de la parole et du silence chez V.Y. Mudimbe », art. cit., p. 136. 240 Michel Zéraffa, Roman et société, op. cit., p. 71.