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Le dialogue sous forme d'interrogatoire

CHAPITRE 2 – LA MISE EN SCÈNE DU SOCIAL

1. La parole comme lieu social

1.2 Le dialogue sous forme d'interrogatoire

En effet, le langage met en action des mécanismes de résistance par lesquels les postures de pouvoir, apparemment préétablies, font l’objet d’incessantes tractations. Dans

Le bel immonde, les nombreux dialogues sont organisés en jeu de questions et de réponses :

par induction, déduction, les personnages traquent la vérité de l’autre, possiblement la leur ou encore celle du monde. Insidieux, ils fouillent dans les mots de l'autre, tentent de savoir ce qu’il cache et les conversations deviennent presque des interrogatoires, mettent en place une « atmosphère inquisitoriale115 ». Effectivement, l’interrogatoire ponctue le roman :

deux scènes le représentent dans l’intrigue et les dialogues semblent en reproduire la forme. Dans le contexte de crise mis en scène par le roman, les rapports interpersonnels apparaissent comme des affrontements où chacun des membres du couple est tour à tour interrogateur et accusé, espion et observé. En quête d’aveux, leurs répliques semblent recouvrir plus d’un sens alors que silences et discours implicites participent de leurs tentatives de mener l’autre à se trahir, à se dévoiler.

113 Michel Foucault, L’ordre du discours, op. cit., p. 11. 114 Oswald, Ducrot, Dire et ne pas dire, op. cit., p. 20.

115 Jean-Christophe Luhaka Anyikoy Kasende, Le roman africain face aux discours hégémoniques. Étude sur

L’interrogatoire de la jeune rebelle, lors du premier conseil politique, semble agir d’une part comme une reproduction prospective de l’interrogatoire que subira Ya à la toute fin du roman et d’autre part, s’inscrit comme une mise en abyme des rapports sociaux du roman, à travers la « propriété essentielle [de la mise en abyme qui] consiste à faire saillir l’intelligibilité et la structure formelle de l’œuvre116 ». En effet, ce passage met en scène un

schéma qui revient dans le roman : la femme, accusée et en position de vulnérabilité, se retrouve seule face à plusieurs hommes, mais parvient à s’échapper par un discours où vérité et mensonge s’entremêlent. Dès le début de la scène, la narration commente que la jeune rebelle « répondait avec une sincérité inouïe » (BI, 42). Conséquemment, lorsque l’Officier de la Police lui demande : « Vous mentez, n’est-ce pas ? », elle répond « Oui, je mens. C’est comme vous voulez » (BI, 43), mettant en scène le « paradoxe du menteur ». Cette « sincérité inouïe », qui la mène à dévoiler ses mensonges au fur et à mesure qu’elle les énonce, sème plutôt le doute. L’affirmation « C’est comme vous voulez » semble ironique par son désaveu : elle dira ce qu’ils veulent entendre, confirmera leurs hypothèses et ce faisant, met en échec leur volonté d’obtenir sa version des faits. Se soumettant à leur force, elle la neutralise en rendant la vérité inaccessible : « le mensonge est emporté par la phrase, rendu solidaire de la vérité qui l'inaugure117 ».

Dans cette perspective, elle affirme « Je ne cache rien. » (BI, 44), comme Ya soutient, au cours de son interrogatoire, « Je vous ai dit la vérité. » (BI, 154). Ces affirmations s’énoncent en se redoublant : pour reprendre les mots de Goffman, les « verbes performatifs modaux […] introduisent une certaine distance entre la figure et son expression. Distance double en réalité, pour autant qu’on peut supposer qu’une partie de nous-mêmes se tient inconditionnellement derrière nos énonciations conditionnelles […]118 ». Les deux personnages féminins commentent leurs propres

énoncés, se démultipliant pour permettre à une figure d’évaluer la valeur de vérité des propos d’une seconde figure : les pronoms personnels je font ici référence aux « personnages du dialogue comme tels, dans leur rôle d’interlocuteurs119. » Ce

dédoublement énonciatif semble révéler le rôle joué, qui apparaît comme une ombre dans le

116 Lucien Dällenbach, Le récit spéculaire, Paris, Seuil, 1977, p. 16. 117 Roland Barthes, S/Z, op. cit., p. 80.

118 Erving Goffman, Façons de parler, op. cit., p. 157. 119 Oswald Ducrot, Dire et ne pas dire, op. cit., p. 292.

discours, alors qu’« elle trahissait ou mentait avec une naïveté remarquable » (BI, 44). La naïveté s’inscrit comme une arme « remarquable » pour camoufler la tromperie : la jeune rebelle, tout comme Ya, s’échappe en jouant l’ingénuité. Dès lors, l’interrogatoire est placé sous le signe de l’ambivalence, entre vérité et mensonge, où la parole voile davantage qu’elle ne dévoile. En quête d’aveux et de preuves, les personnages font face à la trahison et à la dissimulation.

De même, les dialogues entre les membres du couple reproduisent cette tension dans le langage. Les interactions s’articulent autour d’une quête de vérité sans cesse différée alors qu’immanquablement, l’accusé s’évade. Lorsqu’ils sortent pour la première fois en amoureux, Ya est l’objet d’un « véritable interrogatoire » et la narration commente ses réponses : « tu jouais les idiotes ingénues […] » (BI, 110). Nonobstant l’utilisation de la deuxième personne, l’échange qui suit est relaté en focalisation externe, par laquelle « le narrateur en dit moins que n’en sait le personnage […] considéré de l’extérieur120 ». La

scène est décrite comme au cinéma, ne donnant accès qu’aux jeux des personnages et non à leur intériorité, ce qui renforce l’atmosphère de tension. De plus, le terme « interrogatoire » est significatif dans la mesure où, par ses questions, le ministre tente de dévoiler sa compagne. Elle fuit cependant, se dissimulant derrière un personnage à travers lequel, à nouveau, la naïveté devient une couverture. Elle profite alors de l’occasion pour le questionner à son tour au sujet de l’avancement de l’enquête sur la disparition de son amie et, bien qu’il ait en réalité lui-même ordonné sa mort, il affirme « Je n’y comprends rien, t’expliquait-il, l’œil sincère. […] et, d’un ton taquin, attaqua : “J’espère bien que tu ne penses pas la rejoindre chez les rebelles ?” / – J’ai l’air d’une rebelle ? / Et ton rire de gorge vint, vibrant de sincérité. » (BI, 111)

La gestuelle, par l’œil du ministre et le rire de Ya, participe à la crédibilité du mensonge et à l’efficacité du jeu qui fait de l’interrogatoire inavoué une entreprise qui échoue. En effet, le sens accordé au terme « sincérité », habituellement lié à la franchise, à la loyauté et à la vérité, semble ici inversé, désacralisé, dans une œuvre qui l’associe plutôt à l’habileté des membres du couple à se masquer l’un à l’autre, à leur capacité à incarner leur rôle. L’échange se déroule dans une atmosphère tendue, en apparence décontractée,

tandis que le contenu de l’interaction laisse entendre qu’ils se testent l’un l’autre en sourdine, sous un voile de légèreté. Dans ce sens, le « ton taquin », lié au verbe « attaquer », dénonce la double intention de la question, qui tient à la fois de l’humour et du raid. La tension est notamment perceptible par la connaissance qu’a le lecteur des faits et gestes des personnages, qui lui permettent dès lors de mesurer leur capacité à cacher la vérité à l’autre. Pour emprunter une formule de Goffman, « un certain flux d'information est transmis sous forme de communication verbale volontaire, tandis que, simultanément, un autre flux est transmis à travers une ruse structurale : l’occasion que nous donnons à des témoins d’entrevoir nos affaires intimes121. » Cette représentation de la communication par

Goffman trouve écho dans les multiples « lignes de destinations122 » de Barthes, où

« chaque destination est à un certain moment spectacle pour les autres participants du jeu », soit d’autres personnages ou le lecteur. La ruse structurale s’observe notamment à travers la focalisation externe, « qui pousse la discrétion jusqu’à la devinette123 » et participe ainsi au

mensonge de l’un et de l’autre en ne donnant accès, dans ce passage, qu’au succès de leur mise en scène et non à leur rôle réel : le discours devient « complice de l’imposture124 ». Le

lecteur endosse alors le rôle de ce témoin qui entrevoit un autre flux d’informations intimes, le devine à demi-mot. À l’instar des personnages, il cherche la vérité.

Ainsi, par le langage du quotidien et de la séduction, les personnages dissimulent leurs intentions véritables et tentent de cumuler des preuves. Ils semblent alors poursuivre une enquête parallèle et réciproque, tout en semant de fausses pistes à l’autre. Alors qu’ils sont étendus dans leur lit, Ya interroge le ministre sur le sort de sa précédente compagne et formule ensuite pour elle-même : « Sa femme, avait-il affirmé, était sorcière. C’était plus qu’un signe qu’il m’avait donné. » (BI, 127). À même la narration à la première personne, Ya mentionne les paroles du ministre et les commente, dévoilant son processus de déduction : l’expression « plus qu’un signe » relève l’évidence de l’indice qui devient une preuve probante. Ce passage met en scène l’interprétation que fait Ya des paroles du ministre, le sens second qu’elle leur devine, dans la mesure où « une signification implicite

121 Erving Goffman, Façons de parler, op. cit., p. 61. 122 Roland Barthes, S/Z, op. cit.,p.137.

123 Gérard Genette, Figure III, op. cit., p. 206-207. 124 Roland Barthes, S/Z, op. cit.,p. 159.

apparaît […] comme surajoutée par rapport à une autre signification125 » : elle ne peut s’en

remettre à lui et lui vouer son allégeance car il peut répéter à nouveau les mêmes actes et la rejeter sous n’importe quel prétexte. Par des questions en apparence anodines, elle tente implicitement d’obtenir les réponses à d’autres interrogations qui, ouvertement posées, généreraient ses soupçons. Pour l’un et l’autre des personnages, « il s’agit de dire, sans avoir dit126. »

Quant à lui, apparemment aveuglé par son amour, le ministre est néanmoins visité par des moments de doute, notamment lors du dernier conseil restreint. Face au constat que des informations secrètes ont été transmises aux rebelles, il pense : « Elle. Son changement brusque. Elle était sincère. » (BI, 145) Les phrases courtes manifestent la rapidité de la réflexion du personnage qui met en place un tribunal intérieur : ses pensées s’entrechoquent, il soupçonne d’abord Ya pour ensuite l’innocenter, convoque par le souvenir des indices pour prouver l’une et l’autre des positions. Malgré son amour sans cesse reformulé, il « lui arrive de penser qu’[elle] ne vit avec [lui] que dans un but précis… » (BI, 159). Confronté au sentiment d’étrangeté qu’il ressent parfois par rapport à elle, il semble entrevoir les articulations entre ses rôles multiples aux moments où elle passe de l’un à l’autre. Par exemple, l’observant l’observer, il remarque son « air d’indifférence apparente » qui révèle le personnage joué, la mise en scène qui masque au contraire le vif intérêt de Ya pour les secrets d’État. Se trahissant mutuellement, ils en viennent à se soupçonner et à retenir les actes et paroles de l’autre comme indices et confirmations de leurs intuitions.

L’interrogatoire, à la fin du roman, peut être lu comme une mise en abyme rétrospective de l’ensemble : il reproduit le motif de l’affrontement entre deux personnages, l’agôn, porté par une énonciation au bord de l’éclatement. Au fil de l’intrigue, le personnage féminin paraît de plus en plus cerné et au terme d’une progression qui se referme comme un entonnoir, l’interrogatoire final produit l’effet d’une souricière. Dès l’amorce, cette scène est placée sous le signe d’une tension extrême : « Vous finirez bien par me dire la vérité. » (BI, 147) L’utilisation du verbe « finir », au futur, formule un ordre

125 Oswald Ducrot, op. cit., p. 11. 126 Id.

et agit à la fois comme technique de persuasion et comme certitude de l’Inspecteur qui prédit sa victoire. À travers « la recherche de la vérité par la “question” », il apparaît que « c'est aussi la bataille, et cette victoire d'un adversaire sur l'autre qui “produit” rituellement la vérité. Dans la torture, il y a de l'enquête, mais il y a du duel.127 »

L’interaction devient alors une chasse à l’homme : « la lutte entre deux purs esprits – celui de meurtrier, celui de détective – constituera la forme essentielle de l'affrontement », affirme Michel Foucault relativement à la « réécriture esthétique du crime128. » Une des caractéristiques de l’interrogatoire policier, selon Oswald Ducrot,

« consiste à poser des questions présupposant ce qu’il veut faire avouer », ce qui se traduit, dans Le bel immonde, par des « pièges à chaque question. » (BI, 148) Cette formulation peut caractériser presque tous les échanges de l’œuvre. Le terme « piège » réfère aux sous- entendus, à un code second selon lequel les mots choisis, les questions posées, ont un autre sens, se formulent dans une tentative en apparence innocente d’obtenir une information spécifique. Il se retrouve également dans le chapitre précédent lorsque, face au conseil restreint, le ministre est la cible de soupçons de traîtrise. Comme le personnage féminin, il semble alors cerné et tente de convaincre le Président de sa loyauté en exposant une stratégie contre le mouvement rebelle. Son argumentaire terminé, la narration interroge : « Avait-il déjoué les pièges ? » (BI, 146) La question trahit l’incertitude des personnages face à des « pièges » invisibles parce qu’inconnus d’eux. Ils ne savent pas précisément de quoi ils sont accusés ni les preuves qui les inculpent : ils avancent à tâtons, avec la persuasion pour seule arme.

Lors de l’interrogatoire de Ya, comme dans l’ensemble du roman, « dire la vérité » est le point de mire, la fin escomptée de chaque dialogue, où la question apparaît comme le « privilège exclusif du sujet occupant la position dominante129 ». À trois reprises,

l’Inspecteur accuse ouvertement Ya : « vous mentez » (BI, 149-153-154). De plus en plus rapprochés, ces constats augmentent la tension et discréditent la parole du personnage féminin. En narratrice-personnage, Ya commente le déroulement de l’interrogatoire : « C’était chaque fois pareil : une affirmation sans preuve, mais qui par un étrange hasard

127 Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 52. 128 Id. p. 82.

mettait en morceaux mes certitudes » (BI, 150) La joute reproduit « chaque fois » un même schéma. L’Inspecteur attaque, à coup d’inductions, et Ya esquive, niant à demi-mot. Ils inventent ainsi tous deux une réalité probable, qui concorde avec leur objectif respectif : inculper ou disculper Ya. Ainsi, l’« affirmation sans preuve » de l’Inspecteur équivaut à « présupposer un certain contenu, [qui place] l’acceptation de ce contenu comme la condition du dialogue ultérieur [… et] transforme du même coup les possibilités de parole de l’interlocuteur130. » Il tente ainsi de la faire avouer par des présuppositions qui, si

acceptées par Ya, la révèleraient ; tandis que les « certitudes » de Ya traduisent sa conviction en la solidité de ses mensonges et omissions, auxquels elle doit croire elle-même pour en persuader son interlocuteur.

Le dialogue évolue ainsi dans une zone floue, où tous deux retiennent certaines informations pour ne livrer que celles qui servent leur but respectif. L’Inspecteur semble percevoir les failles du discours de Ya et utilise la menace de manière martelée : « vous feriez bien de ne plus jouer… » (BI, 158) Face au silence et aux incohérences de Ya, il entrevoit le personnage qu’elle incarne pour échapper à son rôle effectif et c’est ce personnage qu’il tente de révéler par des « affirmation[s] sans preuve » telles que : « Vous êtes membre de ce foutu mouvement de libération ? ». Il « désire faire avouer [à Ya] une vérité qu’il connaît (ou soupçonne)131 », par une « question rhétorique, vraie fausse

question, qui doit ni plus ni moins être traitée comme une assertion132 ». Ya lui répond

néanmoins : « Non, Monsieur » et renchérit dans la narration en répétant : « Eh bien non, me disais-je. » (BI, 149) L’autoréflexivité du verbe « me disais-je » relève du dédoublement énonciatif abordé précédemment, jeu par lequel le personnage commente son propre acte d’énonciation. De même, elle affirme : « Je suis incapable de vous dire les dates… » et immédiatement après, dans la narration : « Et c’était vrai. Je ne me souvenais plus de l’époque où la presse avait annoncé la mort de père. » (BI, 149) Elle justifie ses réponses, évalue leur valeur de vérité et tisse ses mensonges à partir de faits réels pour échapper à l’Inspecteur qui la pousse à se contredire et à se dévoiler ce qu’ultimement, la fiction ne permet pas jusqu’à la fin.

130 Oswald Ducrot, Dire et ne pas dire, op. cit., p. 91. 131 Catherine Kerbrat-Orecchioni, La question, op. cit., p. 16. 132 Ibid., p. 100.

La question marque ainsi l’ensemble des interactions et semble, « lorsqu’elle survient dans un contexte totalitaire, assimilable à une véritable torture133 ». En effet, dans

le contexte de crise qui est celui du roman, les rapports interpersonnels reproduisent la forme du duel, d’interrogatoires où la question agit comme une « mise en demeure134 » de

l’interlocuteur. Analysant le silence du ministre et de Ya par rapport à leur trahison réciproque, Justin Bisanswa souligne que, dans Le bel immonde, « nous assistons donc à une mise en parallèle de la résistance et de la parole, comme s’il s’agissait de vaincre la résistance par la parole, vaincre la résistance de la parole, ce qui revient à poser que la résistance de la parole équivaut à la résistance des corps135. »