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3. INTERETS ORGANISES ET JEUX D’INSTITUTIONS : VERS DE NOUVELLES PRATIQUES SECTORIELLES ?

3.1. La transformation du pôle industriel de l’armement terrestre : la création de GIAT industrie.

3.1.1. Le poids des configurations institutionnelles passées.

En 1990 lorsque GIAT Industrie est créé, l’industriel ne devient pas « majeur » sans difficulté. Le processus de différenciation fonctionnel entre la partie étatique et la partie industrielle de la DGA avait été institué dès le début des années 70. Mais avec sa transformation en société nationale GIAT Industrie sort du giron de la DGA. Ce changement de statut ne bouleverse pas en apparence le système d’acteurs en présence. En réalité, il est suivi d’un profond changement, dans lequel GIAT industrie, institution nouveau-né doit asseoir son existence face à des institutions anciennes occupant des positions dominantes dans le jeu des acteurs l’armement terrestre. C’est ainsi que GIAT industrie pour exister doit s’émanciper de la DGA d’une part, et s’affirmer face aux industriels privés d’autre part.

— Le poids historique de la DGA.

Lorsque l’on s’intéresse aux débuts du programme Leclerc, on voit bien la position nodale de la DGA dans le système d’acteurs qui donne naissance au programme d’armement dans la fin des années 70 (cf. partie précédente). Dans les principes de la procédure, l’armée de terre élabore une fiche de caractéristiques militaires. Celle-ci est ensuite remise aux services de la DGA qui définissent les spécifications techniques correspondantes (vitesse, accélération, etc). Ensuite, il appartient à la partie industrielle de définir le produit. En réalité, la DGA « étatique » occupe durant cette période une position beaucoup plus stratégique que ne le laisse croire le schéma que nous venons de décrire, en gardant la fonction de définition d’ensemble du produit au détriment de la partie industrielle, cantonnée dans la conception et la réalisation des différentes composantes. A titre d’exemple, la DGA a commencé par faire développer le moteur seul, dès 1968 et celui-ci n’a été transféré par la partie « étatique » à la partie industrielle qu’en 1986. Dans ce cas précis la DGA a directement passé commande auprès d’un industriel privé, en contournant le GIAT. La DGA occupait donc une position de maître d’œuvre. Malgré la création de GIAT Industrie, ce mode de fonctionnement a perduré jusqu’en 1998, année qui a vu l’apparition des premiers contrats globaux (cf. §2), et il est

encore à l’œuvre sous certains aspects. En outre le GIAT reste tributaire des contrats passés par la DGA. Or la DGA est en position de quasi-monopole, les commandes du ministère de la Défense étant très largement majoritaires sur le carnet de GIAT Industrie.

La position historique dominante de la DGA « étatique » explique que celle-ci ne puisse se départir qu’avec difficulté de ce que les acteurs du GIAT Industrie considèrent comme une tentation permanente « d’ingérence » dans le fonctionnement de leur entreprise.

« Au départ avec la DGA il a été difficile de couper le cordon : on se connaissait tous très bien,

entre ceux de la DGA Etat/DGA industrie. On était de la même maison. La coupure a été traumatisante. On a continué sur la lancée. Il y a eu des tensions : les relations de personne à personne se maintenaient et parallèlement, il fallait rentrer dans des relations de client/fournisseur. Ca a créé de grosses tensions.(…)

L’expérience montre qu’il faut au moins dix ans pour que ça rentre vraiment dans les mœurs. Et encore aujourd’hui, la DGA ne se comporte pas avec nous comme avec les autres industriels. Aujourd’hui on a des relations contractuelles plus normales. Mais il y a toujours une ingérence technique de la DGA, la DGA a toujours un manque de confiance … Il faut qu’une génération passe. »274.

Cette ingérence a été largement favorisée aux débuts de GIAT Industrie par l’origine initialement commune des cadres dirigeants de la DGA et de GIAT Industrie, issus pour l’essentiel du corps des IGA, et ayant pour beaucoup exercé successivement des fonctions dans la partie industrielle et dans la partie étatique de la DGA. Sur la base de l’interconnaissance, des relations contournant la hiérarchie officielle ont pu se maintenir dans les premiers temps, provoquant tensions et conflits. Le GIAT Industrie n’est donc pas une entreprise créée ex nihilo. Il procède d’une amputation de la DGA qui n’entend pas céder sans combat ses prérogatives. Il doit par ailleurs faire face à d’autres puissants interlocuteurs que sont ses fournisseurs privés.

— des stratégies de contournement du GIAT héritées du passé.

L’idée selon laquelle, « Quand on était administration, on était un peu la vache à lait pour les industriels » semble partagée au sein de GIAT Industrie.

« Bien sûr il y a des gens qui ont la nostalgie des temps où l’argent coulait à flot. Du reste on

allait faire carrière chez l’industriel après, donc il fallait le ménager »275.

274 Entretien ancien directeur de contrat du char Leclerc GIAT, 21/11/2002. 275 Entretien avec un ancien DGA, 20/03/2003.

Sans mener une véritable évaluation de cette affirmation, on peut relever que les fournisseurs privés du GIAT disposent de ressources contraignantes pour GIAT Industrie, toujours valables aujourd’hui. En 1990 lorsque GIAT Industrie est créé, il hérite des commandes passées auprès des fournisseurs privés dans la période antérieure. Dans le cas du char Leclerc, la liste de ces « coopérants » a été définie par le dossier de lancement développement signé par Charles Hernu en 1982. Parmi ces derniers, certains sont de petits industriels (le fabricant de la boîte à vitesse et du moteur par exemple) très dépendants vis-à- vis de GIAT, plaçant ce dernier en position de force. En revanche, beaucoup sont de grands groupes industriels.

« Par rapport à nos coopérants, les choses ont changé aussi. Nos très grands coopérants avaient

la déplorable habitude d’aller voir directement la DGA, voire l’armée de terre pour leur dire qu’on devrait faire ci ou ça. On l’a très mal supporté. On a eu des relations très difficiles avec nos fournisseur. Avant on était Etat, on faisait des marchés publics. Là on a dû reprendre tous les contrats pour passer en droit privé : chacun essayait évidemment de les revoir dans le sens de ses intérêts. Les fournisseurs allaient directement voir la DGA. La période transitoire a été très hard, avec des éclats. Mais l’avantage, c’est qu’aujourd’hui ça s’est bien assaini. Bien sûr les industriels français ont leurs entrées à la DGA, mais aujourd’hui notre rôle est respecté. Evidemment, tout cela n’a pas facilité la vie au Leclerc. Il y a eu un effet de chaos entre nous et nos coopérants et ça a entraîné des pertes de temps liées aux renégociations des contrats »276

Les grands groupes industriels, notamment ceux de l’information dont le rôle va grandissant, détiennent en effet de puissants moyens de pression sur GIAT Industrie. Ces moyens de pression peuvent être liés à des positions de monopole, ce qui est notamment le cas de SAGEM qui non seulement est en situation de monopole mais encore « pèse » 40% dans le char. L’entreprise peut ainsi maintenir des prix élevés et avoir des exigences difficiles à négocier pour GIAT Industrie. A ces effets de position s’ajoutent pour certains industriels de l’armement une capacité de contournement du GIAT leur permettant de négocier directement avec l’armée de terre, les cabinets ministériel voire présidentiel, ou la DGA. Ces pratiques héritées de la période antérieure à la création du GIAT, constituent un handicap bien difficile à surmonter pour le nouveau GIAT industrie.

Ainsi, lorsque GIAT Industrie est créé en 1990, s’il veut affirmer sa majorité, il doit le faire contre la DGA et contre des industriels concurrents au poids grandissant. Pour ce faire, son nouveau statut d’entreprise lui fournit des ressources utiles (2), bien que cette logique d’entreprise ne soit pas totale et que le statut hybride de société nationale soit porteur de toutes les ambiguïtés (3).