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L E CAS A400M : UN EXEMPLE INEDIT MAIS EDIFIANT J EAN J OANA ET A NDY S MITH

2. L’A400M FACE AUX TRANSFORMATIONS DE LA PRODUCTION D’ARMEMENT

2.2. L’A400M hors du secteur de l’armement

2.2.2. Le rôle du Parlement

Le parlement n’a qu’un rôle limité dans la conduite des programmes d’armement en France. Le cas de l’A400M ne fait pas exception à la règle, même si la nature européenne du programme a contribué à rendre encore plus visible cette faiblesse. Ces faibles capacités de contrôle n’excluent pas cependant que les parlementaires soient considérés comme une éventuelle ressource pour les acteurs administratifs ou industriels qui défendent le programme.

— De faibles capacités de contrôle

De manière générale, les différents acteurs associés à la conduite du programme au sein de la DGA ou d’Airbus industrie soulignent le faible rôle tenu par le parlement. Tous soulignent le manque de compétence de ses membres. Celle-ci ne tient pas seulement à la technicité des programmes et des matériels produits, mais aussi aux faibles moyens dont disposent les parlementaires pour se prononcer sur ses aspects financiers.

En effet, on retrouve vis-à-vis des parlementaires une attitude comparable à celle que les « techniciens » de la DGA affichent à l’égard de leur ministère de tutelle et des politiques en général. Quelle que soit leur position au sein de l’organigramme, ils soulignent volontiers l’incompétence des élus en matière d’armement et leur manque de maîtrise des aspects techniques du programme. Lorsque des questions leur sont posées par ces derniers, elles sont

434 Ibid.

435 Une telle analyse impliquerait logiquement de regarder de plus près les conséquences d'un système de

considérées comme extrêmement générales et peu en phase avec ses enjeux réels436. Cette

vision est d’ailleurs partagée par les représentants de l’industrie. En atteste le jugement sans appel formulé par un ancien cadre d’Airbus Military à propos du rapport rendu par Arthur Paecht en 1994 :

« Arthur Paecht a fait un rapport que j’ai trouvé décevant, parce que par rapport à la somme

d’informations dont il a disposé, il obtient un résultat qui n’est pas totalement cohérent »437.

À la différence des critiques formulées à l’encontre des représentants de l’exécutif, cette incompétence renvoie, aux yeux des acteurs du secteur, à une absence d’intérêt, plus générale, pour les questions de défense. Ce qui apparaît en cause, c’est l’incapacité des élus, et des acteurs politiques dans leur ensemble, à faire de ces questions de défense un enjeu de débat à part entière. Plus que pour des membres du gouvernement, les usages spécifiques dont le programme peut faire l’objet sur le plan politique apparaissent illégitimes à leurs yeux. Dans cette perspective, on dénonce volontiers le caractère « localiste » des interventions des députés, soucieux de défendre les intérêts, notamment en terme d’emploi, de leur circonscription, mais peu sensibles aux orientations plus globales de la politique de défense dans laquelle s’insère les programmes :

« Ils sont assez rares ceux qui connaissent les enjeux de la défense. La plupart s’inscrivent à la

commission de défense pour défendre l’emploi dans leur circonscription. Il y a quand même des spécialistes dans les partis. Mais ce n’est pas un thème très porteur politiquement, donc on n’y retrouve pas de ténor. A quelques exceptions près : on trouve quelques hommes politiques qui ont une vision de la défense plus large que celle de leur territoire d’élection : Fillon, Lelouche, Quilès, Boucheron… »438.

Pour autant, la responsabilité de cette situation n’est pas perçue comme incombant uniquement aux élus. De manière plus générale, ce sont les liens entre le ministère de la défense et les commissions parlementaires en charge de ces questions qui sont mises en cause439. Plusieurs représentants de la DGA ont ainsi souligné l’absence de communication et

de recherche d’un débat public sur ce type de questions, bien au-delà du seul cas de

des années 1990. De nombreux interviewés, y compris des britanniques, ont souligné les risques industriels et militaires d'une telle approche.

436 « Les élus sont peu actifs sur ces questions : on a des questions parlementaires très générales : sur les retards

du programme et ses répercussions sur telle ou telle industrie, sur les services de maintenance de l’Armée de l’Air, etc… » (Entretien, un membre du SPAé/DGA, le 15/05/2002).

437 Entretien, un cadre d’Airbus, le 18/10/2002.

438 Entretien, un membre de la DCI/DGA, le 25/02/2002. 439 Entretien, un membre du GICAT, le 19/03/2003.

l’A400M440. En l’occurrence, le caractère déterminant du vote du Bundestag, attendu au

moment où les entretiens ont été réalisés, a fréquemment servi de contre-exemple à nos interlocuteurs pour mieux souligner la faiblesse du débat sur ces questions en France441.

Mais au-delà des aspects techniques du programme, c’est le peu de données financières fournies aux élus qui est incriminé pour expliquer leur faible intervention sur ces types de questions. On l’a vu, l’essentiel de la contrainte financière passe à travers les relations qui s’instaurent, de manière plus ou moins ouverte, entre le ministère des finances et les différentes instances du ministère de la défense. Dans cette perspective, le contrôle exercé par les parlementaires est d’autant plus réduit qu’il repose rarement sur des données chiffrées. C’est tout au moins l’avis exprimé par un ancien membre de la cour des comptes ayant particulièrement suivi le dossier de l’ATF. L’opacité de la planification élaborée par les Etats- Majors, le manque d’information sur ces détails contribue à ses yeux à limiter l’intérêt des rapports produits par les parlementaires, notamment dans le cadre d’un programme comme celui de l’ATF :

« Les rapports parlementaires, ils sont bien mais il y manque toujours les éléments chiffrés. On ne

met pas le parlement en position de mettre des chiffres en face de rubriques, d’étudier des chiffres annualisés »442.

Le parlement n’a guère été considéré par les partisans du programme ATF comme un obstacle possible à son développement. Ses capacités de contrôle sont considérées comme trop faible pour avoir un impact déterminant sur ce type de question. Cela n’exclut cependant pas que des efforts particuliers aient été faits à destination des élus.

— Le parlement : une ressource potentielle

Les travaux que K. R. Mayer443 consacrent aux pratiques de « Pork barrel »

(clientélisme) qui lient les industries d’armement américaines aux membres du congrès aboutissent à des conclusions très nuancées. L’auteur souligne que, alors même que l’impact de ces pratiques sur la vie d’un programme est plus que limitée, les entreprises américaines veillent scrupuleusement à ménager les intérêts et les susceptibilités des représentants et des

440 Entretien, un membre de la DCI/DGA, le 19/03/2003. 441 Entretien, un membre de la DSA/DGA, le 29/01/2003. 442 Entretien, un conseiller à la cour des comptes, le 27/02/03.

membres du Sénat. Il en découle une pratique du saupoudrage en matière de sous-traitance et un financement systématique des activités des élus appelés à se prononcer sur les programmes. Alors même que le contexte institutionnel y est nettement différent, on retrouve des pratiques similaires en France. Le cas du programme ATF montre comment le soutien des parlementaires, pourtant démunis dans le suivi des programmes, est systématiquement recherché.

Le programme A400M a particulièrement mobilisé les parlementaires. A travers des rapports rédigés au nom de commissions, comme celui rendu par Arthur Paecht en 1994. Mais aussi à l’occasion de réunions ou de colloques auxquels les élus étaient associés. C’est notamment le cas des rencontres organisées à l’Assemblée nationale ou au Sénat ; par Pierre Pascallon, ancien député, autour du thème du transport militaire et du projet ATF en 1996 puis 2000444 ou de la présentation de ce même programme par le Général Rannou, alors chef

d’Etat-Major de l’Armée de l’Air445, dans le cadre des sixièmes rencontres parlementaires

Paix et défense, organisée conjointement par des membres des commissions de défense et des affaires étrangères de l’assemblée nationale en 1999. Ce type de manifestations a ainsi été l’occasion de donner formellement l’occasion à différents acteurs associés au programme, militaires ou administratifs, d’en présenter les enjeux et de les défendre.

Dans le cadre de l’A400M, les représentants d’Airbus se sont appliqués à rechercher le soutien des élus chaque fois que cela était possible ou nécessaire. La nécessité de passer outre la décision prise en France de supprimer tout financement au développement du programme a ainsi justifié un travail de sensibilisation « tout azimut ». Le vote du budget du ministère de la défense est ainsi considéré comme un enjeu majeur, sans que cela exclu des actions plus régulières d’information auprès des élus :

« Pour le vote des budgets, il n’y avait plus rien pour l’A400m. Il a fallu remonter la pente pour

assurer les financements, avec un lobbying sur tous les députés, leur expliquer la démarche commerciale, la logique du contrat, en commission de défense, des députés de tous bords… Le jour où le budget a été voté, le lancement du programme était assuré côté français. Après, c’est de l’info, mais le programme est sécurisé en France, comme dans tous les pays sauf l’Allemagne. Je

443 Mayer Kenneth R., The Political Economy of Defense Contracting, New Haven, Harvard University Press,

1991.

444 P. Pascallon dir., Quelles perspectives pour le transport aérien militaire français, Paris, L’Harmattan, 2001. 445 Gal J. Rannou, « Un programme commun européen : l’avion de transport futur », dans J. M. Boucheron, A.

Paecht, dir., Le prix de la défense, sixièmes rencontres parlementaires Paix et défense, MSM conseil, Paris, janvier 1999, p. 86-95..

suis allé au vote du budget de la défense. Ils ont parlé de l’A400M en le citant en exemple, de tous les cotés. Il y avait un consensus, qui soulignait la bonne approche, ça fait plaisir »446.

Dans cette perspective, la sensibilisation des élus s’est surtout faite au niveau national. Plus que le soutien des élus dans la circonscription de laquelle l’industriel a son siège, c’est celui des élus spécialisés sur ces questions et susceptibles de se prononcer sur le dossier au parlement qui a été recherché. Mais même dans ces cas, et malgré les efforts déployés, les retombées de ces pratiques sont apparues douteuses aux intéressés :

« Des parlementaires sont passés ; Paecht, mais d’autres aussi : Douste Blazy, par exemple, avant

d’être maire de Toulouse, etc… j’ai toujours été déçu par les politiques parce que je me demandais qui était le client et qui était le demandeur : Nous on essayait d’avoir l’appui des politiques dans les débats parlementaires, mais je ne suis pas convaincu que certains parlementaires aient été déterminants. Par contre, un certain nombre de politiques trouvaient dans l’A400M une caisse de résonance pour leur publicité personnelle. On en a eu aussi des élus locaux, mais je ne suis pas certain que ce soit l’influence la plus forte. L’influence la plus forte, ce sont ceux qui se sont intéressés en tant que groupe parlementaire défense, ce ne sont pas les politiques locaux ou les élus qui ont fait la différence. Arthur Paecht était à l’époque à la Commission des finances. On profitait du salon du Bourget pour inviter la commission de défense. Il n’y avait pas de rapports parlementaires réguliers, mais il y avait surtout des séances de question au cours desquelles les patrons de l’industrie de l’époque étaient entendus par les commissions pour évoquer la question. Donc on leur préparait des dossiers. C’est par le biais de ces auditions au sein de la commission de défense que les choses passaient surtout. La Commission de défense convoquait à ses auditions autant des industriels, que des militaires, etc… Donc ils pouvaient se faire une idée. Après, qu’est-ce que cela pesait, je ne sais pas… »447

Alors même qu’ils sont convaincus du peu d’impact des élus sur les programmes, les représentants de l’industrie considèrent comme nécessaire d’entretenir des relations avec ces derniers. Cette irrationalité apparente doit cependant être tempérée dans le cadre du programme A400M. D’abord parce que la nature européenne du programme a accentué l’intérêt d’une action à destination des parlementaires, dès lors que leur capacité de contrôle dans certains des Etats partenaires étaient plus importantes qu’en France448. Ensuite parce que

cette action de sensibilisation est en général incluse à celles qui sont menées à destination de l’exécutif et des différents ministères impliqués dans la mise en place du programme. En l’occurrence, ce sont les services des political affairs des différentes sociétés composant le consortium Airbus qui ont été mobilisés. Composés le plus souvent de membres d’anciens membres des cabinets ministériels, ils ont assuré aux représentants d’Airbus un accès privilégié aux ministres concernés, mais ont certainement contribué aussi, du fait de ce recrutement particulier, à marginaliser la prise de contact avec les parlementaires449.

446 Entretien, un cadre d’Airbus, le 25/06/02. 447 Entretien, un cadre d’Airbus, le 18/10/02.

448 Entretien, un ancien cadre d’Airbus Millitary Corporation, le 25/06/02. 449 Entretien, un cadre d’Airbus, le 25/06/02.

Si les actions à destination des parlementaires sont réelles, il convient donc de ne pas en surestimer l’importance. Pour l’ensemble des acteurs intéressés au développement du programme, elles apparaissent comme un impératif, sans qu’ils en attendent pour autant de résultats majeurs. Le Parlement apparaît dès lors comme une institution peu redoutée, mais qui peut constituer une ressource potentielle, notamment pour conforter l’assise du programme vis-à-vis des représentants de l’exécutif.