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Dépendance du politique et du technologique : les logiques du recentrage sur un programme très franco-français ?

1. LA GENESE DU PROJET DE « CHAR POUR LE FUTUR » : LE SENTIER DE LA DEPENDANCE TECHNOLOGIQUE ?

1.3. Dépendance du politique et du technologique : les logiques du recentrage sur un programme très franco-français ?

En s’inspirant d’Elie Cohen on va s’interroger sur les raisons qui font que la réalisation d’un programme d’armement terrestre aussi ambitieux que celui qui allait devenir le Leclerc s’inscrit pleinement dans ce qu’il qualifie comme la « tentation hexagonale »226. Il

montre notamment que la stratégie gaulliste d’indépendance de la France en matière de défense nationale consistera à l’adoption d’un « mercantilisme militech » fondé sur

225 Entretien ancien directeur général de l’armement, 20/11/2002.

l’autosuffisance227. En effet, le choix de l’autosuffisance qui trouve son origine dans le

domaine nucléaire est élargi au domaine conventionnel. Dans notre cas particulier, l’analyse des raisons qui ont conduit à la mise sur l’agenda des politiques d’armements avec la décision de lancement du programme et son introduction dans la loi de programmation militaire de 1982 du futur char Leclerc, montre comment une forme de colbertisme « high tech » aurait joué en sa faveur. Ainsi de façon assez paradoxale la quête d’une indépendance technologique fait le jeu d’un choix politique franco-français.

A partir du moment où la fin de la coopération franco-allemande est officielle, la question de la poursuite du programme de construction par l’industrie d’armement française se pose de façon urgente. C’est quasiment au moment où le retrait des Allemands est rendu officiel que le Ministre de la défense, Charles Hernu, prend la décision de lancer officiellement le programme (le dossier de lancement-développement / DLD) dans un cadre stato-français228. Il convient dès lors de revenir sur les logiques qui ont conduit à cette prise de

décision politique. Tout d’abord, il est indéniable que tout le travail réalisé en amont autour du projet d’EPC constitue un élément d’objectivation indéniable. L’excellente dynamique de collaboration, en interne entre les acteurs des EMAT et de la DGA (secteur étatique et industriel), mais aussi en externe avec la définition de caractéristiques franco-allemandes, constitue un atout important pour les acteurs qui soutiennent la finalisation du projet en programme. L’important savoir-faire technique produit durant la période « d’invention du véhicule blindé » peut amener à faire croire au détenteur du pouvoir de décision politique (ministre de la Défense, Premier ministre et Chef de l’Etat) qu’on est en passe (« nous les Français ») de produire une arme « révolutionnaire » dans sa conception susceptible de faire la différence sur le terrain des opérations. De l’avis des acteurs que nous avons interviewés sur ce moment précis229, la question de la dimension opérationnelle du char futur est

déterminante

227 Ibid., p. 375.

228 En 1982, le programme de construction du char français est lancé, mais il ne comporte pas encore de nom

officiel. Ce n’est qu’en 1986 avec Paul Quilès après une recherche en interne qu’il prendra le nom de Programme Leclerc. On peut voir dans ce choix une symbolique tant par rapport à nos ex-partenaires allemands qu’à travers la volonté de mobilisé un symbole de la France libérée par la Deuxième Division Blindée et de l’Etat fort retrouvé.

229 Il s’agit ici principalement du croisement des propos tenus par Emile Blanc, alors directeur de cabinet

d’Hernu, du général Henri Paris alors adjoint au chef du cabinet militaire du Premier Ministre Pierre Mauroy et du général d’Anselme, alors membre du groupes de travail sur le « Char futur », (nos entretiens).

« Jusqu'à la prise de décision , il y a une opposition entre le char et le lobbies hélicoptère

(Aérospatiale). Mais le facteur lourd pour que la décision soit prise en faveur du char a été la dimension opérationnelle »230

On organise alors de nombreuses séances de travail réunissant les gens du groupe de travail sur le char futur, les gens des cabinets ministériels pour savoir quelle décision prendre. Il est indéniable, que dans cette configuration particulière, l’Etat major de l’armée de terre va peser de tout son poids dans la mesure où cette option en matière de politique d’armement lui ouvre de nouvelles perspectives. En effet, il lui fallait un char doté de certaines performances que les ingénieurs de l’armement de la DGA et du GIAT avaient définies sur le papier. Dans cette perspective, un nombre important de notes ministérielles a été produit à l’intention des décideurs politiques pour attester de son opérationnalité. Ce type d’argumentation se trouve fortement favorisé par le contexte des relations internationales où les forces du bloc de l’Est apparaissent encore comme une menace réelle. Le chargé de mission en matière d’armement auprès du ministre de la défense revient sur le moment particulier du lancement de la lettre de commande :

« Le lancement du char s’est fait suivant le truc classique à l’époque : à partir des fiches techniques produites par l’EMAT conversant directement avec la DGA et le GIAT, tout cela avec la volonté de faire quelque chose de révolutionnaire, ce qui est toujours le cas. Il est révolutionnaire avec ces nombreux apports de l’aéronautique… Pour en revenir aux groupes de pression au moment du lancement du char Leclerc, il n’y en avait pas. Le GIAT était aux ordres du CEMAT. Ce qui venait du Boulevard Saint-Germain, c’était toujours la direction à suivre et à l’époque on avait les yeux fixés au-delà des Vosges car on attendait le déferlement des armées de ferraille »231.

Il est intéressant de souligner que la quête d’un engin blindé permettant à notre armée de terre de faire face aux forces du pacte de Varsovie va rester une rhétorique dominante sur la question durant toute la décennie des années quatre-vingt. Ainsi, le général Henri Paris qui occupe alors les fonctions de chargé de mission auprès de Jean Pierre Chevènement Ministre de la défense reconnaît avoir mobilisé en ce sens la DEG (Délégation aux Etudes Générales du ministère de la Défense 1988-1991). L’accroissement des notes produites alors appréhende la dimension opérationnelle du char en mettant en avant sa « polyvalence »232.

Cette logique de justification du futur programme à travers l’évocation de l’opérationnalité est rendue possible grâce au potentiel des ingénieurs de l’armement qui

230 Entretien ancien directeur de programme, 24/04/2003. 231 Entretien ancien DGA, 20/11/2003.

travaillent encore à cette époque là dans le giron de l’Etat français, que ce soit au sein de la DGA ou du GIAT :

« Il faut toutefois souligner qu’à cette époque que ce soit d’abord du côté de AMX/APX et ensuite

à GIAT la France détenait un important savoir faire et une forte capacité d’ingénierie. Bref, des gens très compétents et c’est grâce à cela que l’on était les meilleurs d’Europe en particulier en matière de tourelles de char, de canons, d’artillerie et de munitions. Cette capacité est aujourd’hui en partie perdue »233.

De plus, la décision politique, qui doit engager durablement l’industrie de l’armement française, s’inscrit dans la politique de relance économique choisie par le nouveau gouvernement socialiste. Elle fait certainement partie des grands programmes industriels qui doivent marquer le changement politique. A ce titre, il convient de rappeler que Charles Hernu avait un projet global sur le devenir de l’armement terrestre qu’il n’a pu mener à bien :

« Hernu avait un projet pour désétatiser le GIAT. Il voulait créer une société nationale. Dans le

cadre de ce projet on devait réorganiser le GIAT avec d’un côté un secteur industriel (privé) et de l’autre côté un service technique étatique »234.

Au total, cette décision politique s’inscrit aussi dans le prolongement de ce que certains chercheurs en sciences sociales ont perçu comme le prolongement d’une logique propre à celle « de l’âge d’or » de l’Etat français235. Selon un expert du secteur de l’armement nous

sommes encore dans la période 1960-1990 de l’âge d’or de l’armement français236. Le

référent de la politique d’indépendance nationale voulue par le général de Gaulle se traduit par un consensus sur les questions de défense entre les militaires et les politiques qui doivent faire face à une possible confrontation Est-Ouest. L’influence des ingénieurs de l’armement sur les politiques sectorielles dépasse alors largement le simple cadre de la définition de la dimension opérationnelle pour s’étendre a celle plus générale du besoin. Toutefois, s’il est indéniable que les acteurs qui ont participé à la genèse du programme Leclerc jouissent d’une certaine autonomie lors de cette phase de réflexion et de justification, on ne peut en déduire qu’ils s’agisse d’un indicateur du fonctionnement du « complexe militaro-industriel » en

233 Entretien ancien directeur de l’architecture du système d’armes, 19/11/2003. 234 Entretien ancien directeur de programme Leclerc, 24/04/2003.

235 Dans un travail sur la fin de l’ère de l’Etat entrepreneur, deux sociologues ont montré comment certaines

innovations technologiques, d’abord tenues pour prodigieuses, furent ensuite jugées de manière plus nuancée tant leur exploitation a soulevé des problèmes. Les questions du rôle de l’industrie étatique et son incapacité en matière de gestion est abordée de la façon suivante : « Un mystère de l’Etat français est d’avoir pu montrer tout

à la fois une prodigieuse capacité à mener à bien des projets technologiques et une grande maladresse dans leur gestion », Ezra Suleiman, Guillaume Courty, L’âge d’or de l’Etat. Une métamorphose annoncée, op. cit., p. 7.

236 Laurent Giovachini, L’armement français au 20ème siècle. Une politique à l’épreuve de l’histoire, Paris

France237. Au contraire, nous avançons l’hypothèse que le choix en faveur du programme

Leclerc s’explique à travers la politique bureaucratique à la française. Pour cela nous avançons deux séries de raisons. La première réside dans le fait que l’idée et la conception du meilleur char du monde est le fait d’un petit nombre d’acteurs qui, agissant dans le cadre du référentiel global/sectoriel en matière d’armement, impose sa vision du véhicule blindé idéal. La seconde tient au fait que la décision prise in fine par le politique intègre la double contrainte stratégique et industrielle. En effet, au moment de la prise de décision, il s’agit de répondre à un besoin tactique de l’armée de terre française, via le savoir technologique de la DGA, tout en prenant en compte la volonté de doter la France d’une importante industrie en matière d’armement terrestre. Ainsi dans sa lettre de décision de 1982 de Charles Hernu fixe un coût de série du char autour de 15 millions de francs et commande pour l’armée française au départ plus de 1000 chars (commande de 1600).

2. L’IMPOSSIBLE RETOURNEMENT DES ANNEES 80/90 : « ON ARRETE PAS UN PROGRAMME D’ARMEMENT ! »

Paradoxalement, c’est après la décision ministérielle de lancement du programme de réalisation du futur engin blindé que les incertitudes sur son devenir vont être les plus fortes. Pour toutes une série de raisons que nous allons analyser, la mise en œuvre concrète d’une politique d’armement de ce type est complexe. Outre un engagement financier de l’Etat conséquent c’est aussi une politique industrielle nouvelle qui se dessine avec tout ce que cela implique. De plus, la contingence économique se trouve doublée par les aléas des relations internationales. Durant la décennie qui va suivre les partisans du programme Leclerc vont devoir faire face aux contraintes techniques, budgétaires et à la fin de la menace soviétique. Une première victoire sur le temps est obtenue en 1988 avec le lancement de la production des premiers prototypes. Ainsi, le premier prototype sort en juin 1989, mais le développement des autres prototypes est encore en cours. Par la suite, la chute du « Mur de Berlin », annonçant des réagencements stratégiques de première importance, pose la question de la pertinence d’un char inventé pour faire face à des besoins opérationnels militaires qui sont en train de disparaître. La deuxième victoire des « artisans du Leclerc » est l’obtention du lancement de la production en série du char en 1990 et la création de GIAT Industries. Ainsi,

237 Nous ne suivons pas ici l’hypothèse avancé par Giovachini de l’existence d’un complexe militaro-industriel »

à la française fortement influent dans la genèse des politiques d’armement durant la période 1960-1990, ibid., pp. 117 et s.

ce programme d’armement voit sa légitimité se reformuler autour d’une problématique du maintien des lignes de production238 en matière d’armement terrestre en France. Par ailleurs,

le char Leclerc voit sa dimension opérationnelle se redéfinir autour de la notion de « polyvalence ». De plus, le programme du Leclerc va connaître une grande confusion entre les deux phase normalement distinctes, celle du développement et celle de la production. Il convient dès lors de montrer pourquoi malgré les fortes contraintes qui pèse sur ce programme d’armement on n’arrête pas la politique du Leclerc.