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Le rôle spécifique du médecin généraliste dans l’accompagnement psychologique des

décorporalisation, somatisation, préoccupations de santé

Sur le plan psychologique, notre travail témoigne d’une grande prévalence des troubles psychiques et de pathologies psychiatriques avec un taux de 76 % de personnes concernées, 13 personnes sur 17 ayant décrit une souffrance psychique et/ou étant suivies par un psychiatre dans notre étude.

Comme nous l’avons vu précédemment, les rapports officiels font état d’un manque de données quantitatives concernant la santé mentale (10, 23). Nos résultats concordent cependant avec les constatations des acteurs de terrain, faisant état de la fréquence des troubles anxieux, des troubles du sommeil et de problématiques de somatisation (11, 23). Nous notions par ailleurs une prévalence non négligeable de pathologies psychiatriques chez les femmes nigérianes (syndrome dépressif sévère, syndrome de stress post traumatique, etc.) avec un taux de 90 % soit 7 femmes sur 8 concernées par un suivi spécialisé.

Il semblait exister un lien entre les violences vécues et les souffrances psychiques présentées par les patientes. Si le caractère insécuritaire de la rue était nettement énoncé, nous constations également l’impact des traumatismes physiques et psychiques liés au parcours migratoire des femmes.

Les définitions du psychotraumatisme sont variables et ont évoluées au cours des années. Selon le DSM-V, il s’agit de troubles présentés par une personne ayant vécu un ou plusieurs évènements traumatiques ayant menacés son intégrité physique et psychique ou celle d’autres personnes présentes, et ayant entrainé des troubles psychiques durables liés à ce traumatisme (symptômes d’intrusion, évitement, altération des cognitions et de l’humeur, modification de l’état d’éveil et de réactivité) (74). Nous retrouvions ces éléments au travers de la parole des femmes, témoignant de l’impact du psychotraumatisme sur leur santé physique et psychique.

Les compétences du médecin généraliste dans l’accompagnement psychologique des patients sont décrites dans la définition des soins primaires et font partie intégrante des caractéristiques du médecin traitant (26, 68). Bien que les spécificités de notre recrutement et l’hétérogénéité du paysage prostitutionnel ne permette pas d’extrapoler nos résultats à l’ensemble du public prostitué, cette notion semble prendre tout son sens dans la prise en charge du public rencontré dans notre étude. En effet, si les patientes exprimaient tout d’abord un besoin de soutien et d’écoute au regard de leurs difficultés psychologiques, il paraît également nécessaire de souligner l’impact potentiel de ces souffrances sur l’état de santé des personnes et des spécificités de prise en charge en lien avec la somatisation fréquente des troubles observés. La prise en considération du rôle du psychotraumatisme sur la santé mentale des personnes en situation de prostitution apparaît comme un des éléments clefs de l’accompagnement psychologique de ce public.

scientifique du Québec mentionne ainsi qu’il était apprécié que « les intervenants comprennent mieux

les expériences qu’elles ont vécu et qu’ils reconnaissent les circonstances qui les ont menées à s’impliquer dans les activités de prostitution » (71).

L’investissement du médecin généraliste dans l’exploration des troubles psychiques et du psychotraumatisme, l’expression de son soutien et de son engagement dans cet accompagnement par une écoute attentive, et la prise en considération de leur retentissement sur la santé des personnes apparaît comme une des priorités lors de la prise en charge de personnes répondant aux caractéristiques de la population rencontrée dans notre étude.

Notre travail mettait en exergue la confiance portée au médecin généraliste du fait de son savoir scientifique et de son statut social spécifique de « soignant du corps et de la psyché ». De ce fait, il apparaissait comme un interlocuteur privilégié et recherché en cas d’interrogations ou d’inquiétudes des patientes. Ce rôle du médecin généraliste était très fréquemment retrouvé dans nos entretiens, au même titre que l’expression itérative de doutes, de préoccupations et de questionnements des femmes concernant leur santé.

Nous pouvons trouver plusieurs facteurs expliquant ce constat. Tout d’abord, la plupart des patientes avaient une conscience des risques sanitaires encourus lors de leur activité, vectrice d’inquiétudes concernant leur intégrité physique et l’impact de ceux-ci sur leur santé. Par ailleurs, les expériences de vie de chacune, pourvoyeuses de traumatismes multiples et d’effractions corporelles répétées, tant lors de leur exercice de prostituées que lors de leurs parcours migratoires, semblaient s’exprimer au travers de ressentis physiques et psychiques douloureux, allant jusqu’à ce que nous avons appelé « somatisation ». À l’écoute de ces symptômes, les patientes tendaient à solliciter le soignant afin de trouver une explication à ces souffrances.

Notre travail porte un regard différent et met en perspective l’étude de Judith Trinquart, traitant sur les conséquences du phénomène de décorporalisation sur l’accès aux soins des personnes (75). Ce phénomène a été décrit pour la première fois dans sa thèse, et correspond à « un processus de

modification physique et psychique correspondant au développement de troubles sensitifs affectant le schéma corporel et engendrant simultanément un clivage de l’image corporelle, dont le résultat final est la perte de l’investissement plein et entier de son propre corps par une personne, avec pour conséquences la perte du soin de son corps et de sa santé. Ce processus est provoqué par la nécessité de s’adapter à un contexte d’effractions corporelles répétées et régulières, ou imposant un vécu d’instrumentalisation extrême du corps de l’individu ». De ce fait, la décorporalisation des personnes serait à l’origine d’une atteinte de l’image corporelle responsable d’une impossibilité de prendre soin de soi-même, « la notion de mêmeté étant profondément lésée », avec des comportements d’auto- négligence voire d’autodestruction. Bien que le processus de décorporalisation soit nettement apparu dans notre travail au travers de la parole des femmes, celui-ci ne se révélait pas comme un facteur

de notre étude, la majorité des femmes étant déjà insérées dans un processus de soin, soit par un médecin généraliste, soit dans une association. Au contraire dans notre étude, les patientes rencontrées semblaient « concentrer » leurs souffrances sur une image corporelle traumatisée, trouvant une expression et une traduction de celles-ci dans un symptôme répété et/ou inexpliqué. Ce phénomène serait alors une autre expression du trouble du schéma corporel induit par la répétition de violences ou d’effractions physiques.

Pour le Dr Trinquart, la décorporalisation est à l’origine d’un « mécanisme on-off », à l’origine de perceptions sensitives antagonistes se traduisant de manière alternative, concernant la sensibilité nociceptive, sans lésion organique associée. In fine, ce phénomène conduirait à une « asymbolie à la

douleur (…) et une angoisse peu importante accompagnant le discours sur les symptômes » (75).

Nous ne constations pas ces traductions physiques dans notre étude, les femmes exprimant au contraire des symptômes intenses et pourvoyeurs d’angoisses sur leur santé, justifiant un recours fréquent au médecin.

Au-delà des douleurs ou de symptômes portant sur la sphère génitale, nous notions des sollicitations de consultations gynécologiques afin de faire un « chek-up » complet et de s’assurer de leur « bonne santé ». Cette notion est décrite dans la thèse de Marie Odendall traitant des obstacles à l’accès aux soins des personnes en situation de prostitution à Paris (50). Elle mentionne notamment la fréquence des consultations de médecine générale motivées par un souhait de réaliser un bilan complet de leur santé gynécologique chez les femmes nigérianes. Notre expérience de terrain s’accorde avec ce constat, avec des demandes fréquentes d’examens de dépistages ou de radiologie afin de s’assurer de l’absence de pathologie organique : bilans biologiques hormonaux ou infectiologiques, échographies abdomino-pelviennes, etc.

L’absence de systématisation anatomo-physiologique des troubles et de lésions organiques associées décrites par le Dr Trinquart étaient quant à elles retrouvées dans notre travail, avec une expression des symptômes physiques floue et variée, fréquemment sans étiologie retrouvée malgré des investigations répétées : douleurs abdominales diffuses, céphalées non systématisées, troubles musculosquelettiques inexpliqués, etc.

La compréhension par le soignant de l’expression de ces troubles physiques et de leur lien avec les conséquences psychiques de souffrances itératives et de traumatismes répétés apparaît comme indispensable à une prise en charge globale et considérant la complexité médico- psychologique de ces plaintes.

C. Parcours de santé, inégalités sociales de santé et rôle spécifique du médecin