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CHAPITRE 1 – L'ÉCART

2. L’individu et le collectif

2.3 Double jeu et ambivalence

L’emprise du social sur l’individu s’observe notamment chez le personnage féminin. À partir du moment où Ya est investie d’une mission d’informations par les membres de son village, son rôle d’espionne et celui de partenaire amoureux se superposent et se contredisent tour à tour. Son double jeu engendre des espaces d’indétermination où le personnage ne sait quel rôle tenir, quelle allégeance choisir pour survivre. Cette posture crée une ambiguïté au niveau de l’interprétation de ses paroles et de ses actions : chaque

affirmation peut presque aussitôt se voir infirmée par une autre ou peut prendre plusieurs significations concomitantes. Les apparences se déconstruisent et toute conviction est réduite à néant, dans une remise en question permanente du sens de l'œuvre.

Ses rôles simultanés engendrent deux lignes narratives qui se côtoient, notamment dans le premier chapitre où Ya prend la parole en narratrice-personnage, un soir où le ministre la retrouve dans leur chambre et la réveille. Intimement imbriqués l’un dans l’autre, les rôles du personnage engendrent une impression d’étrangeté, de tension, qui entre en décalage avec la discussion banale qu'a le couple à ce moment. La première trame montre Ya amoureuse : « il se mit à parler et, du coup, je sentis la vie renaître en moi. Le soleil sortait de sa bouche, me chauffait. Je me laissais faire, emportée par sa parole. J'étais hors de toute frontière, libérée. » (BI, 122-123) La focalisation interne engendre une proximité avec le personnage et donne une impression de sincérité à son propos. La quotidienneté de l'échange est transcendée par l'intensité des émotions vécues : chaque phrase de la citation met en parallèle l'acte d’élocution du ministre et l'effet presque magique qu'il produit sur Ya, à l'écoute, silencieuse. La parole du ministre est ainsi associée au soleil qui réchauffe et à un mouvement qui emporte, forces productrices de vie, de renaissance et de chaleur chez la jeune femme. L'abandon au sentiment amoureux est alors associé à la liberté et le champ lexical de la plénitude la montre « comblée », « satisfaite » (BI, 123) par la simple présence du ministre.

La démesure du langage qui traduit cet amour se heurte aux doutes jusqu'alors sans cesse reformulés par Ya. À cela s'ajoute la rupture qui survient à la lecture lorsque la narration glisse vers la discussion qu’ils ont eue le matin même, au téléphone. Ce souvenir de Ya contredit ses expressions de renaissance et de lumière en introduisant sa critique de l’attitude du ministre à son égard. Le personnage féminin avoue alors les modalités du jeu : « Il me fallait plier, lui être reconnaissante pour des fantaisies qui, comme chaque fois, rejoignaient son axe. » (BI, 123) Le tableau idyllique peint au début du chapitre se rompt ici par l’expression de la lassitude, « comme chaque fois ». Les verbes « falloir » et « plier » traduisent la double contrainte qui pèse sur Ya, forcée par le ministre d’être telle qu’il la veut — « reconnaissante pour ses fantaisies », « la plus belle des femmes » (BI, 123) — et par les membres rebelles de se conformer aux désirs de son amant. Le double jeu apparaît à

contrejour, par l’introduction, dans le dialogue du soir, du souvenir de la discussion du matin, qui s'insère au même niveau dans la narration intérieure du personnage féminin et engendre une confusion temporelle. L’analepse semble donner accès aux pensées « réelles » de Ya, tandis que le récit premier la montrerait incarnant simultanément ses deux rôles, celui d’amoureuse et d’espionne. Pour reprendre les mots d'Erving Goffman, le personnage parvient, par « transplantation », à « enchâsser le jeu fugitif d'un rôle dans l'incarnation plus durable d'un autre93 ». Son allégeance passant alternativement du ministre aux rebelles, les

jeux s'emboîtent l'un dans l'autre, durables, et c'est son vécu singulier, sa révolte intérieure qui paraît ne poindre que fugitivement.

L'ambivalence du personnage se situe notamment dans le dédoublement d'une posture où être fidèle envers un parti implique de feindre la loyauté envers l’autre parti. Lorsque, sous la contrainte, elle renoue avec le ministre, la narration commente le renversement opéré : « tu savais que le moindre de tes gestes aurait, chaque fois, un autre élan. Tes gentillesses comme tes sourires ne seront que des paravents. » (BI, 96) L'expression « le moindre de tes gestes », liée à l’énoncé itératif « chaque fois », circonscrit la subordination totale du personnage au rôle qu'il lui est demandé d'incarner. Dans les termes d’Erving Goffman, le personnage féminin parvient, par « phénomène d’auto- personnification », à la « simulation de [lui]-même », qui transforme « le train-train conjugal en un spectacle ironique94. » Le « spectacle ironique » se retrouve dans l’opération

de travestissement, de déguisement du personnage où, par déplacement, la même gentillesse et le même sourire prennent un « autre élan ». Ils deviennent alors parties prenantes d'une nouvelle mise en scène, dans laquelle ils occupent la fonction de « paravents », voilant l'intention véritable qui les motive – la récolte d'informations confidentielles – sous l’apparente continuité d'une même liaison, d'un même jeu de séduction. Dès lors, ses paroles prennent deux sens, deux élans simultanés dans la mesure où « les mêmes mots peuvent incarner des mouvements différents de jeux différents95 ».

Dans ce sens, des affirmations comme « tu lui étais reconnaissante » (BI, 110) paraissent ambiguës à la lecture, peuvent traduire à la fois et simultanément une expression sincère et

93 Erving Goffman, Façons de parler, op. cit., p. 166.

94 Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. Les relations en public,.op. cit., p. 257. 95 Erving Goffman, Façons de parler, op. cit., p. 64.

un rôle, dans un énoncé où les jeux semblent coïncider. L'allégeance du personnage passe d'un parti à l'autre sans que sa ligne de conduite ne change. « Au milieu de ses va-et-vient tourbillonnants, le personnage se tiendra et se définira le plus souvent à la jointure de ses deux vies96 » et ne semble s'investir réellement que dans sa propre survie.

En effet, son adhésion au mouvement rebelle ne provenant pas plus d’un élan spontané que son amour pour le ministre, le rôle d'amoureuse et celui d'espionne apparaissent en concurrence. Par moments, elle affirme : « avec plaisir, je sentais peu à peu se former en moi un poids de haine contre les miens. Mon pirate me protégerait-il contre eux si je le lui demandais ? » Et quelques lignes plus loin : « Il me faudrait reprendre appui chez les miens si je voulais lui [le ministre] survivre. » (BI, 127) La protection et la survie soulignent un contexte de crise où un danger permanent pousse le personnage à un repli sur lui-même. Tandis qu'elle subit violence et insécurité d'un côté comme de l'autre, le choix de son allégeance sera celui le plus à même de garantir sa survie. L’expression « avec plaisir », associée à la haine des siens, semble trahir un penchant pour le ministre, un désir d’abandon, sinon amoureux, du moins plus confortable. Dansant avec lui, la narration commente : « tu te demandais si ce n’était pas en cet instant que tu vendais les tiens à leurs ennemis […] espérant ainsi, dans l’ivresse d’une soirée, briser momentanément la malédiction des tiens. » (BI, 113) Le personnage, par son interrogation, semble tenté d'arrêter sa propre ambivalence et de déterminer son parti pris véritable, qui s'exprimerait alors par-delà sa rationalité, au niveau des sens et du corps, dans la danse. L'espoir de briser la « malédiction des [siens] » symbolise un désir de liberté par rapport à son enrôlement forcé et à ses origines qui la poursuivent en ville. Toutefois, l’« ivresse d’une soirée » et l’adverbe « momentanément » laissent entrevoir la brièveté de l’accalmie psychologique.

L’ambivalence du rapport de Ya au ministre semble se condenser au cours de la scène de l’interrogatoire final. Dans le fil de la narration de première personne, Ya déclare d’abord : « Je l’aimais, mon pirate. Je l’avais clamé dès le début. Et c’était vrai. » (BI, 158) Les phrases courtes, assertives, renforcent la valeur de vérité accordée à « c’était vrai », par lequel le personnage commente son propre énoncé et atteste de sa sincérité. Cependant, la

96 Justin K. Bisanswa, « Contrepoints romanesques. Poétiques du clair-obscur dans le roman de V.Y.

suite du passage montre la défaillance de ses sentiments. Lors de la lecture par l’Inspecteur d’une lettre du ministre, qui peut potentiellement constituer une preuve de sa culpabilité, le personnage se contredit : « Je le détestais violemment, mon pirate. » (BI, 159) Néanmoins, lorsque la lettre se révèle inoffensive, elle se laisse enfin prendre par l’amertume de sa perte : « Je pleurais mon brave pirate. » (BI, 162) Le parallélisme de ces trois exemples souligne la succession d’émotions apparemment contradictoires vécues par le personnage. Les verbes « aimer », « détester » et « pleurer » confirment cette hypothèse. Le surnom semble lui-même paradoxal : si son sens littéral qualifie un truand, un bandit, le ton affectueux et le déterminant possessif en font une marque de tendresse, manifestant son rapport ambivalent à lui.

Cette scène où, en quelques pages, le personnage féminin passe successivement d’un amour proclamé à la haine, puis à la tristesse, cristallise un projet de mise en scène des paradoxes humains et sociaux. Les écarts se multiplient chez des personnages insaisissables, jamais fixés, qui échappent à l’image que l’autre se fait d’eux et la relation traverse des espaces d’indétermination où elle se redéfinit sans cesse. Le « divorce », pour reprendre la terminologie d’Albert Camus, s’inscrit ainsi au fondement d’une esthétique de la tension. Les membres du couple, à l’instar de l’individu par rapport au collectif, apparaissent comme des aimants aux pôles changeants, toujours entre attirance et répulsion. De l’enchantement d’un idéal rêvé au désenchantement du hiatus entre discours collectif et perception individuelle, les personnages font face au constat d’une « nostalgie d’unité ». Le roman se constitue dès lors comme un prisme, dont les nombreuses facettes donnent une représentation plurielle de chacun des personnages, de leur liaison et de l’environnement social dans lequel ils évoluent. D’ailleurs, à travers la parole de chacun d’eux, c’est la masse mouvante des discours collectifs qui s’énonce. Leurs rapports amoureux reflètent un contexte sociopolitique de violence, dans la mesure où le roman Le bel immonde peut être lu comme une mise en scène du social.