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L’individu face au pouvoir : enchantement et désenchantement

CHAPITRE 1 – L'ÉCART

2. L’individu et le collectif

2.1 L’individu face au pouvoir : enchantement et désenchantement

Le rapport problématique au collectif s’observe notamment chez le personnage féminin. Confrontée à une justice qui use de la violence, elle passe de l’enchantement au désenchantement, ambivalente face à des discours et à des représentations dont elle ne peut mesurer la portée réelle. Dans le contexte de guerre qui caractérise le roman, le pouvoir est vécu comme un joug auquel, tour à tour, les personnages participent et résistent.

Tandis que les deux premiers chapitres se focalisent sur les intrigues amoureuses de Ya, le troisième chapitre engendre une rupture : le contexte de crise s'introduit ex abrupto dans l'œuvre par la première visite des trois mercenaires de Mulembe. Le personnage féminin est alors victime d'une violence inexplicable et inexpliquée et l'atmosphère de danger et de survie subitement créée est accentuée par son incompréhension. Dès leur arrivée, le chef institue sa toute puissance par son regard, traversé par « un éclat de froide attention, déjà presque de haine, habituel chez les gens qui ont droit de vie et de mort sur les autres. » (BI, 34) Le terme « droit », présent dans cette première citation, revient à deux autres reprises dans le passage : « arbre dressé tout droit au pied du lit » (BI, 34) et « droits comme la justice, presque trop propres dans leurs complets neufs » (BI, 35). Le vocable revêt ici deux acceptions qui se recoupent : l’adjectif traduit la hauteur et la prestance d’une autorité qui s'impose aux deux femmes recroquevillées sur le sol ; le mot est associé à la justice, renvoie à la légitimité, au pouvoir de vie et de mort sur autrui.

Dans ce passage presque silencieux, le pouvoir se lit ainsi dans la corporalité : les termes « presque trop propres » et « complets neufs » entrent en décalage avec le rôle qu’ils viennent jouer. Dans ce sens, lorsque le chef violente Ya, l’écart entre la trivialité du langage et les actes qu’il décrit accentue l’horreur de la scène : « régulièrement, il lui

envoyait de légers coups de pieds, de préférence dans les côtes et le ventre. Proprement, comme s’il évitait de se salir. » (BI, 36). La propreté coïncide ironiquement avec la brutalité. La focalisation sur l’agresseur et les adverbes « régulièrement » et « proprement » montrent une cruauté qui, à l’instar de la justice, est organisée et régularisée, participe à un ordre qui s’impose aux êtres : « Le corps humain entre dans une machinerie de pouvoir qui le fouille, le désarticule et le recompose. […] La discipline fabrique ainsi des corps soumis et exercés, des corps “dociles”.79 » Le pronom « Ils », repris dans tout le passage, regroupe

les trois hommes comme un même bourreau qui assujettit les deux femmes rassemblées comme une même victime sous le pronom « elles ». L’impersonnalisation des pronoms manifeste l’oppression, l’exercice du pouvoir sur des corps faibles, « des corps dociles » et ainsi, comme Zéraffa le souligne chez Kafka, le roman met en scène « un certain protocole de rapports sociaux et de relations d’individus avec l’autorité, un statut de la personne enfin, caractérisés par l’anonymat, l’automatisme, l’irresponsabilité80. » Ainsi, lors de la

seconde intrusion des mercenaires, ils sont « toujours trois, à l’aise dans leurs complets, silencieux, effrayants, sereins. Des monstres réfléchis. » (BI, 53) L'aisance, la maîtrise et le silence sont le propre d’une violence calculée, contrôlée, effrayante parce que sereine. L’oxymore « monstres réfléchis » associe la réflexion à la cruauté, confère une rationalité à l’horreur et la représentation donnée est celle d’un ordre monstrueux, mis en œuvre par des mécaniques humaines.

Au chapitre suivant, le premier rebelle interrogé lors du conseil politique a, au contraire, « l’air misérable [… et] paraissait d’une invraisemblable vulnérabilité » (BI, 41). Cette description entre en contraste avec l'impression de force et de domination des trois mercenaires qui s'introduisent chez Ya. La seconde accusée, une fille très jeune, est brutalisée par celui qui l’interroge. Ces deux représentations contradictoires des rebelles sont significatives des rapports de domination en place dans chacune des scènes où, dans un parti comme dans l’autre, le port du complet – par les mercenaires et par les ministres – apparaît comme symbole de puissance81. Les apparences de rectitude et de justice du

pouvoir sous-tendent la violence des moyens utilisés pour soumettre l’individu. Michel

79 Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 162. 80 Michel Zéraffa, Roman et société, op. cit., p. 158.

Foucault avance que « le tort qu'un crime fait au corps social, c'est le désordre qu'il y introduit : le scandale qu'il suscite, l'exemple qu'il donne, l'incitation à recommencer s'il n'est pas puni, la possibilité de généralisation qu'il porte en lui82 ». À ce titre, dans le roman,

l’expression de la liberté individuelle, au détriment de l’appartenance au groupe, devient presque un crime.

D’abord choquée par la brutalité dont elle est victime, Ya comprend, lors de la seconde visite des mercenaires, les raisons de cette correction. Elle se positionne alors de manière ambivalente par rapport à cette violente réintroduction dans sa collectivité d’origine. Dans son monologue, le chef insiste sur l’unité de la communauté, par les termes « peuple », « les nôtres » et « les hommes et les femmes de chez nous », qu’il formule en opposition à l’individualité et à l’avilissement des deux femmes prostituées, sanctionnées par la violence. Au sujet de ce passage, Joseph Ndinda souligne que « les actions et les discours sont répressifs, persuasifs, incitatifs ». Il reprend ensuite les mots de Pierre Ansart : « le discours fonctionne, en permanence, comme un code de régulation, de mobilisation et de répression des déviances83 ». La symbolique d’un collectif englobant agit

chez Ya comme un déclencheur, lui rappelle des souvenirs d'enfance qui dressent un portrait idyllique du village et du passé. Elle se remémore les paroles de sa grand-mère : « vous étiez les doigts d’une même main, les membres d’un même corps. » (BI, 55) Le « vous » est inclusif et la répétition du terme « même » renforce l’unité de l’appartenance. La métaphore presque proverbiale introduit dès lors un idéal d’union de la famille conçue comme un tout organique indivisible dont l’individu fait nécessairement partie. Ces paroles et le discours du chef génèrent chez le personnage féminin « la frénésie d’un sacrement, celui d’une commune origine, en même temps que les mystères d’une parenté de sang. » (BI, 57) Par l’association des termes « commune origine » et « parenté » avec « frénésie », « sacrement » et « mystère », le personnage semble renouer avec le collectif par un lien qui tient du sacré. La communauté devient une « nouvelle clé » dans la « communion de l’espérance » (BI, 59), donne un nouveau sens au personnage qui a dès lors l’impression de s’inscrire dans une globalité qui la dépasse. Par le lexique utilisé, le

82 Ibid., p. 110.

83 Joseph Ndinda, « V.Y. Mudimbe et l'ordre établi. Fonctionnement et remise en question de l'institué dans

roman engendre un parallèle entre l’adhésion sociopolitique et la conversion religieuse : toutes deux semblent être le fruit d’un acte de foi et répondre à un désir d’unité et à une quête de sens de l’individu.

L’adhésion de Ya au mouvement de rébellion paraît ainsi s’accomplir dans l’enchantement. Toutefois, dès le chapitre qui montre son enrôlement, le souvenir de sa rupture avec le village lui revient : « Tu t’aperçus que tu avais basculé dans un autre univers, pour survivre. » (BI, 56) Cette citation met en opposition deux mondes, où celui de la communauté apparaît comme un espace de tension, qui étouffe l'individu et le contraint à la fuite pour sa survie. Elle montre rétroactivement le départ de Ya de son village natal, qui lui proposait « le mariage comme seul possible dans une absence totale d’avenir » (BI, 56). Pour le collectif, selon Foucault, « il s'agit d'organiser le multiple, de se donner un instrument pour le parcourir et le maîtriser ; il s'agit de lui imposer un ordre84 ». L’univocité

du discours social donne le mariage à penser comme « seul possible », ce qui équivaut, pour le personnage, à « une absence totale d’avenir », traduisant l’impasse vécue et fuie par Ya. À partir de ce moment, le thème de la trahison se reproduit incessamment dans l’œuvre. Tandis que les « siens » ne lui offrent que violence et brutalité, elle oscille entre cette appartenance sacrée au collectif et sa révolte individuelle, ce désir de liberté qui l’a poussée à quitter son village pour la ville. Dans ce sens, les pronoms les « siens » ou les « tiens » ponctuent le roman, traduisant l’omniprésence de cet ordre auquel elle a tenté d’échapper en allant en ville, mais qui la rattrape et l’asservit à nouveau.