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CHAPITRE 3 – LA MISE EN SCÈNE DU LANGAGE

1. Fiction en représentation

1.2 Circularité du récit

En effet, Le bel immonde se présente comme un récit qui dit et redit : Bernard Mouralis observe à ce sujet que « la structure du roman repose moins sur le principe d’une progression dramatique des événements que sur un processus de redoublement218. » Dès ses

premiers mots, le roman se met sous le signe de la circularité d’un quotidien qui se répète : « Elle attend. Comme chaque soir. […] Elle espère toujours […] » (BI, p. 17) Les termes « chaque » et « toujours » traduisent un temps du même, un cycle qui semble se reproduire à l’infini. Apparemment circulaire, le roman se termine exactement comme il a commencé. Le même client Américain aborde Ya, met à nouveau sa main sur ses jambes et leur échange semble reprendre où ils l’avaient laissé, par des références anaphoriques au début de la conversion entamée au premier chapitre. Par la question « Vous êtes toujours technicien ? », Ya valide ses informations sur son interlocuteur et à nouveau, le terme

215 Justin Bisanswa, « Dialectique de la parole et du silence chez V.Y. Mudimbe », art. cit., p. 136-137. 216 Le nom de Ya, qui « ne veut rien dire tout seul et a besoin d’un contexte pour signifier », est analysé par

Dorcella Mwisha Rwanika. Elle souligne que cet « anonymat imposé aux personnages féminins rend leur combat universel. » « V.Y. Mudimbe. Écrivain de l'écart ou de la norme », art. cit., p. 277.

217 Justin Bisanswa, « La guerre émet des signes », art. cit., p. 93.

« toujours » marque une continuité qui semble immuable, exempt de changement : « Ya est vouée à un éternel présent, règne sur l’instant, se consume dans l’actuel219. »

André Ntonfo souligne également que « l’action s’ouvre dans une boîte de nuit et se referme dans la même boîte de nuit, autour de la même prostituée et peut-être du même Américain, d’où l’impression ressentie par le lecteur que l’on ne sort jamais de cette “boîte”, ni de cette nuit, tout au long du récit220. » En effet, en écho à l’incipit, le dernier

chapitre commence ainsi : « Tu as retrouvé le bar. Tu avais pensé changer de lieu, mais une sorte d’instinct t’y a reconduite » (BI, 164) : « Tu reprenais les choses au point où tu les avais laissées. » (BI, 167) Le préfixe « re- » des verbes « retrouver », « reconduire » et « reprendre » traduit l’itération, « l’éternel recommencement221 » : le même endroit et le

même état d’attente du personnage inscrivent le dernier chapitre comme une négation de l’intrigue de l’œuvre, comme si rien n’avait eu lieu et que la diégèse s’en trouvait effacée. La prophétie formulée par Ya, caractérisant sa liaison avec le ministre d’« intermède de luxe » (BI, 125), ou encore, celle du ministre qualifiant leurs rencontres « d’ivresses d’occasion » (BI, 40), semblent réalisées. La mémoire du défunt amant n’est que brièvement rappelée dans ce dernier chapitre, parvenant à peine à rompre la reproduction parfaite de la situation initiale : « sa chanson préférée » (BI, 164) joue, le barman questionne Ya à son sujet et elle répond simplement « oui, c’est triste » (BI, 166), et un bref souvenir l’introduit dans le présent, tout en le reléguant à un passé qui tient presque du rêve, écarté par le personnage féminin qui se dissipe dans son retour. Emportée par la force absurde de l’oubli, le bar domine toutes ses perceptions et permet un engourdissement salutaire.

Le bar semble cristalliser ce motif de la répétition, alors que peu importe ce que traverse le personnage féminin, il reste identique : lieu de séduction, « il est comble, comme de coutume » (BI, 164), les personnages y boivent toujours du Whisky, les couples y dansent serrés, les musiciens y sont mis en scène. Martelée en début et en fin de roman, la

219 Justin K. Bisanswa, « Contrepoints romanesques. Poétiques du clair-obscur dans le roman de V.Y.

Mudimbe », art. cit.,p. 379.

220André Ntonfo, « Le Bel immonde de V.Y. Mudimbe ou le renouveau roman en Afrique centrale », art. cit.,

p. 56.

221 Jean-Christophe Luhaka Anyikoy Kasende, Le roman africain face aux discours hégémoniques. Étude sur

conjonction « comme » signifie ce rapport de similarité d’un milieu figé où tout est pareil ; « comme chaque soir » (BI, 17) « comme d’habitude » (BI, 23-28), « comme de coutume », « comme chaque samedi soir » (BI, p. 164). Cet espace génère le même sentiment chez Ya et chez le ministre : celui d’un bien-être, d’une harmonie et l’impression de vivre, leurs perceptions en éveil. Dans ce sens, lorsqu’ils y retournent pour leur première sortie publique en couple, Ya « a retrouvé sur la piste de danse [son] appétit fantasque » (BI, 109) et « retrouvé les reflets des îles solitaires et enchantées » (BI, 112). La répétition du verbe « retrouver » fait symboliquement du bar un lieu originel, que le personnage réintègre avec joie, comme à la toute fin du roman, où la narration commente : « Tu rentrais chez toi, le voyage terminé. » (BI, 167) Cette citation peut se formuler comme un commentaire métatexuel, d’une œuvre qui s’offre elle-même comme voyage et qui annonce sa propre fin, par son retour sur elle-même, réintégrant le cadre qu’elle s’était donné au départ : « ce qui est montré, l'est d'un seul coup et à la fin : c'est la fin qui est montrée222. » De même, les

rapports entre les personnages semblent s’orchestrer sur le mode de la circularité. Par des formules comme « notre rencontre de la nuit dernière, comme toutes nos rencontres précédentes » et « moi, comme tous tes autres partenaires » (BI, 46), le ministre remarque que sa liaison avec Ya reproduit sans cesse un même schéma. La circularité, qui s’observe au niveau de l’intrigue et des personnages, se manifeste également au niveau des stratégies d’écriture. À ce sujet, Justin Bisanswa souligne que « dans Le bel immonde, le personnage est double, et double aussi le scripteur, qui ne va pas cesser, au mépris calculé de l’illusion littéraire, d’intervenir et de se mettre en scène comme scripteur dans tout la suite du roman, dédoublant le roman par conséquent, aussi bien en récit et commentaire de ce récit qu’en texte fait et texte se faisant223. »

L’œuvre s’écrit par dédoublements et reflets. Le miroir est un motif qui revient à trois reprises et semble, par son fonctionnement particulier, permettre de commenter le rapport entre le langage et la réalité qu’il représente. D’abord, au troisième chapitre, l’amie de Ya s’observe dans le miroir de leur chambre. Significativement, à de nombreuses reprises, l’utilisation du même pronom – elle – confond les deux personnages féminins.

222 Roland Barthes, S/Z, op. cit., p. 194

223 Justin K. Bisanswa, « Contrepoints romanesques. Poétiques du clair-obscur dans le roman de V.Y.

Elles s’entrappellent « ma sœur », comme si elles étaient le double l’une de l’autre, indifférenciées : « Lorsqu’elle la reconnut, elle lui proposa un sourire. Elle répondit de même. Elles avaient toutes deux des yeux cernés, des visages fatigués. » (BI, p. 30) Elles s’offrent ici comme le reflet l’une de l’autre et agissent en miroir avec le même sourire, les mêmes « yeux cernés » et les mêmes « visages fatigués ». Leur apparence similaire traduit la condition de femmes qui partagent le même métier, les mêmes souffrances, un même vécu social représenté par la perte d’individuation dans la représentation. Ainsi, Dorcella Mwisha Rwanika propose que « Ya et sa sœur ne font qu’une même personne : la femme opprimée par le pouvoir224. » Semblable l’une à l’autre, la relation lesbienne qui les lie

semble équivaloir à un repli sur soi des personnages féminins, par lequel elles prennent refuge contre les affres de leur travail et s’enferment dans un théâtre du même. Dans cette perspective, lorsque l’amie de Ya s’observe dans le miroir, elle offre, comme en différé, la réflexion de Ya, à laquelle le lecteur n’a jamais accès directement.

La seconde occurrence du motif du miroir se produit au bar, lorsque le ministre voit Ya danser avec un autre et que, pendant « quelques secondes, le miroir fiché dans l’un des piliers lui rendit son visage […] » (BI, 74). Comme un éclair fugitif, le miroir ne renvoie l’expression de Ya que pour un court instant et à son insu. Ces deux exemples soulignent la représentation problématique qui est faite de Ya, à laquelle l’écriture ne donne accès que de biais, par la description qu’en font les autres personnages – effet que Justin Bisanswa nomme « projection narrative225 » –, par de courts instants et à travers le miroitement de

perceptions qui la rendent indiscernable, sans cesse fuyante. Enfin, la troisième insertion du motif se produit lorsque le ministre « s’attard[e] devant le miroir à effacer les marques de la nuit » (BI, 79). La narration, plutôt que d’esquisser ses traits dans la glace, les « efface », ce qui semble révélateur dans la mesure où le personnage fait disparaître les signes de son être pour ne laisser transparaître que l’image gommée qu’il offre de lui-même, son paraître. Tentant d’avoir un contrôle total sur sa propre mise en scène, son reflet lui renvoie son masque. Ainsi, le miroir, qui ponctue discrètement l’intrigue, permet de commenter l’écriture du roman : elle se donne comme un reflet de la réalité, qu’elle aborde de biais, en

224 Dorcella Mwisha Rwanika, « V.Y. Mudimbe. Écrivain de l'écart ou de la norme », art. cit., p. 278.

225 Justin K. Bisanswa, « Contrepoints romanesques. Poétiques du clair-obscur dans le roman de V.Y.

reproduction transformée. Ainsi, plusieurs courtes scènes, apparemment anodines, cristallisent des motifs qui reviennent dans l’ensemble de l’œuvre comme autant de mises en abyme et commentaires de l’œuvre sur son propre processus de représentation.

Les mêmes lieux reviennent, les personnages renvoient les uns aux autres, les rapports sociaux se reproduisent en creux dans la relation intime du couple : l’œuvre semble engendrer son propre univers référentiel par un « champs clos à forte spécularité interne226 ». La narration contribue à cette autonomie du discours, tandis qu’en l’absence de

référent autre, les pronoms « elle » et « il » réfèrent respectivement à Ya et au ministre, par « désignation schématique des personnages227 », comme le souligne Bernard Mouralis. Le

personnage féminin n’est nommé que tardivement par son prénom, qui sera peu utilisé par la suite et qui plus est, signifie sœur. Elle est plutôt désignée par les pronoms « elle », « tu » et « je ». Lorsque le ministre est au bar en compagnie de son ami avocat, le pronom de troisième personne fait presque exclusivement référence au ministre, et l’avocat se trouve relégué aux dialogues. Dans ce même chapitre, en réponse à l’avocat qui condamne la perversion des mœurs, le ministre formule : « Que veux-tu que je fasse ? Elle gagne sa vie comme elle peut. » (BI, 66) De même, au chapitre suivant, la narration annonce l’arrivée de Ya : « il était exactement deux heures trente-cinq lorsqu’il la vit. Elle devait être entrée très discrètement. » (BI, 73 : nous soulignons) Dans ces deux exemples, même en l’absence de toute référence rapprochée au personnage féminin qui justifierait l’anaphore, c’est sans ambiguïté que ces pronoms la désignent, engendrant une rupture référentielle. Effectivement, le roman fait presque des références relatives « elle » et « il » des références absolues : il s’approprie les pronoms de troisième personne228 pour les attribuer à ses deux

protagonistes, participant, au niveau linguistique, à la création d’un huis clos où les deux personnages semblent prisonniers du texte.

L’écriture porte ainsi, au niveau formel, l’emprisonnement des personnages, aux prises avec une société qui les détermine, les contraint à reproduire des schémas préétablis : l’œuvre met en scène le sentiment d’absurdité vécu par des protagonistes en quête de sens.

226 Ibid., p. 338.

227 Bernard Mouralis, V.Y.Mudimbe ou Le discours, l’écart, l’écriture, op. cit., p. 120.

228 Ce phénomène est analysé par Justin Bisanswa dans son article « Dialectique de la parole et du silence

Face à un univers où les apparences trompeuses et l’inadéquation entre langage et réel engendrent le divorce de l’individu par rapport au monde, la circularité peut souligner les tentatives humaines de parvenir à une logique, dans l’espoir de comprendre. À partir de la réalité et des événements, les personnages tentent d’expliquer et de prévoir le réel qui leur échappe. À ce sujet, Olga Hel-Bongo remarque : « qu’il s’agisse de Ya, de Nara, de Marie- Gertrude ou de Pierre Landu, tous tentent de décoder les signes d’un monde susceptibles de refléter leur situation229. » Comme les personnages, le lecteur se met en quête d’indices,

tente de créer un réseau signifiant entre les divers éléments qui lui sont offerts.

La fiction engendre son propre ordre interne, par les nombreux deux-points ( : ) (BI, 64-70-86-148), signes d’un texte qui fonctionne par causes et effets, justifiant et assurant sa progression logique. Elle semble s’écrire en vue de sa propre fin, prépare l’issue tragique vers laquelle elle tend. À deux reprises notamment, le roman commente son propre mouvement. Lorsque le ministre est au bar en compagnie de son ami avocat, son environnement est décrit comme « un monde en feu, ivre de musique, les nerfs éclatés, roulant sur une pente abrupte » (BI, 68) et plus loin, Ya commente son dialogue avec le ministre, et possiblement leur relation entière, par la remarque : « Nous étions tous deux d’une même poussée diabolique. » (BI, 125) Par leur syntaxe singulière et les images fortes qu’elles convoquent, les deux phrases traduisent un univers qui tient de l’enfer, du chaos. Les expressions « roulant sur une pente abrupte » et « poussée diabolique » – qui peut renvoyer, selon la conception catholique du roman, au contraire de Dieu et à l’immonde chez les personnages – semblent non seulement référer au destin tragique des protagonistes, mais peuvent formuler un commentaire du roman sur sa propre énergie cinétique autodestructrice. Dans les deux cas, le mouvement se laisse emporter par son propre cours, dans une accélération qui ne semble pouvoir être arrêtée, comme une mécanique sans freins. Les diverses composantes de l’œuvre se mettent progressivement en place et se dirigent, de plus en plus rapidement, vers leur fin : l’issue tragique de l’œuvre qui pourtant, nie cette même intrigue.

229 Olga Hel-Bongo, « Métatextualité, mise en abyme et anamorphose dans Le bel immonde de V.Y.

La circularité s’observe ainsi par les nombreux renvois entre les différents éléments de l’œuvre – scènes anodines qui canalisent la violence du contexte de crise, mise en abyme du social chez le couple, effets de miroir – qui apparaissent comme des indices disséminés dans l’écriture et qui font du roman un univers signifiant où se multiplient les marques d’autoréférentialité. Non seulement l’intrigue elle-même apparaît comme une boucle – par un dernier chapitre qui se rapporte au premier –, mais les motifs romanesques apparaissent comme autant de boucles qui se forment et reviennent sur elles-mêmes : la répétition des mêmes rapports entre les personnages, dans les mêmes lieux, est portée par une écriture qui fonctionne sur le mode de l’itération et de la duplication. Ultimement, cette circularité permet la représentation de la quotidienneté : la répétition caractérise les jours qui passent et un langage qui embrasse la banalité de la vie.