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Le dépassement des paradoxes dans Le bel immonde de Valentin-Yves Mudimbe

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Academic year: 2021

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Le dépassement des paradoxes dans Le bel

immonde de Valentin-Yves Mudimbe

Mémoire

Yasmina Sévigny-Côté

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Le dépassement des paradoxes dans Le bel

immonde de Valentin-Yves Mudimbe

Mémoire

Yasmina Sévigny-Côté

Sous la direction de :

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RÉSUMÉ

Ce mémoire vise à examiner la représentation des tensions entre l'être et le social dans le roman Le bel immonde1 de Valentin-Yves Mudimbe. Prenant pour prétexte les

rébellions des années 1960 au Zaïre, l’œuvre met en scène la relation d'un couple de classes et d'allégeances politiques opposées. L’expérience de l’écart semble incessamment reproduite chez des protagonistes aux identités multiples, qui font face à une altérité insaisissable et à un monde qui leur échappe. Cette distance entre le même et l’autre paraît symptomatique de celle qui s’observe entre l’individu et le collectif : l’univers social agit comme le déclencheur de contradictions chez les personnages, prisonniers de leur classe sociale qui détermine leur rapport à l’autre.

La mise en scène d’une collectivité en crise apparaît dans les nombreux dialogues où les personnages semblent en quête de réponse, de vérité. Par l'énonciation, ils fouillent dans les mots de l'autre et les conversations deviennent des interrogatoires. Notre objectif est de montrer comment les jeux langagiers, à travers la banalité du quotidien et des dialogues, traduisent la cruauté des rapports sociaux et construisent le tragique du vécu social et du climat de survie.

Dans Le bel immonde, la représentation du social passe par une mise en scène du langage. Nous tenterons de démontrer comment les conflits sociaux se retrouvent au cœur du mot, dans une fiction qui s’annule à mesure qu’elle se dit. Ce faisant, le mémoire s’efforce d’examiner la manière dont le langage, en affichant son propre pouvoir d’illusion, permet d’articuler le dépassement des paradoxes, conçu comme dépassement d'une conception dichotomique appréhendée en termes d’oppositions inconciliables, au profit d'une vision qui intègre la présence de contradictions intrinsèques à l'être humain et à son monde.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... III TABLE DES MATIÈRES ... IV REMERCIEMENTS ... V

INTRODUCTION GÉNÉRALE ... 1

1. Intérêt et motivation du sujet ... 1

2. Corpus et problématique de recherche ... 2

3. État de la question ... 5

4. Considérations théoriques et méthodologiques ... 11

5. Grandes articulations de la recherche ... 14

CHAPITRE1–L'ÉCART... 16

1. Le même et l’autre ... 17

1.1 Personnages insaisissables ... 17

1.2 L’altérité : entre semblable et dissemblable ... 23

1.3 L’amour comme impasse du « vivre ensemble » ... 27

2. L’individu et le collectif ... 32

2.1 L’individu face au pouvoir : enchantement et désenchantement ... 33

2.2 Hiatus entre le discours collectif et le vécu singulier ... 36

2.3 Double jeu et ambivalence ... 41

CHAPITRE2–LAMISEENSCÈNEDUSOCIAL ... 46

1. La parole comme lieu social ... 47

1.1 Rôles énonciatifs et sociaux ... 47

1.2 Le dialogue sous forme d'interrogatoire ... 54

1.3 Jeu et danse : l’énonciation comme théâtre des luttes entre singularité et collectivité ... 61

2. Le couple comme mise en abyme du social ... 67

2.1 Relations sous tension ... 67

2.2 Politique et sexualité : la chute des frontières entre privé et public ... 72

2.3 « L’état de siège » : l’individu écrasé par le social ... 78

CHAPITRE 3–LAMISEENSCÈNEDULANGAGE ... 85

1. Fiction en représentation ... 86

1.1 Artifices avoués ... 87

1.2 Circularité du récit ... 93

1.3 Le langage comme voile ... 99

2. Dépassement des paradoxes par le langage ... 105

2.1 Le paradoxe de la condition humaine ... 105

2.2 Une vérité multiple et ambiguë ... 111

2.3 L’irréductibilité de l’être humain et du social ... 116

CONCLUSION ... 123

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REMERCIEMENTS

Je tiens avant tout à remercier ma directrice de recherche, Olga Hel-Bongo. D’abord pour m’avoir initiée aux littératures africaines et francophones qui ont changé mon regard sur la littérature et suscitent depuis lors des questionnements et des découvertes sans cesse renouvelés. Ensuite pour son soutien indéfectible et sa généreuse disponibilité, pour la justesse de ses lectures et la précision de ses commentaires, pour avoir su par moment me deviner et pour m’avoir guidée vers le meilleur de moi-même tout au long de mes recherches. Sa force et son assiduité au travail, sa rigueur sensible dans l’approche des textes sont pour moi une source d’inspiration. Enfin, merci pour son ouverture et pour les discussions qui nourrissaient ma curiosité et donnaient un second souffle à mes réflexions.

Je remercie le professeur Justin Bisanswa pour m’avoir également initiée aux littératures africaines dans le cadre d’un cours de premier cycle et pour m’avoir encouragée à poursuivre mon parcours en recherche. Je remercie les professeurs Kasereka Kavwahirehi et Fernando Lambert pour avoir généreusement accepté d’évaluer ce mémoire.

Je remercie mes chères collègues et amies de la Chaire de recherche du Canada en littératures africaines et Francophonie pour leur soutien, leurs conseils et les échanges quotidiens qui faisaient de notre environnement de recherche commun un lieu d’heureux partages, d’entraide et de réconfort.

Je remercie mes parents pour leur patience, leur écoute bienveillante et leur support de chaque instant. Merci pour toutes ces discussions qui m’ouvraient de nouveaux horizons, m’emmenaient ailleurs et me ramenaient à moi-même dans un même mouvement.

Je remercie également le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH), le Fonds de recherche sur la société et la culture (FQRSC), la Faculté des lettres, le Département des littératures et la Chaire de recherche du Canada en littératures africaines et Francophonie pour leurs précieux soutiens financiers qui m’ont permis de mener à bien mes recherches.

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

1. Intérêt et motivation du sujet

Notre intérêt pour les littératures francophones africaines remonte à notre parcours au baccalauréat. Nous avons été captivée par l’engagement et la verve de certaines écritures qui se donnent pour vocation de rompre le silence. Confrontés aux contextes de crise issus des ruptures historiques de la colonisation et de l’esclavage, plusieurs écrivains francophones effectuent un travail de mémoire, revisitent les conditions de production des discours sur l’Afrique ainsi que les fondements de la création de la figure de l’Autre, afin de comprendre les rapports actuels entre les puissances mondiales. Mais encore, il nous semblait fascinant qu’à travers l’expression d’un vécu sociohistorique spécifique, ces auteurs parviennent à une réflexion universelle sur l’être humain. Il apparaît alors que les rapports de domination, d’un peuple sur un autre dans le contexte colonial, se reproduisent à plusieurs échelles, à différents degrés d’intensité, pour se retrouver dans tous les rapports interpersonnels. Par l’écriture du social et par ce qu’on pourrait appeler une réécriture de l’histoire, le rapport humain d’abord à l’altérité, ensuite à la collectivité, et finalement aux discours et à l’écriture elle-même occupe de nombreux écrivains. Le langage, conçu comme seul mode d’appréhension et de compréhension du réel, devient un des objets de réflexion d’écritures qui effectuent un retour sur leur propre processus en cours.

Compte tenu de notre curiosité pour ce rapport de l’être humain à l’autre, au social et au monde, qui s’opère nécessairement à travers la médiation du langage, le choix de l’auteur s’imposait de lui-même. Valentin-Yves Mudimbe, qui « revêt selon les besoins, les habits du poète, du romancier, de l’essayiste, du philosophe, du linguiste, du théoricien2 »,

surprend et captive par son parcours, son écriture et sa pensée ; les nombreux ouvrages collectifs qui lui rendent hommage en témoignent. Sa lecture, jugée difficile et ardue par

2 Fernando Lambert, « V.Y. Mudimbe, intellectuel africain et “anthropophage” culturel », dans Mukala

Kadima- Nzuji et Sélom Komlan Gbanou [dir.], L'Afrique au miroir des littératures, des sciences de l'homme

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plusieurs, fascine par la richesse et la profondeur de son exploration de l’être humain et de son monde. Justin Bisanswa remarque à juste titre qu’« il n’est pas de ces écrivains qui inspirent un intérêt moyen : on l’idolâtre jalousement comme son écrivain-fétiche, ou on démissionne devant l’hermétisme du flux de son verbe. » Il ajoute : « rien qu’à le lire, on se sent mieux, meilleur, d’une autre essence3 », ce qui traduit précisément notre sentiment.

Tout naturellement, nous avons été portée vers le roman Le bel immonde. Dans ce deuxième roman de Mudimbe, le contexte sociohistorique fait mine de s’effacer pour laisser la place à la mise en scène d’un couple atypique qui cristallise en son sein les violences d’une époque et d’un lieu précis : « c’est même un caractère remarquable de cet écrit de lier aussi inextricablement, et aussi fatalement, les destinées individuelles aux forces impersonnelles et contradictoires qui travaillent le pays4 », souligne Jacques Howlett

dans la préface du roman. Mais il nous apparaît que le cadre spécifique du roman peut se rapporter à toutes violences, de toutes époques et de tous lieux et c’est dans cette perspective que nous aborderons le roman. Cette portée universelle de l’œuvre nous permet d’aborder trois aspects qui nous préoccupent plus particulièrement : les rapports entre l’individu et sa collectivité, entre la fiction et le réel et entre l’être humain, le langage et le monde.

2. Corpus et problématique de recherche

Le roman Le bel immonde5 de V. Y. Mudimbe rend compte de la complexité du réel

par la représentation des tensions entre l'individu et le groupe social. Deuxième roman de l’auteur après Entre les eaux6, il se démarque par une narration éclatée, une hétérogénéité de la structure et une polyfocalisation. Il contraste avec ses trois autres romans écrits à la

3 Justin K. Bisanswa, « Contrepoints romanesques. Poétiques du clair-obscur dans le roman de V.Y.

Mudimbe », dans Entre inscriptions et prescriptions. V.Y. Mudimbe et l'engendrement de la parole, Paris, Honoré Champion, 2013, p. 318-319.

4 Jacques Howlett, préface de Le bel immonde, Paris, Présence Africaine, 1976.

2 V. Y. Mudimbe, Le bel immonde, Paris, Présence Africaine, 1976. Désormais, les références à cet ouvrage

seront indiquées par le sigle BI, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.

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première personne en narrateur-personnage7. Prenant prétexte des rébellions au lendemain

de l’indépendance de la République démocratique du Congo, Le bel immonde met en scène la relation d'un couple de classe et d'allégeance opposées : un ministre du gouvernement en place et une prostituée, fille d'un chef rebelle. L’objectif de notre mémoire est de montrer comment les jeux langagiers, à travers la banalité du quotidien et des dialogues, traduisent la cruauté des rapports sociaux et construisent le tragique de l’expérience sociale et du climat de survie.

L’étude des personnages et de leurs interactions s'articule autour du rapport problématique de l’un et de l’Autre. Le bel immonde met en scène des personnages qui semblent insaisissables, pris entre deux postulations, prisonniers à la fois de leurs propres contradictions et de celles qui déchirent leur environnement social. Ces conflits multiples engendrent des espaces d’indétermination, où le rapport des membres du couple l'un à l’autre se renverse constamment et oscille au milieu d’une ambivalence entre domination et soumission, amour et mort. Dans ce contexte de crise et d’urgence, les frontières s’abolissent et les univers s’interpénètrent ; la vie publique prend d’assaut la vie privée et l’intimité devient publique. Le pouvoir politique contamine la relation qui tend ultimement à montrer l’impasse du « vivre ensemble ».

Dans le roman, les luttes de pouvoir s’observent au cœur de l’énonciation, à même les interactions entre les personnages. Cette théâtralité du roman se construit notamment par les nombreux dialogues, organisés en jeu de questions et réponses, où la tension est extrême, palpable. Les personnages fouillent dans les mots de l'autre, insidieux, tentent de savoir ce que l'autre cache. Les conversations deviennent presque des interrogatoires. Par induction, déduction, ils traquent la vérité de l’autre, possiblement la leur ou encore celle du monde. Les interactions se déroulent comme sur le mode d’une danse cruelle, où chaque partenaire provoque, réagit aux mouvements de l’autre, dans une atmosphère de survie. Les relations sous tension apparaissent ultimement comme un « véritable état de siège8 », où

l’individu est écrasé par la force de l'ordre social. La quête de pouvoir sur l'autre au sein du

7 À ce sujet, Janice Spleth remarque : « the single intellectual protagonist is replaced by two voices, a political

figure and a prostitute ». Voir Janice Spleth, « The Dynamics of Power in Mudimbe's Before the Birth of the Moon », dans Nwayibu : Womanbeing and Afrian Literature, Trenton, Africa World, 1997, p. 70.

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couple semble se présenter comme la mise en abyme du système social. Le roman peut-il alors être perçu comme la critique d'une société qui condamne l'individu à n'être qu'un agent social en brimant l'expression de sa singularité ?

Ce mémoire vise à démontrer comment, dans Le bel immonde, la majorité des rapports interpersonnels prennent la forme d’une lutte pour dominer et deviner l'autre. L'univers social apparaît dès lors comme le déclencheur de déchirements chez les personnages, prisonniers de leur classe sociale qui détermine leur rapport à l’autre. L'étude approfondie du personnage principal féminin et de ses rapports aux autres, notamment dans les dialogues, permettra de relever la complexité des tensions sociales à l’œuvre dans le roman. En dépassant l’interprétation d’une soumission de la femme comme victime d’une société patriarcale, il sera question de relever les différentes stratégies de résistance à l'ordre social, qui s’opèrent chez l’individu sur le mode de la survie.

Le bel immonde peut se lire comme une double mise en scène, d’abord du réel,

ensuite du roman lui-même. L'œuvre à l'étude s’annonce comme une fiction en représentation, qui se met en scène par un métatexte où le roman se joue du roman, apprivoise les limites du genre, ne construit une rencontre amoureuse que pour la détruire. Le roman développe alors un jeu, celui de la circularité du discours, observable chez ses protagonistes et au niveau de son autoréférentialité. Par l'utilisation du lexique de théâtre,

Le bel immonde affiche les artifices de son écriture. Les personnages prennent conscience

de jouer à la fois des rôles sociaux et des rôles narratifs, les espaces avouent être des décors. Il est alors possible d’observer un décalage entre le réel représenté et le langage qui le traduit, écart occupé par cette conscience de soi d'une fiction qui s’annule à mesure qu’elle se dit, affichant son propre pouvoir d'illusion. Le langage apparaît alors comme un masque qui se dévoile : les mots, ne pouvant exprimer adéquatement le réel, empêchent la rencontre véritable. L'Autre devient inaccessible, prisonnier de la conception mentale qui a été faite de lui.

Notre analyse des manipulations de la langue et des jeux du discours s’efforcera de montrer comment l'univers antithétique de l'œuvre met en place des contraires qui, loin de s'opposer, s'unissent par les oxymores pour composer une vérité multipleet ambiguë. L'idée de dépassement des paradoxes se traduit ainsi par le dépassement d'une conception

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dichotomique, appréhendée en termes d’oppositions inconciliables, au profit d'une vision globale et unificatrice qui intègre la présence de contradictions intrinsèques à l'être humain et à son monde. Le décalage entre le discours et le réel soulevé précédemment suggère la relativité du concept de vérité qui ne peut plus être unique lorsqu'il prend en considération les nombreuses interprétations possibles d'une même réalité. La narration, travaillée par les divers pronoms, soutient cette hypothèse : le roman offre de multiples points de vue différents sur les mêmes faits, phénomène renforcé par la mouvance des opinions changeantes des personnages. Le bel immonde semble ainsi montrer l’irréductibilité de l’individu et du groupe social, qui ne peuvent être contenus dans une vision unilatérale et échappent ainsi à toute tentative de définition par le langage. La rencontre des deux personnages ne peut être réduite à la simplicité d'une équation, le roman non plus. Il s'agira de démontrer comment Le bel immonde représente l'impossibilité de dire, de saisir l'être humain, par la mise en scène d'un réel désarticulé, déformé par les perceptions changeantes des personnages.

3. État de la question

Bien que contemporaine, l'œuvre romanesque de V. Y. Mudimbe a fait l'objet d'un nombre important d'études. Six ouvrages fondamentaux s'inscrivent comme références essentielles pour la réflexion sur cette œuvre ; Conflit de mémoires. V. Y. Mudimbe et la

traversée des signes9 par Justin K. Bisanswa, V. Y. Mudimbe et la réinvention de l'Afrique.

Poétique et politique de la décolonisation des sciences humaines10 par Kasereka

Kavwahirehi, V.Y. Mudimbe. Undisciplined Africanism11 par Pierre-Philippe Fraiture et

trois collectifs, L'Afrique au miroir des littératures, des sciences de l'homme et de la

société. Mélanges offerts à V. Y. Mudimbe12, Entre inscriptions et prescriptions. V. Y.

9 Justin K. Bisanswa, Conflit de mémoires. V. Y. Mudimbe et la traversée des signes, Frankfurt, IKO-Verlag

für Interkulturelle Kommunikation, 2000.

10 Kasereka Kavwahirehi, V. Y. Mudimbe et la réinvention de l'Afrique. Poétique et politique de la

décolonisation des sciences humaines, Amsterdam ; New York, Rodopi, 2006.

11 Pierre-Philippe Fraiture, V.Y. Mudimbe. Undisciplined Africanism, Liverpool, Liverpool University Press,

2013.

12 Mukala Kadima- Nzuji et Sélom Komlan Gbanou [dir.], L'Afrique au miroir des littératures, des sciences

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Mudimbe et l'engendrement de la parole13 et Violence in/and the Great Lakes. The Thought

of V-Y Mudimbe and Beyond14. Plusieurs thèses de doctorat, celles de Victor Essono Ella15,

de Serge Ella Ondo16 et de François Kanyinku Kabue17 pour ne nommer que celles-là, ont

abordé les thèmes de l'identité, de la quête existentielle et de l'échec dans les quatre romans de Mudimbe. Le plus souvent mis en parallèle avec les trois autres romans de l'auteur, Le

bel immonde reste, néanmoins, le moins étudié. Seuls douze articles, cinq sous-parties

d’ouvrages et un mémoire l’analysent plus spécifiquement ; la recension critique et commentée de ces travaux fait l’objet de cette section.

Le bel immonde s’inscrit dans le renouveau des écritures africaines qui, depuis les

années 1970, tente d’accorder plus d’importance à la forme18. Pourtant, une tendance de la

critique concentre ses analyses moins sur l’interaction entre forme et sens que sur le contenu du roman, perçu comme le reflet du contexte politique congolais. Certains critiques font ainsi une lecture thématique et narratologique de l'œuvre. André Ntonfo, dans « Le Bel

immonde de V.Y. Mudimbe ou le renouveau du roman en Afrique centrale19 » aborde le

renouvellement du roman chez Mudimbe, par l'étude de la représentation singulière du pouvoir politique et des changements de focalisation dans le roman. Dans son article « Le

Bel Immonde. African Literature at the Crossing20 », Kenneth Harrow relève les oppositions

thématiques de l'œuvre, notamment la marginalité et la moralité, sans toutefois analyser leurs manifestations textuelles dans l’énonciation. Il pose le roman comme « a modern myth of love in a world that refuses it21 » et s’intéresse ainsi à la liberté d’aimer dans un

univers dominé par de multiples ordres sociaux. Cette idée est prolongée par Bukasa

13 Justin K. Bisanswa [dir.], Entre inscriptions et prescriptions. V.Y. Mudimbe et l'engendrement de la parole,

Paris, Honoré Champion, 2013.

14 Grant Farred, Kasereka Kavwahirehi et Leonhard Praeg [dir.], Violence in/and the Great Lakes. The

Thought of V-Y Mudimbe and Beyond, Durban, University of KwaZulu-Natal Press, 2014.

15 Victor Essono Ella, « La crise de l’identité à travers l’écriture de Valentin Yves Mudimbe, Eugène Ebodé et

Fatou Diome », thèse de doctorat de Littérature française, Rennes, Université Rennes 2, 2008.

16 Serge Ella Ondo, « Inscription de la quête existentielle et de l’échec dans l’œuvre de Vumbi Yoka

Mudimbe », thèse de doctorat en Littérature française, Lille, Université Charles de Gaulle, 2009.

17 François Kanyinku Kabue, « La Quête du bonheur dans l'œuvre romanesque de Mudimbe. Un destin

tragique », thèse de doctorat en Littérature francophone, Limoges, Université de Limoges, 2010.

18 Jean-Jacques Séwanou Dabla, Nouvelles écritures africaines. Romanciers de la seconde génération, Paris,

L'Harmattan, 1986.

19 André Ntonfo, « Le Bel immonde de V.Y. Mudimbe ou le renouveau roman en Afrique centrale », dans

Nouvelles du Sud, n° 8 spécial, Littératures africaines (juin-juillet-août 1987), p. 55-64.

20 Kenneth Harrow, « Le Bel Immonde. African Literature at the Crossing », dans Callaloo. A Journal of

African American and African Arts and Letters, vol. 14, n° 4 (1991), p. 987-997.

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Mulumba, dans son mémoire « Le Bel immonde de V.Y. Mudimbe. Une étude thématique et narratologique22 », où il traite de l'amour, du malaise social et des différentes figures de

pouvoir dans l'œuvre. Il souligne le mélange des genres et l'oralité du roman, qu'il associe à une poétique africaine. Dans son article « Le tragique de l'identité dans les romans de Mudimbe23 », André-Patient Bokiba aborde la quête de cohérence et d'authenticité des

personnages, qu'il lie au tragique, à la « fatalité d'une mécanique d'écrasement ».

Une seconde tendance lit l'œuvre selon une perspective féministe. Dorcella Mwisha Rwanika24 analyse la double posture d’écart et d’inscription dans la norme de la fiction par

rapport au réel et aborde l’homosexualité en Afrique d’un point de vue anthropologique. Gertrude Mianda25 observe la division du travail dans le roman – source de l’oppression des

femmes selon certaines féministes – comme le témoin de la réalité congolaise. Elles s'intéressent toutes deux à la domination de la femme congolaise et à l'homosexualité féminine comme rejet de l'ordre patriarcal. Janice Spleth poursuit cette même réflexion dans son article « The Dynamics of Power in Mudimbe's Before the Birth of the Moon26 »,

où elle voit dans la relation des membres du couple le miroir des deux classes de la société congolaise et établit un parallèle entre le pouvoir sexuel et le pouvoir national du ministre. Ngwarsungu Chiwengo prolonge cette recherche, discute du féminisme de Mudimbe et se démarque en relevant la manifestation des rapports de pouvoir dans l'énonciation. Selon elle, l'expression de la subjectivité masculine permet à l'homme de s'inscrire comme sujet, alors que la femme, réduite au silence, est un objet du discours masculin, prise dans un cycle d’oppression27.

Une troisième tendance se concentre sur le rapport de l’œuvre au réel, dans le sens d’une déformation de l'histoire par le roman. Ainsi, Jacques Howlett, dans la préface du

22 Bukasa Mulumba, « Le bel immonde de V. Y. Mudimbe. Une étude thématique et narratologique »,

mémoire de maîtrise en Littérature, Lubumbashi, Université de Lubumbashi, 2000.

23 André-Patient Bokiba, « Le tragique de l'identité dans les romans de Mudimbe », dans L'Afrique au miroir

des littératures. Mélanges offerts à V.Y. Mudimbe, op. cit., p. 257-263.

24 Dorcella Mwisha Rwanika, « V.Y. Mudimbe. Écrivain de l'écart ou de la norme », dans L'Afrique au miroir

des littératures. Mélanges offerts à V.Y. Mudimbe, op. cit., p. 264-281.

25 Gertrude Mianda, « Discours féministe dans l'œuvre romanesque de V.Y Mudimbe », dans Entre

inscriptions et prescriptions. V.Y. Mudimbe et l'engendrement de la parole, op. cit., p. 151-171.

26 Janice Spleth, « The Dynamics of Power in Mudimbe's Before the Birth of the Moon », op. cit., p. 69-82. 27 Ngwarsungu Chiwengo, « L'être féminin dans l'œuvre romanesque de V.Y. Mudimbe » dans Entre

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roman Le bel immonde28, situe l’œuvre dans son contexte sociopolitique, analyse brièvement l’ambiguïté des personnages et souligne la nouveauté de l’écriture de Mudimbe. Dans Littérature africaines. De 1930 à nos jours29, Pius Ngandu Nkashama relève la vision

fragmentaire, éclatée du roman. Il conçoit les deux personnages comme un seul héros binaire, qui représente l’impureté comme une exigence de dépassement de soi et un mode d’organisation du « mythe de la vie ». Bernard Mouralis, dans V. Y. Mudimbe ou le

discours, l'écart et l'écriture30, consacre une sous-partie au roman Le bel immonde. Il

souligne lui aussi la vision éclatée de la réalité congolaise qu'offre l'œuvre. Il fonde son analyse sur trois refus du roman ; le refus de l'illusion réaliste, d'une typologie morale des personnages et d'un point de vue unique. Il observe un dédoublement de la structure, par le passage du romanesque au tragique, qui interrogerait le pouvoir d'illusion de la fiction. Dans son article « Le Renouveau technique dans le roman africain. Mudimbe et Sassine31 »,

Victor O. Aire aborde aussi la question de la structure, s’attardant principalement à son hétérogénéité. Il souligne la polyfocalisation, qu’il situe au cœur d’un décentrement qui mine le statut de personnage et traduit la duplicité des deux protagonistes. Les images dédoublées, fragmentées des personnages entraînent un jeu au niveau de l’altérité et de l’ambivalence. La structure du roman Le bel immonde et sa division en parties font également l’objet d’un commentaire de Marie-Françoise Chitour, dans sa thèse « Politique et création littéraire dans des romans africains d’expression française post-indépendance32 ». Elle aborde la représentation qu’il fait de la réalité politique des pays

africains après l’indépendance. Dans son article « L’intertextualité comme indice de la marginalité dans Le Bel Immonde de V.Y. Mudimbé33 », elle recense les passages

intertextuels du roman en lien avec la notion de marginalité des personnages. Dans son article « La mémoire transculturelle comme fondement du sujet africain chez Mudimbe et

28 Jacques Howlett, préface de Le bel immonde, op. cit.

29 Nkashama Pius Ngandu, Littérature africaines. De 1930 à nos jours, Paris, Silex, 1984.

30 Bernard Mouralis, V. Y. Mudimbe ou le discours, l'écart et l'écriture, Paris, Présence Africaine, 1988. 31 Victor O. Aire, « Le renouveau technique dans le roman africain. Mudimbé et Sassine », dans Bulletin of

the School of Oriental and African Studies, University of London, vol. 48, nº 3 (1985), p. 536–543.

32 Marie-Françoise Chitour, « Politique et création littéraire dans des romans africains d’expression française

post-indépendance », thèse de doctorat nouveau régime, Cergy-Pontoise, Université de Cergy-Pontoise, 1998.

33 Marie-Françoise Chitour dans « L’intertextualité comme indice de la marginalité dans Le Bel Immonde de

V.Y. Mudimbé », dans Arlette Bouloumié [dir.], Figures du marginal dans la littérature française et

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Ngal34 », Josias Semujanga partage cet intérêt pour la mise en scène du politique, tout en

abordant la déconstruction des clichés africains chez Mudimbe. Il souligne le rapport des personnages à la tradition africaine, notamment par l'analyse de l’épisode du sacrifice humain. Il effleure l'idée de la transcendance des dualités par le roman sans toutefois l'approfondir.

Une quatrième tendance rassemble les études qui formeront la base critique de notre mémoire. Kasereka Kavwahirehi consacre notamment une sous-partie de son ouvrage V. Y.

Mudimbe et la réinvention de l'Afrique. Poétique et politique de la décolonisation des sciences humaines35 et un article, « À propos de la dynamique existentielle dans Le bel

immonde de V.Y. Mudimbe 36 », à une lecture contextuelle et philosophique du roman Le

bel immonde, par le biais de Jean-Paul Sartre et de Maurice Merleau-Ponty. Il traite de la

problématique de la quête de liberté de l'individu dominé par l'ordre social. Selon lui, le roman conteste une conception unique de la vérité en présentant l'irréductibilité des visions de l'univers, ce que nous poursuivrons dans notre mémoire.

De plus, une critique récente se concentre sur l'analyse énonciative et l'écriture comme vecteurs de la représentation singulière du monde par l'auteur. Dans son ouvrage Le

roman africain face aux discours hégémoniques. Étude sur l'énonciation et l'idéologie dans l'œuvre de V.Y. Mudimbe37, Jean-Christophe Luhaka Anyikoy Kasende observe les discours

hégémoniques en présence dans le roman et montre comment le texte en fait la critique. Silvia Riva, dans son ouvrage Nouvelle histoire de la littérature du Congo-Kinshasa38,

consacre une sous-partie au roman Le bel immonde, dans laquelle elle observe l’ambiguïté des personnages à travers les changements de focalisation. Son originalité est de relever la proximité formelle du roman avec le théâtre, voyant dans l’œuvre une « tragédie du

34 Josias Semujanga, « La mémoire transculturelle comme fondement du sujet africain chez Mudimbe et

Ngal », dans Tangence, n° 75 (2004), p. 15-39.

35 Kasereka Kavwahirehi, V. Y. Mudimbe et la réinvention de l'Afrique. Poétique et politique de la

décolonisation des sciences humaines, op. cit.

36 Kasereka Kavwahirehi, « À propos de la dynamique existentielle dans Le bel immonde de V.Y. Mudimbe »,

dans Présence Africaine, nº 178 (2008), p. 177–189.

37 Jean-Christophe Luhaka Anyikoy Kasende, Le roman africain face aux discours hégémoniques. Étude sur

l'énonciation et l'idéologie dans l'œuvre de V.Y. Mudimbe, Paris, L'Harmattan, 2001.

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pouvoir ». Justin K. Bisanswa, dans l’ouvrage collectif qu’il dirige39, conçoit la scène

sociale comme un marché et s’attarde notamment sur la figure de Ya, qu’il caractérise de personnage « sans identité stable […] un être en constante dérobade. » Il inscrit ainsi l'œuvre romanesque de Mudimbe dans l’espace de l’entre-deux, au cœur de la dialectique du même et de l'autre ; du personnage face à une « irréductible altérité ». Bisanswa traite de l'oxymore, qui apparaît comme moteur esthétique en faisant émerger du choc des contraires une signification supérieure, et de la circularité du roman, par l'analyse du dédoublement narratif et du commentaire de la narration sur son propre déroulement. D’autres articles40 de

ce même critique seront convoqués pour alimenter notre réflexion. Olga Hel-Bongo, dans son article « Métatextualité, mise en abyme et anamorphose dans Le bel immonde41 », analyse les procédés de réflexivité du roman, la métatextualité et la mise en abyme, et les techniques de son écriture, la métalepse et l'anamorphose.

Tirant profit de l’ensemble des études dont l'œuvre et l'auteur ont fait l'objet, notre projet se propose d’examiner la manière dont le langage, dans Le bel immonde, résout et dépasse les contradictions qu'il met en place pour exprimer la nature complexe des rapports entre l'individu et le social. Bien que certaines études traitent de l'interaction entre contenu et forme, et d'autres de la suprématie de l’ordre social sur l'individu, aucune n'aborde de manière spécifique et approfondie la problématique de la manifestation des rapports de pouvoir dans le discours. Notre apport sera de l'ordre du traitement théorique de l'œuvre, notamment par la convocation des travaux du sociologue et linguiste Erving Goffman. En effet, la théâtralité du roman, traduite par les nombreux dialogues, permet une analyse novatrice du langage et des interactions entre les personnages. Cet aspect est déterminant au niveau de la compréhension des formes de dominations et des tensions sociales mises en place dans le roman. Ainsi, l'énonciation peut être considérée comme un lieu de lutte de pouvoir et l'analyse approfondie des jeux discursifs permettra de souligner les failles de la parole, les silences et les non-dits, où se situe, selon nous, la plénitude du sens de l'œuvre.

39 Justin K. Bisanswa, « Contrepoints romanesques. Poétiques du clair-obscur dans le roman de V.Y.

Mudimbe », dans Entre inscriptions et prescriptions. V.Y. Mudimbe et l'engendrement de la parole, op. cit.

40 Justin Bisanswa, « La guerre émet des signes. Écriture des rébellions et rébellion de l’écriture dans les

romans de V. Y. Mudimbe », dans Études littéraires, vol. 35, n° 1 (2003), p. 87-99 et Justin Bisanswa, « La traversée du métatexte dans l’oeuvre romanesque de Valentin-Yves Mudimbe », dans Tangence, n° 82, 2006, p. 75-102.

41 Olga Hel-Bongo, « Métatextualité, mise en abyme et anamorphose dans Le bel immonde de V. Y.

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Contrairement aux études qui s'intéressent au roman comme base d'analyses sociologiques et ethnologiques du peuple africain, notre mémoire a pour objectif de s’inscrire dans le prolongement des critiques qui soulignent la déformation du réel opérée par la fiction. Notre analyse consistera précisément à observer les modes de transformation de la réalité par l’écriture. Il sera question de montrer la portée universelle du discours, qui permet une meilleure compréhension du comportement social et de la nature contradictoire de l'être humain. De plus, tandis que de nombreux travaux soulignent la domination de la femme par l'homme, dans le cadre d'un univers social dit patriarcal, notre projet vise à dépasser une conception unilatérale des dynamiques de pouvoir. L’analyse du personnage féminin et de ses rapports aux personnages masculins dans les dialogues permettra de relever la complexité et l’irréductibilité des rapports entre les êtres.

Enfin, par une analyse de l’énonciation, notre projet propose de remédier au manque d'études de la construction énonciative et langagière de l'œuvre, tout en abordant la lutte de pouvoir comme vecteur de la complexité des tensions sociales.

4. Considérations théoriques et méthodologiques

Justin Bisanswa avance que « le texte de Mudimbe est à lire à la fois comme un

énoncé fermé sur lui-même et une énonciation insérée dans un contexte de production et de

réception42 ». De même, Adorno, cité par Pierre V. Zima, soutient que « les œuvres d’art

sont à la fois des “faits sociaux” et des constructions “autonomes”43 ». Ce mémoire s’inscrit

dans le prolongement de cette conception de la littérature par l'examen simultané du contenu, de la forme et des interactions verbales entre les personnages, qui s’appuie sur la sociocritique et sur les théories de l'énonciation. Ces approches permettent de combiner l'étude de l'univers social de l'œuvre (Duchet, Zima, Zéraffa) avec l'analyse de sa forme, de son langage (Ducrot, Maingueneau, Reboul et Moeschler, Kerbrat-Orecchioni). Il s’agira, dans ce mémoire, de situer notre propos à la jonction de diverses théories qui favoriseront, par leur étoilement, l’observation de la manifestation du social dans l’œuvre, sans toutefois

42 Justin K. Bisanswa, « Contrepoints romanesques. Poétiques du clair-obscur dans le roman de V.Y.

Mudimbe », art. cit.,p. 326.

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nier l’autonomie du roman, conçu comme une production à la fois dépendante et indépendante de la réalité à laquelle il se rapporte.

L’étude du rapport à l’autre et la construction de l’identité sociale dans les dialogues se basera sur La mise en scène de la vie quotidienne44 et sur Façons de parler45 d'Erving

Goffman. Ce dernier aborde le langage dans une perspective sociologique et conçoit la réalité comme un théâtre. Grâce à ses deux ouvrages, nous analyserons la construction de l’œuvre comme une mise en scène du social et observerons la mouvance des rôles des personnages dans l’énonciation. Dans Façons de parler, Goffman présente un protocole de lecture, un cadre analytique dont nous nous inspirerons pour examiner les mécanismes des luttes de pouvoir au niveau des interactions verbales et percevoir le sens second, l’envers des mots, le langage qui voile une vérité.

Nos observations de l’univers social de l’œuvre et des rapports complexes que le roman entretient avec la réalité se fonderont sur l’article Roman et société46 de Claude

Duchet, sur les ouvrages Roman et société47 de Michel Zéraffa et Pour une sociologie du

texte littéraire48 de Pierre V. Zima. Ces sources théoriques nous permettront d’analyser les

interactions entre la société du texte et la société réelle, par l’observation des transformations occasionnées par le processus d’écriture, qui sont le signe d’une lecture critique de la réalité par l’auteur. Ils partagent une vision du roman qui nous amènera à reconnaître l’inscription de l’œuvre dans l’univers social dont elle émerge, tout en observant comment la fiction donne sens au réel. Nous emprunterons la terminologie de Claude Duchet pour aborder le rapport de l’écriture à la réalité. L’étude du personnage que propose Michel Zéraffa – notamment chez Balzac, Flaubert et Kafka – nous donnera les outils pour étudier les rapports entre les protagonistes de notre roman et l’univers social dans lequel ils s’insèrent. Enfin, comme Pierre V. Zima l’observe chez Proust, nous analyserons comment la singularité de l’écriture de Mudimbe se formule en résistance au « langage manipulé », figé de certains discours sociaux.

44 Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, traduit de l'anglais par Alain Accardo, Paris,

Éditions de Minuit, 1973.

45 Erving Goffman, Façons de parler, traduit de l'anglais par Alain Kihm, Paris, Éditions de Minuit, 1987. 46 Claude Duchet, « Roman et société », dans Roman et société. Colloque 6 novembre 1971, Paris, Armand

Colin, 1973.

47 Michel Zéraffa, Roman et société, Presses universitaires de France, Paris, 1971. 48 Pierre V. Zima, Pour une sociologie du texte littéraire, op. cit..

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Notre réflexion sur le rapport de l’être humain au langage se nourrira de la pensée de Michel Foucault dans L'ordre du discours49, Surveiller et punir50 et La pensée du

dehors51. En effet, l’écart entre le discours et le réel observé par Foucault permet

d’appréhender ceux vécus à répétition par les personnages, tant par rapport à eux-mêmes – ils fuient sans cesse la représentation qui est faite d’eux – que par rapport aux autres et à leur collectivité. Dans L'ordre du discours, Foucault conçoit la production du discours comme un fait social contrôlé, ce qui nous permettra d’envisager non seulement les prises de parole des personnages comme une lutte entre la singularité individuelle et la pression collective, mais également de lire le roman comme une production réglée par les limites du discours telles que les conçoit Foucault. Dans Surveiller et punir, par l’introduction des concepts de justice et de loi, il présente la manière dont le pouvoir social prend corps et s’impose à ses sujets, ce dont nous nous inspirerons pour observer l’ascendant de l’autorité collective sur les personnages de notre roman. Foucault s’intéresse également aux spécificités de la formulation de la notion de vérité, qui nous occupe dans notre dernier chapitre. Enfin, dans La pensée du dehors, l’idée de « l’être du langage » nous permettra de commenter la poétique singulière de Mudimbe, qui relève de l’autonomie d’un discours qui échappe à son énonciateur. L’étude approfondie de la forme et du langage aura quant à elle pour fondement les analyses textuelles, linguistiques et narratologiques de Roland Barthes dans S/Z52 et L’analyse structurale du récit53, de Dominique Maingueneau dans

Linguistique pour le texte littéraire54 et Le contexte de l’œuvre littéraire55, et de Gérard

Genette dans Figures III56. Ils proposent chacun une grille d'analyse et un vocabulaire

spécifique pour identifier les mécanismes du texte littéraire et permettront ainsi une étude approfondie de la narration, des embrayeurs, des situations d'énonciation et des jeux du discours présents dans l’œuvre. Le roman, conçu comme un système, sera analysé dans ses grandes articulations. Ce découpage permettra de relever les particularités de la structure, qui traduisent le rapport entre le roman et le réel, entre le texte et la société qu'il met en

49 Michel Foucault, L'ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971. 50 Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975. 51 Michel Foucault, La pensée du dehors, Paris, Fata morgana, 1986. 52 Roland Barthes, S/Z, Paris, Éditions du Seuil, 1970.

53 Roland Barthes, L’analyse structurale du récit, Paris, Éditions du Seuil, 1981. 54 Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte littéraire, Paris, Nathan, 2003.

55 Dominique Maingueneau, Le contexte de l'œuvre littéraire. L'énonciation, écrivain, société, Paris, Dunod,

1993.

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place. Enfin, Oswald Ducrot, Catherine Kerbet-Orecchioni et Dan Sperber et Deirdre Wilson, par leur intérêt pour les formes que prend l’implicite dans le langage, nous permettront de révéler la multiplicité des sens de l’œuvre et d’approcher les silences du texte. Enfin, les travaux réalisés par la critique sur l’œuvre de V. Y. Mudimbe et en particulier sur Le bel immonde (Mouralis, Kavwahirehi, Bisanswa, Hel-Bongo) seront sollicités pour enrichir notre recherche et l’inscrire dans leur prolongement.

5. Grandes articulations de la recherche

Dans un premier temps, nous nous intéresserons à la représentation que le roman donne de l’expérience de l’écart, qui se reproduit à tous les niveaux de la fiction. Le thème du même et de l’autre, d’une altérité tour à tour semblable puis dissemblable, revient dans les littératures francophones. Il sera ici question d’analyser quelle forme spécifique il prend dans Le bel immonde, qui parvient à une représentation complexe d’individualités tiraillées et ambiguës, notamment sur le mode de la polyfocalisation. À travers le regard que posent les membres du couple l’un sur l’autre, l’être humain apparaît dans sa mobilité. Échappant toujours à l’image que l’autre se fait de lui, il semble insaisissable. La relation du couple devient alors un duel ; la confrontation entre le besoin humain de dire le monde et le caractère indicible de ce monde qui résiste à toute définition. L’observation des variations de la distance entre l’individu et l’altérité permettra, dans un second temps, d’observer les tensions entre l’individu et le collectif. Face au pouvoir, le personnage féminin est ambivalent, confronté à l’inadéquation entre les discours sur la réalité et son expérience de cette même réalité. Il s’agira alors de constater l’oppression subie par les personnages de la part de l’ordre collectif, mais également d’observer leur réponse à cet ordre. Le personnage féminin, face à un contexte de crise et un vécu social contradictoire, se fait double, prend part à des jeux de rôles qui le démultiplient, le rendent insaisissable à la lecture.

Cette analyse des rapports problématiques entre l’individu et l’autre et entre l’individu et sa collectivité nous permettra, dans un second temps, de nous intéresser aux modalités de la mise en scène du social que propose le roman. Par l’analyse approfondie des dialogues, il sera question d’observer la manifestation du collectif dans le langage : la

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parole devient dès lors un lieu social. Les rôles sociaux coïncident avec les rôles énonciatifs des personnages et les interactions verbales prennent la forme d’interrogatoires, d’un jeu ou d’une danse cruelle où les membres du couple s’affrontent, s’observent en chiens de faïence. Cette analyse des luttes de pouvoir dans les dialogues permettra, dans un deuxième temps, de concevoir le couple comme la mise en abyme de l’univers dans lequel ils évoluent. Le contexte de crise transparaît en creux dans leurs rapports intimes, les relations apparaissent sous tension et les sphères publiques et privées s’interpénètrent ; politique et sexualité deviennent les tenants d’une même lutte qui se reproduit autant au niveau social qu’individuel.

Le roman s’offre comme une double mise en scène. Le deuxième chapitre s’attardant à la représentation du social, le troisième s’intéressera à celle du langage. Le bel

immonde se donne à lire comme une fiction en représentation, affichant ses propres

mécanismes d’engendrement d’une illusion qu’il sabote au fur et à mesure de son écriture. La circularité du récit, abondamment relevée par la critique, peut dès lors être interprétée comme le propre d’une œuvre qui effectue un mouvement de retour et ne réfère qu’à elle-même. Par là même, affirmant son autonomie par rapport au réel, elle commente l’incapacité du langage à traduire avec exactitude une réalité qui se voit nécessairement transformée par l’exercice de la fiction. À partir de ce constat, il sera question d’observer le dépassement des paradoxes qu’effectue le roman, par la représentation du tragique du quotidien et par une fiction qui déconstruit l’idée de vérité unique pour proposer celle d’une appréhension subjective et multiple de cette réalité qui échappe sans cesse aux mots. Dans la mesure où la transcendance semble se loger moins dans le propos que dans l’acte d’écriture lui-même, il s’agira d’observer comment Mudimbe parvient à représenter l’irréductibilité de l’être humain et de son monde.

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Chapitre 1 – L’écart

Dans Le mythe de Sisyphe, Camus définit l’absurde comme suit : « C’est ce divorce entre l’esprit qui désire et le monde qui déçoit, ma nostalgie d’unité, cet univers dispersé et la contradiction qui les enchaîne.57 ». Le monde résiste à l’esprit et la réalité, dispersée,

échappe au langage. Dans Le bel immonde, ce désir, auquel fait barrage la réalité du monde, se retrouve dans les silences d’une écriture qui s’énonce sur le mode de la question, posée et laissée en suspens. L’expérience humaine de l’écart absurde, thématisée par le terme « divorce » chez Camus, se retrouve au cœur du roman, par la « nostalgie d’unité » qui s’observe chez des personnages en rupture par rapport à eux-mêmes, à l’autre et au monde. À travers l’éclatement narratif et la polyfocalisation spécifique au roman, les protagonistes se définissent par moments, fugitifs, souvent par après nuancés ou contredits, semblables puis dissemblables au portrait qui avait été fait d’eux. Ils semblent échapper à toute définition langagière, pris dans une mouvance qui les emporte toujours plus loin, au seuil du devenir autre. Leurs identités multiples et changeantes et la relation en perpétuelle redéfinition semblent alors faire de l’amour une impasse du « vivre ensemble ».

L’expérience de l’écart – problématique qui se retrouve dans plusieurs titres de l’auteur tel que Déchirures58, Entretailles59, Entre les eaux60, L’Écart61 – se reproduit à tous

les niveaux dans l’œuvre. La distance entre le même et l’autre semble symptomatique de celle qui s’observe entre l’individu et le collectif : au sein même de l’intimité du couple et du sentiment amoureux, l’univers social apparaît en filigrane. La relation est dès lors caractérisée par d’incessants renversements entre domination et résistance, amour et mort et le rapport individuel au social oscille entre enchantement et désenchantement. Les personnages sont confrontés au décalage entre des discours collectifs sur la réalité et leur propre vécu subjectif de cette réalité : ils se positionnent en rupture par rapport à leurs rôles

57 Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1985, p. 73. 58 V. Y. Mudimbe, Déchirures, Kinshasa, Éditions du Mont Noir, 1971.

59 V. Y. Mudimbe, Entretailles. Précédé de Fulgurances d’une lézarde, Paris, Éditions

Saint-Germain-des-Prés, 1973.

60 V. Y. Mudimbe, Entre les eaux, op. cit.

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sociaux qui deviennent mises en scène. Chez le personnage féminin de Ya, ses allégeances multiples la font double, ambivalente face aux jeux simultanés auxquels elle prend part. Son rapport amoureux au ministre semble dès lors teinté par ses fonctions sociales et conditionné par ses chances de survie : le contexte de crise propre au roman semble se résoudre par un repli des personnages sur eux-mêmes.

1. Le même et l’autre

Le bel immonde met en scène des personnages complexes dont les paradoxes

s’observent tant au niveau de l’expression de leur intériorité qu’au niveau de leurs actions et de leurs rapports à l’autre. Au désir de rencontre et de fusion des personnages, qui se formule par leur besoin de se reconnaître semblable, s’oppose une altérité qui apparaît dans la différence. Elle se présente comme un visage à plusieurs faces, sans cesse autre qu’elle-même, fuyant toujours l’image qui a été saisie d’elle. L’écart peut dès lors se mesurer dans la distance qui sépare la réalité de sa représentation ou de l’idéal projeté sur elle.

1.1 Personnages insaisissables

Le roman s’écrit dans un éclatement narratif qui participe à la construction de personnages insaisissables. La narration navigue d’un point de vue à l’autre, offrant divers degrés de proximité avec les personnages. Parfois à l’intérieur d’un même chapitre, elle passe de la deuxième à la troisième personne ou encore, donne la parole à l’un ou l’autre des membres du couple en narrateur-personnage ou par les nombreux discours indirects libres. Les changements de focalisations du roman sont un des aspects les plus traités par la critique sur le roman. Tandis qu’André Nfonto voit dans les changements de narration un « étonnant désordre interne62 », Silvia Riva les associe plutôt à la théâtralité : « le rôle

scénique qu’endossent peu à peu les actants (chœur, protagoniste, deutéragoniste...) se joue, dans la fiction romanesque, par la technique savante de l’alternance des modes de

62 André Ntonfo, « Le Bel immonde de V.Y. Mudimbe ou le renouveau roman en Afrique centrale », dans

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narration63. » Victor O. Aire s’applique à une brève recension des changements de

focalisation qui traduisent, à son sens, la duplicité des personnages.

Il sera plutôt question ici d’observer comment les modalités narratives du roman engendrent différents points de vue, parfois divergents, sur un même objet. Comme Kasereka Kavwahirehi le souligne, par le type de narration choisie, l’auteur « multiplie les consciences individuelles comme autant de centres où se réfracte le même indice64. » Ces

regards se recoupent et forment un éventail d’images qui se superposent et se sédimentent en une représentation complexe des personnages et de la réalité sociale de l’œuvre. Chaque figuration successive des personnages est tributaire d’un moment, d’un regard, sujet à changement, dans la mesure où, comme le soutient Gérard Genette, « le roman contemporain […] n’hésite pas à établir entre narrateur et personnage(s) une relation variable ou flottante, vertige pronominal accordé à une logique plus libre, et à une idée plus complexe de la “personnalité”65. »

Le roman met en scène la relation d’un ministre du gouvernement en place et d’une prostituée, fille d’un chef rebelle. Au début du roman, ils se connaissent depuis « plus d’un an » (BI, 151) et leur liaison prend la forme de rencontres ponctuelles dans un bar. Après avoir quitté son village pour étudier en ville, le personnage de Ya embrasse plutôt la liberté que semble lui offrir le métier de prostituée. Dès l’incipit, elle est caractérisée par une ambivalence qui sera la sienne tout au long du roman : « Les yeux mi-clos, elle sourit, la main droite caressant paresseusement son châle de soie. Elle espère toujours, cherche son seigneur, visiblement exaltée et lassée à la fois par cette musique envahissante qui l’englue […] » (BI, 17). Cet extrait montre un décalage entre les apparences extérieures et la réalité intérieure du personnage. La première phrase dresse le portrait d’une femme envoutée, la nonchalance de son mouvement lui conférant un air paisible qui ne laisse rien transparaître de son intériorité marquée par l’oxymore « exaltée et lassée » et précédée par l’expression « à la fois », qui traduit un double sentiment dont les termes se repoussent. Le verbe « espérer » traduit une attente passive, mais ferme, tandis que « chercher » renforce le

63 Silvia Riva, Nouvelle histoire de la littérature du Congo-Kinshasa, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 161. 64 Kasereka Kavwahirehi, « À propos de la dynamique existentielle dans Le bel immonde de V.Y. Mudimbe »,

art. cit., p. 183.

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mouvement, l’effort d’une quête qu’amorçait « espère ». L’initiative de la quête s’annihile par la domination que subira le sujet : la locution « à la fois » souligne la présence concomitante de l’excitation et de la fatigue, qui accompagnent toutes deux cet espoir formulé d’une rencontre qui attend « toujours » sa matérialisation66.

Ce parti pris d’une narration omnisciente qui tente, dès les premières phrases, de circonscrire le vécu intérieur de Ya par les qualificatifs « exaltée et lassée » se retrouve dans l’ensemble du roman. Souvent en début de phrase, les participes passés défilent dans une tentative sans cesse renouvelée de quadriller le personnage qui traverse différents états émotifs : « Saisie » (BI, 18), « Ébranlée » (BI, 24), « brusquement malheureuse » (BI, 29), « découragée » (BI, 32), « terrorisée » (BI, 35), « Partagée entre la stupeur et l’humiliation » (BI, 94), « Aimable » (BI, 116), « Reconnaissante » (BI, 127), « Conquise » (BI, 136), « Déconcertée » (BI, 151). La narration atteste de la succession de ces instants fugaces, avant que le personnage ne replonge dans un brouillard d’impressions évanescentes. Ya paraît alors se diviser en autant d’aspects qu’elle joue de rôles : en fonction de la personne avec qui elle se trouve, elle met de l’avant une partie d’elle-même, montre un visage, tout en voilant les autres, alors qu’elle « vit ses subjectivités de manière éphémère67. »

Ces tâtonnements sur l’identité du personnage se retrouvent dans une narration à la deuxième personne qui interpelle Ya, notamment sur le mode de l’interrogation, et fonctionne comme un métatexte : « L’aimes-tu ? Pourquoi reviens-tu si régulièrement à lui ? À la longue, ne faudrait-il pas que tes horreurs se coulent dans l’architecture de ses exigences ? Seulement, peux-tu encore accepter pareil sacrifice pour l’amour d’un homme ? » (BI, 24) La narration, qui adopte la forme d’un monologue intérieur, semble vouloir cerner les mouvements inconscients du personnage féminin. L’incertitude et

66 Notre analyse s’inscrit dans le prolongement de celle de Justin Bisanswa, qui pose avec justesse les

prémisses du questionnement qui nous occupe ici. Il situe notamment l’ambiguïté et la posture double du personnage féminin dans le cadre de ce qu’il nomme le « marché social » ; les rapports sociaux et les changements d’identités pouvant être traduits en termes économiques. Pour notre part, nous observerons les stratégies d’écriture mises en place par la narration pour engendrer cette ambiguïté du personnage. Voir Justin Bisanswa, « Contrepoints romanesques. Poétiques du clair-obscur dans le roman de V.Y. Mudimbe », art. cit., p. 372-380.

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l’ambivalence se lisent dans ces quatre questions consécutives, sans cesse reformulées au cours du roman et qui demeurent sans réponse. Polyphonique, l’œuvre s’énonce à travers le filtre du vécu subjectif de personnages dont la narration est complice, multipliant les discours indirects libres par lesquels elle porte leurs pensées. Elle participe ainsi d’une mise à distance de l’autre : adoptant le regard de Ya ou du ministre, les autres personnages sont alors appréhendés d’un point de vue extérieur, selon la représentation que s’en fait le personnage en question. Dans son article « Métatextualité, mise en abyme et anamorphose dans Le bel immonde de V.Y. Mudimbe », Olga Hel-Bongo relève, à ce sujet, que « d’un point de vue énonciatif, l’usage particulier de la deuxième personne, dans le roman, a quelque chose de malsain, non tant pour le débrayage qu’il occasionne […], que pour l’œil omniscient qui s’immisce jusque dans la pensée et les gestes intimes des personnages68. »

À la lecture, l’impression de proximité avec le personnage féminin semble atteindre son paroxysme lorsque Ya prend la parole en narratrice-personnage à la fin du roman, lors d’une discussion avec le ministre dans leur chambre commune, puis dans les deux chapitres consacrés à son interrogatoire. Au cours d’un dialogue avec le ministre, Ya affirme tour à tour : « Je me sentais bien dans ma peau de petite chienne fidèle » (BI, 122) et peu après, « je me sentais écœurée de suivre attentivement chacun des traits de son visage. » (BI, 125) Le verbe récurrent « se sentir » semble significatif dans la mesure où il traduit un état intérieur, sujet à changement. Dans son rapport au ministre, Ya passe successivement du bien-être à un écœurement qui laisse transparaître son jeu : l’acte même de le regarder « attentivement », symbolisant son rôle d’amoureuse admirative, lui répugne lorsqu’elle l’analyse et s’observe en train de l’incarner. Chez le personnage, tout est emporté par la mouvance d’un caractère complexe et paradoxal. La focalisation interne apparaît donc comme une stratégie du texte pour permettre à Ya de s’échapper, de rester indéfinie jusqu’à la fin, non dévoilée et enfouie, « jamais tout à fait la même ni tout à fait autre […] ainsi la veut le roman : passionnante et inconnaissable69. »

Tandis que l’incipit met en scène le personnage féminin de Ya comme spectatrice, à la fois du théâtre du bar et de son propre théâtre intérieur, le ministre paraît objet du regard

68 Olga Hel-Bongo, « Métatextualité, mise en abyme et anamorphose dans Le bel immonde », art. cit., p. 186. 69 Justin K. Bisanswa, « Contrepoints romanesques. Poétiques du clair-obscur dans le roman de V.Y.

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et se donne à voir comme « spectacle » (BI, 49), tel qu’il devine que Ya le perçoit. Dans près de la moitié des passages qui mettent en scène le ministre, la narration omnisciente ou de la deuxième personne est complice de Ya. L’importance de son regard dans la description qui est donnée du ministre est marquée dès le second chapitre : « Tu le regardes. Un bel homme, un beau noir » (BI, p. 25) et « tu le contemples, ton bonhomme de monstre. » (BI, p. 27) Le parallélisme de ces deux phrases montre un mouvement, du regard de la femme – par les verbes « regarder » et « contempler » – à l’objet du regard – l’homme – en soulignant le point de vue d’où provient la caractérisation. Deux aspects du portrait du ministre cohabitent : le premier souligne sa beauté, par deux groupes nominaux où le déterminant indéfini « un » définit un état des choses, d’un point de vue extérieur presque objectif. Tandis que le second portrait introduit la subjectivité de Ya par l’affection teintée d’admiration de l’oxymore « bonhomme » et « monstre », qui fait cohabiter une bonhommie inoffensive avec l’horreur d’un être capable du pire. De là la réunion de la beauté et de la monstruosité qui file le titre Le bel immonde. En effet, le ministre combine innocence et violence : une « générosité gamine » (BI, 25) côtoie les décisions de l’homme de pouvoir qui désignera l’amie de Ya comme victime d’un sacrifice humain. Le personnage est à la fois un « gros nounours bien mignon » (BI, 31), selon l’expression de Ya, et un « tigre » (BI, 24), pour reprendre les mots de son amie, qui compare les hommes politiques à de dangereux prédateurs.

Cette simplicité du personnage masculin, par moment représenté sans profondeur, s’observe dans le fort attrait qu’exercent sur lui le pouvoir, la richesse et les plaisirs. Plusieurs scènes montrent l’idéalisme du ministre, porté par une légèreté et une frivolité tantôt amoureuses, tantôt épicuriennes. Au bar avec son ami avocat, il transforme le lieu en paradis et s’abandonne à l’ambiance de fête : « prisonnier de cette complicité générale, des deux mains, il battait le rythme de la danse. » (BI, 68) Toutefois, la phrase qui suit rompt l’illusion d’unité sur le mode de l’interrogation : « Jouait-il encore un rôle ou attendait-il seulement que ses ruses le conduisent à l’innocence ? » (BI, 68) Cet extrait vient immédiatement après la rupture avec Ya. Ainsi, la question heurte les apparences, engendre un cillement à la lecture et fait entrevoir une autre réalité sous la surface : le ministre n'apparaît plus simplement ivre et transporté d'une joie simple. La focalisation externe formule une incertitude. Elle décrit les actes du personnage, mais devine sans pouvoir

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l’identifier la présence d’un autre élan qui les justifierait. Le connecteur disjonctif « ou » présente un choix entre deux propositions qui introduisent, l’une et l’autre, davantage qu’une banale recherche de plaisir. La première souligne qu'il jouait un rôle et le terme « encore » sous-entend qu’il l’incarne toujours. Le rôle consisterait à feindre la joie et l’insouciance et ainsi, à se montrer maître d’émotions qui le révéleraient sensible et vulnérable. La seconde proposition se présente comme une mise en scène du ministre pour même. Les termes « ruses » et « innocence » renvoient à une duperie dont il est lui-même l'instigateur et la victime, et qui le mènerait à se persuader de sa propre candeur. Il semble jouer le jeu de la légèreté pour échapper à un sentiment de culpabilité ou de responsabilité que le lecteur devine sans en connaître les raisons.

Le rêve et la dissolution du personnage dans son environnement se présentent comme tentatives de fuite : « Il comprit que toute la nuit, il aurait horreur des regrets. Il me faut toutefois, se dit-il, une arme pour ne pas dépasser les limites. Oui, une arme. » (BI, 68) La prise de parole du personnage dans la narration marque un décalage. Alors que toutes ses pensées tenaient jusqu'alors du plaisir des sens, par son sentiment d’être « au centre d’une harmonie parfaitement achevée » (BI, 67), l’expression « horreur des regrets » engendre une rupture. Les termes « ruses » et « arme » montrent un personnage en lutte contre cette partie de lui-même qui résiste à l’image qu’il veut se donner, au spectacle qu’il a décidé d’offrir. Le fantasme et les distractions deviennent un moyen de se dissimuler ses propres profondeurs, d’y échapper pour un moment, ce qui le voile aux yeux des autres.

Tandis que ses rapports à Ya le représentent illusionné et idéaliste, caractérisant leur rencontre « d'ivresses d'occasion » et « d'enchantement » (BI, 40), le glissement d’une narration externe à une narration interne le montre différent, donnant accès aux coulisses du spectacle. Respectueux des apparences et soucieux de la mise en scène qu’il offre aux autres, le ministre donne l’impression de n’avoir rien à cacher et de se dévoiler. Au même moment, ces stratégies de simplicité et de transparence permettent à la fiction de garder le personnage hors d’atteinte. Dans ce sens, les passages en focalisation interne ont toujours pour objet sa relation avec Ya et il ne se définit lui-même, en narrateur-personnage, que dans son rapport à elle. Ainsi, les deux protagonistes, sur le mode de la confession, parviennent à se masquer à travers le mouvement même de se démasquer. Ils avouent leurs

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