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CHAPITRE 3 – LA MISE EN SCÈNE DU LANGAGE

1. Fiction en représentation

1.1 Artifices avoués

Le bel immonde révèle ses propres mécanismes d’engendrement. La construction de

l’illusion fictionnelle coïncide avec sa déconstruction ; les deux procédés participent d’un même mouvement. En effet, ses éléments constitutifs – les histoires enchâssées, les thèmes convoqués et le lexique théâtral – se donnent comme autant de mises en abyme qui réfèrent à la totalité de l’œuvre et en proposent des clés de lecture. Reflets les uns des autres, ces détails et ces détours renvoient aux stratégies d’écriture d’une œuvre caractérisée par sa réflexivité.

Le thème des apparences trompeuses revient à de nombreuses reprises dans le roman, autant au cœur de la diégèse que dans le langage, participant à la constitution d’« un univers du faux où le “travestissement” est érigé en système194. » Dès le second chapitre, il

est introduit par l’histoire du « capitaine déguisé en femme » (BI, 25), que Ya raconte au ministre. L’anecdote relate l’arrivée d’une nouvelle prostituée au bar, qui se révèle être un homme travesti, trahi un soir par un de ses seins qui roule par terre : « Un faux, évidemment. » (BI, 26) Cette historiette semble se dérouler selon un schéma similaire à celui que Roland Barthes relève dans la nouvelle Sarrasine de Balzac : « narrativement, une énigme conduit d’une question à une réponse à travers un certain nombre de

retards. De ces retards, le principal est sans doute la feinte, la fausse réponse, le mensonge,

que nous appellerons le leurre195. » Il est possible d’extraire un découpage tripartite de

l’énigme : le leurre, « l’ébranlement du leurre196 », comme étape précédant le dévoilement

final et le dévoilement. Cette division permet de décortiquer le processus de l’illusion maintes fois reproduit à plusieurs niveaux dans Le bel immonde. Premièrement, à la question « qui est cette nouvelle prostituée ? », l’énigme trouve réponse dans le leurre : comme Sarrasine tombe amoureux de Zambinella, un castrat, Ya admire le maquillage et la danse du travesti dont elle souligne avec jalousie le « succès » (BI, 26). Deuxièmement, à l’opposé de « Sarrasine [qui] tourne immanquablement l’imposture en preuve197 », Ya

semble pressentir une étrangeté, devine l’imposture lorsqu’elle affirme, parlant de l’homme

194 Marie-Françoise Chitour, Politique et création littéraire dans des romans africains d’expression française

post-indépendance, op. cit., p. 344.

195 Roland Barthes, S/Z, op. cit., p. 39. 196 Ibid., p. 193.

habillé en femme : « elle s’entourait de mystères, provoquait inutilement les hommes. » (BI, 26) Le « mystère » enveloppe comme un voile, laisse entrevoir qu’une réalité est cachée, déguisée. Le caractère inutile de la provocation renforce cette impression de rupture comme si, à trop tenter de donner une illusion crédible, le jeu révèle son intention de « faire croire ». Troisièmement, la réponse se résout dans le dévoilement : le prince Chigi révèle l’identité de Zambinella à Sarrasine qui, une fois la vérité confirmée par le castrat, est sur le point de le tuer ; dans Le bel immonde, le sein roule par terre et le travesti est repéré, arrêté par la police. Par cette courte digression, apparemment anodine, le roman se place sous le signe de la méprise, engendrée par des apparences trompeuses. Le motif du faux-semblant contamine l’ensemble de l’œuvre et les personnages semblent autres qu’ils ne le sont réellement.

Ces trois temps s’observent au niveau du processus de l’écriture du roman. D’abord, « la feinte, la fausse réponse » se lisent dans un langage qui s’écrit par moment à travers une volonté d’exhaustivité. La description des lieux et des vêtements par exemple, donne l’impression d’avoir une prise concrète sur l’univers de l’œuvre, engendre un « effet de réel » pour reprendre la terminologie de Roland Barthes : « supprimé de l’énonciation réaliste à titre de signifié de dénotation, le “réel” y revient à titre de signifié de connotation […] pour faire de la notation la pure rencontre d’un objet et de son expression198 ». Les

tenues, des femmes notamment, sont fortement détaillées – les couleurs, les tissus, les textures, la coupe – dans un texte où le corps féminin est esthétisé et instrumentalisé, devient tour à tour ou simultanément objet de désir et outil de pouvoir. Les vêtements eux- mêmes deviennent aussi charnels que les corps qui les portent, dans une contamination des divers éléments de la fiction entre eux : « elle était jolie, ta petite robe grise en lainage fantaisie. Des surpiqûres mettaient en évidence les bords du long boutonnage. […] Ta ceinture noire, serrée fort, donne à ta taille étroite une simplicité élégante. » (BI, 165) Les descriptions font tableaux et les personnages en viennent à faire partie des décors. La représentation des lieux – le bar, l’appartement de Ya et de son amie, le nouveau qu’elle occupe avec le ministre, la salle de l’interrogatoire – non seulement engendre un effet « d’état de siège » en comprimant les personnages, tel qu’il l’a été démontré

précédemment, mais circonscrit l’espace et semble ne rien laisser dans l’ombre, par des qualificatifs précis, concrets, qui donnent une description totale des lieux.

À quelques reprises, des éléments de réel sont introduits dans la fiction, solidifiant l’illusion par la référence directe à la réalité. Chaque fois que les personnages se retrouvent au bar, les paroles des chansons jouées par l’orchestre s’insèrent dans la narration. La mention des textes de Stefan George, de Moustaki, d’Outta Season, d’Elton John, de Franco Luambo, de Philippe Lavil et de Cat Stevens peut d’abord donner l’illusion « d’authentifier le réel199 », en traduisant l’ambiance du bar par le rappel d’airs

probablement connus du lecteur. À cet effet, Jean-Christophe Kasende avance que les éléments intertextuels – notamment l’insertion des paroles des chansons dans Le bel

immonde – fonctionnent en tant que « donnée d’expérience partagée entre l’énonciateur et

le coénonciateur200 », soit l’auteur et le lecteur. Ces morceaux, empruntés tels quels à la

réalité, confèrent une crédibilité au lieu, lui donnent corps, le rendent « réel ». De même, deux documents sont introduits dans le fil de l’intrigue : le discours du Président de la République à la radio (BI, 80-82), entendu par le ministre et sa femme et caractérisé par cette dernière de « leçon de morale » (BI, 80), et l’extrait de presse du journal Le Monde, lu lors du conseil restreint et commenté ainsi par le ministre : « Monsieur le Président, nous savions tout cela. » (BI, 140) La réaction des personnages à ces éléments établit un dialogue entre la réalité et le roman : ils participent au « masque » tel que le conçoit Todorov, au leurre de la conformité de la fiction à sa trame historique véridique et documentée, qu’elle semble respecter. Tous ces exemples ont en commun d’être typographiquement isolés dans le texte par l’italique et par le retrait, signifiant une scissure, une insertion intertextuelle. Contrastant avec l’ambivalence de la narration, ces passages donnent l’impression d’avoir une prise sur le réel de l’œuvre, agissent comme des assises qui permettent au lecteur d’adhérer à la fiction.

Toutefois, « la dénotation feint d'être le premier des sens ; sous cette illusion, elle n'est finalement que la dernière des connotations201 ». Ces effets de réel, moins le signe

199 Ibid., p. 87.

200 Jean-Christophe Luhaka Anyikoy Kasende, Le roman africain face aux discours hégémoniques. Étude sur

l'énonciation et l'idéologie dans l'œuvre de V.Y. Mudimbe, op. cit., p. 308.

d’une soumission du roman à la réalité, semblent plutôt se laisser absorber par une fiction qui ne réfère qu’à elle-même, engendrant sa « propre crédibilité » : « la société du roman ne commence à vivre que par l’effacement d’un pseudo-réel, auquel elle substitue sa réalité, qui seule donne sens au réel202. » Ainsi, la transcription des paroles des chansons a une

portée métatextuelle, relevée par Marie-Françoise Chitour203 et par Olga Hel-Bongo204. Les

personnages interagissent avec la musique : « elle aurait aimé danser ; s’accrocher à Stefan George » (BI, 17), tout comme le lecteur s’accroche à ces référents qu’il connaît. À deux reprises, Ya reprend les paroles des chansons à son compte pour traduire ce qu’elle ressent pour le ministre : lorsqu’elle est agacée de quitter le bar contre son gré, elle siffle « I’ve

been loving you too long » (BI, 29) ; ou encore, lorsqu’elle s’abandonne au sentiment

amoureux, elle se met « à lui susurrer les paroles qui, dans une rumba de Franco, [les] rivaient l’un à l’autre » (BI, 112). Les paroles des chansons sont mises au service de la représentation des émotions de Ya. Elles montrent « l’autotélisme des personnages, qui évoluent dans un monde intérieur qui se suffit à lui-même205 ».

L’ébranlement du leurre révèle l’illusion fictionnelle proposée par le roman. Alors que les détails de l’œuvre sont congruents, « l’attention [est] attirée par le moindre désaccord206 », comme le souligne Erving Goffman : « Une seule fausse note peut

provoquer une rupture de ton qui affecte la représentation entière207. » Le roman semble

précisément s’écrire par « rupture de ton », multipliant les « désaccords » et « les fausses notes » qui viennent rompre l’illusion romanesque. Les lieux avouent être des « décors » (BI, 98). Lorsque Ya se trouve dans son nouvel appartement, la narration commente : « Ton nouveau domaine était simplement une mise en scène qui te bousculait quelque peu. C’était dans l’ordre des événements. Et depuis hier, neuf heures du soir, tu attendais le coup de gong qui ferait se lever le rideau. » (BI, 98) Les référents au théâtre

202 Claude Duchet, « Roman et société », art. cit., p. 72.

203 Marie-Françoise Chitour dans « L’intertextualité comme indice de la marginalité dans Le Bel Immonde de

V.Y. Mudimbé », art. cit., p. 199-205.

204 Olga Hel-Bongo, « Métatextualité, mise en abyme et anamorphose dans Le bel immonde de V.Y.

Mudimbe », art. cit., p. 184.

205 Ibid., p. 93.

206 Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne 1. La présentation de soi, op. cit., p. 32. 207 Ibid., p. 55.

s’offrent comme les artifices avoués de la représentation romanesque208. L’expression

« coup de gong » commente le texte en train de s’écrire, agit précisément comme une « rupture de ton » et annonce une fiction en attente de son propre dévoilement, symbolisé par le « lever du rideau ».

De plus, les personnages se donnent à penser comme tels : au bar, la narration s’interroge par rapport au ministre : « Jouait-il encore un rôle » (BI, 68) ou encore, elle traduit pour Ya : « Il te fallait savoir que faire, quel personnage prendre. » (BI, 137) Au niveau de la diégèse, les termes « rôle » et « personnage » font référence aux différents masques de personnages aux identités multiples. Toutefois, au niveau de l’écriture, un glissement s’opère : si complexes qu’ils en deviennent presque réels, les deux protagonistes redeviennent dans ces deux cas des êtres de papier. Cependant, au moment même où elle avoue l’illusion romanesque en statuant que les personnages sont fictifs, la narration la réaffirme en s’interrogeant sur eux – « jouait-il », « quel personnage prendre » – comme si elle ignorait son propre déroulement à venir et qu’ils lui échappaient, devenant réels et autonomes. Ainsi, la narration « est ironie à l'égard d'un jeu pipé, conscience critique et auto-critique de l’illusion209 » : le roman sabote sa propre illusion romanesque, se reconnaît

trompeur et imitateur par un jeu constant de masque et de dévoilement par lequel le simulacre craque par endroit, dans d’infimes détails du discours. L’univers de l’œuvre propose une illusion du réel qui, du même mouvement, se trahit, dénonce son propre processus de création. La fiction, comme le travesti de l’histoire de Ya, s’entoure de mystères, par un langage poétique fait d’oxymores où tout est à la fois une chose et son contraire. Elle provoque le lecteur, sinon inutilement, volontairement, lui offrant en appâts des certitudes qu’elle démonte ensuite et des personnages qui échappent à leur propre image, par leurs aveux successifs où ils se révèlent sans cesse autres.

Finalement, le leurre découvert mène au dévoilement : dans Le bel immonde, le langage avoue sa propre incapacité à traduire le réel. L’éclatement formel de la fiction – qui

208 Kenneth Harrow souligne la mise en scène avouée dans ce passage, sans toutefois analyser sa portée

métatextuelle, tel que nous nous proposons de le faire. Kenneth Harrow, « Le Bel Immonde. African Literature at the Crossing », art. cit., p. 987-994.

209 Cécile Cavillac, « Vraisemblance pragmatique et autorité fictionnelle », dans Poétique, nº 101 (février

navigue d’une focalisation à l’autre, subit d’incessants décalages temporels à travers une chronologie dispersée et sans repère – construit un univers romanesque en déconstruction. Le roman se donne comme une illusion de roman210 : il embrasse le théâtre par ses

nombreux dialogues, la poésie par un langage fait d’images et d’évocations qui échappent à la lecture et l’essai par son métatexte211. De plus, les personnages apparaissent comme des

pions. « Dépersonnalisés par le fait que l’auteur leur attribue des noms qui les enferment dans leurs rôles professionnels212 », ils deviennent des pièces stratégiquement positionnées

sur l’échiquier afin d’obtenir une représentation spécifique de la réalité. Instrumentalisés par leur univers social, ils le sont également par le roman qui les met en scène : « la liberté du personnage est dominée par l’instinct de conservation du discours213. » Les personnages

dont le nom commence par une lettre majuscule semblent les plus figés. Le Secrétaire, l’Officier de la Police judiciaire, le Président de la Commission, le Maître, l’Inspecteur endosseraient ainsi des fonctions figuratives, incarnent presque des idées, comme les mots « Police » et « Commission », qui semblent être les manifestations de concepts214. Ils

prennent peu la parole et leurs interventions se limitent à l’exercice de leur rôle : le Secrétaire présente en détail le fonctionnement interne des groupes rebelles, l’Officier de la Police judiciaire interroge les accusés, le Président de la Commission reprend des phrases figées telles que « Il y va de l’avenir de la nation » (BI, 37), le Maître parle par proverbes – « L’eau a jailli du sein de la pierre, dites louange à Dieu et protégez le roc : il vous annoncera des choses merveilleuses » (BI, 79), « le soleil n’aime point qu’on le célèbre lorsqu’il est en vie » (BI, 84) – et véhicule les lois de la Société des Ancêtres. Ces personnages s’offrent comme des coquilles vides : en deux dimensions, ils incarnent une pression sociale sans visage, anonyme, apparaissent comme des agents sociaux sans

210 À ce sujet, Victor O. Aire analyse l’hétérogénéité de la structure du roman, relevant l’insertion du genre

épistolaire, d’un discours radiophonique, d’un article de journal et « de nombreux passages du roman en forme de mémoire ». Victor O. Aire, « Le renouveau technique dans le roman africain. Mudimbé et Sassine »,

art. cit., p. 539.

211 La dimension métatextuelle du roman fait l’objet d’une analyse approfondie dans l’article de Justin K.

Bisanswa, « La traversée du métatexte dans l’œuvre romanesque de Valentin-Yves Mudimbe », dans

Tangence, nº 82 (automne 2006), p. 75-102 et dans celui d’Olga Hel-Bongo, « Métatextualité, mise en abyme

et anamorphose dans Le bel immonde de V.Y. Mudimbe » art. cit.

212 Dorcella Mwisha Rwanika, « V.Y. Mudimbe : écrivain de l'écart ou de la norme », art. cit., p. 276. 213 Roland Barthes, S/Z, op. cit., p. 141.

214 À cet effet, Silvia Riva rapporte les propos de V.Y. Mudimbe dans un interview de 1980 : « Le Bel

immonde c’est un roman sans personnages, ou si... avec des personnages qui n’ont pas de nom. Il décrit tout simplement un type de passion, un type de vie très particulière […] » Silvia Riva, Nouvelle histoire de la

individualité. D’autres, comme l’avocat et le ministre, portent le titre de leur rôle social, mais la lettre minuscule semble permettre un certain écart entre l’individu et sa fonction, une liberté qui s’observe par la complexité du caractère : l’avocat est tiraillé entre sa critique de la corruption des mœurs, incarnée par des lieux comme les bars, et le plaisir qu’il y retrouve pourtant. Justin Bisanswa souligne qu’« en tressant le “il” et le “je”, il [Mudimbe] transforme la personne psychologique du héros en modalité technique du récit, il signifie l’absence de modalité215. » En effet, même le ministre et Ya216 – personnages qui

semblent présenter le plus grand degré d’autonomie – ne peuvent échapper au mouvement de l’œuvre, qui poursuit sa propre destruction, tuant le ministre au passage et ramenant la prostituée exactement au même point où elle l’avait trouvée. À ce sujet, Justin Bisanswa constate que l’œuvre romanesque de Mudimbe est plutôt « contradictoire dans sa dynamique, puisqu’elle avance sans véritablement se dénouer, mais en se lovant sur elle- même, serrant davantage le nœud gordien dont elle procède joyeusement217. »