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L E CAS A400M : UN EXEMPLE INEDIT MAIS EDIFIANT J EAN J OANA ET A NDY S MITH

1. LA COMMANDE L’A400M : DE LA CHRONOLOGIE A SA COMPREHENSION

1.2 Le choix et la traduction en actes de «la méthode airbus»

1.2.1 Un plan de financement « commercial ».

Le plan de financement de l'A400M innove de trois manières. Tout d'abord, il est tout simplement la plus grosse dépense militaire faite d'un seul coup. Afin de faire passer ce coût au sein des gouvernements et des parlements nationaux, les représentants de l'Airbus ont d'abord développé un argumentaire soulignant les avantages de payer avant la livraison des avions342.

Ensuite, et surtout, cette dépense a été engagée par chacun des sept gouvernements nationaux avant même que le programme de construction n’ait été lancée. Nos interlocuteurs, notamment ceux qui travaillent ou qui ont travaillé à la DGA, évoquent toujours cette rupture d'un ton presque émerveillé :

«Jusqu'à présent, on distinguait les phases faisabilité, développement et production. Mais ici on a

décidé d'adopter une démarche civile : c'est un industriel qui prend en charge la responsabilité de la totalité de l'affaire dès la commande et il y a une seule phase de développement-production»343.

Mais l'adoption de cette méthode de paiement s'explique également par l’ambiguïté profonde qui entoure cette dimension de l’approche commerciale :

« On a reposé longtemps sur ces ambiguïtés, tout le monde appelait ‘approche commerciale’ des choses relativement différentes (…). Pour les clients, les armées de l’air, il n’était pas question de ne pas mettre son nez dans le développement et pour l’industrie, il n’était pas question de faire l’avance du financement du développement parce qu’elle avait également un autre programme en

342 « Le discours de l’industrie c’est que l’on prend le risque, mais qu’on ne peut pas en plus autofinancer parce

qu’on a beaucoup de programmes civils à financer par ailleurs. Donc il n’était pas question que l’on gage les capacités d’emprunt d’Airbus pour un programme militaire. Donc il a fallu revenir en arrière en disant qu’une approche commerciale ne signifie pas que l’on ne reçoit pas les paiements à mesure des dépenses. Et en plus on a montré aux nations que ça leur coûtait plus cher de payer des frais financiers », entretien, responsable

d'Airbus, juin 2002.

cours : l’A380. (…) les gens se sont parlés petit à petit. Le client a compris que le développement il le paierait de toute façon et que s’il le payait avec le prix des avions, il y avait forcément des frais financiers à payer quelque part »344.

Enfin, l'approche commerciale du plan de financement de l'A400M repose également sur la faible importance des exportations au pays tiers et, par conséquent, sur la possibilité pour le constructeur de pouvoir récupérer ses coûts de développement345.

« Finalement le compromis, c’est un compromis où le client finance en partie le développement, à 80% à l’époque, l’industrie prend à sa charge 20% du développement qu’elle n’amortie pas sur le prix du produit, mais qu’elle prend à sa charge au titre des possibilités de vente export qui auront lieu lorsque le produit sera lancé »346.

L'ambiguïté de la dimension « plan de financement » de l'approche commerciale participe donc à la fabrication d'un « consensus mou », tant du côté des gouvernements nationaux que de l'Airbus. Mais, tant au niveau européen que français, les effets de ce type d'accord n'ont pas tardé à se montrer.

Sur le plan européen, cette méthode de paiement a nécessité une négociation longue et détaillée :

«C'est la raison pour laquelle le processus prend autant de temps. Nous essayons d'anticiper toute

une série de problèmes. Par exemple, nous avons travaillé longtemps sur comment récupérer les coûts non-récurrents, notamment pour la recherche et le développement, dans le prix de chaque avion »347.

"Si on se casse la figure sur le contrat, on se la casse sur tout le contrat. Dans le civil, on peut faire des prix attractifs aux compagnies de lancement. Alors que là sur le prix on n'a pas le droit à l'erreur. Il a fallu négocier des formules de révision à long terme, jusqu'à l'horizon 2020, ça n'arrive pas sur un avion civil où on a des contrats sur 3-4 ans. Donc c'est Top niveau sur le plan contractuel"348.

Si cette exigence de planification financière a été bien comprise par les acteurs les plus proches de la commande au quotidien, elle a eu plus de mal à être intégrée par les acteurs plus

344 Entretien, ancien DGA, octobre 2002.

345 Vu le nombre important d'avions commandés par les pays signataires, en tant que constructeur, Airbus

Industrie n'a jamais été obligé de démontrer l'intérêt de son avion du point de vue du marché mondial (ce qui ne l'a pas empêché, bien entendu, de prospecter notamment auprès du gouvernement suédois et canadien). En résumé, le «besoin» de l'A400M a avant tout été cadré publiquement comme un «besoin militaire européen», même si les «besoins» exprimés plus discrètement en termes de politique industrielle et d'emploi ont également certainement eu un impact.. Il n'en reste pas moins que la question des exportations a provoqué une controverse entre Airbus Military et les gouvernements nationaux autour de la question de la récupération des coûts de développement.

346 Entretien, ancien DGA, octobre 2002.

347 Entretien avec cadre d'Airbus Military, 18/10/02. 348 Entretien, responsab le de la DGA, juin 2002.

transversaux. Ici l'exemple de l'approche du Ministre de la Défense français, Charles Millon, est édifiant. En 1996, avec le soutien de l'Etat majeur de l'Armée de l'air, ce ministre a fait retirer le financement de l'A400M de la loi de programmation budgétaire. Mise à part ses effets indirects importants sur le processus budgétaire allemand349, cette intervention a suscité

une réaction consternée de la part des responsables du programme, notamment ceux de la DGA :

"Quand Millon et ses conseillers ont entendu parler d'une approche commerciale, ils ont dit qu'il n'y avait pas besoin de payer le développement… Mais l'approche commerciale est une méthode de management du programme, pas de financement de programme"350.

La confusion amorcée par l'intervention du Ministre et de son cabinet s'est soldée par un rapport commandité pour débloquer la situation (effectué par Pierre Lelong de la Cours des Comptes) et un compromis trouvé avec Airbus. Selon un interviewé, le rapport a montré que :

"Si on entend par approche commerciale le financement privé, c'est complètement idiot. Une compagnie privée peut emprunter aux banques pour acheter les avions, dans le mesure où elle répercute ensuite sur les passagers. Le ministère de la défense, il ne va pas faire payer les militaires transportés"351.

Le rapport Lelong a d'abord montré aux militaires comment les compagnies aériennes civiles achètent les avions. À partir de cette analyse, il a surtout souligné :

"que les exigences de ce type de contractualisation soient compatibles avec le code des marchés publics. Ca n'a pas été si difficile, contrairement à ce qu'on pense à la DGA ou au Ministère de la Défense. Le code des marchés publics est souvent un épouvantail dans la tête des ingénieurs, qui se créent des impossibilités qui sont souvent fictives. Le code n'empêche pas des contrats globaux. D'ailleurs, depuis la DGA a développé ses contrats globaux"352.

Au final, le compromis trouvé avec Airbus a consisté à faire en sorte que les gouvernements nationaux finance le développement à 80% tandis que l'industrie amortirait le reste à travers des exportations. Selon les responsables de l'Airbus, cette solution n'a pas été très favorable. Néanmoins elle lui a permis de limiter l'avance de trésorerie pendant le

349 "La décision de Millon de 1996, de retirer l'Airbus de la programmation et de se tourner vers les banques

pour le financer, a été catastrophique : les Allemands ont fait pareil mais maintenant, réintroduire l'avion dans la programmation, alors que leur système est plus rigoureux, c'est très difficile". Entretien, spécialiste de la

comptabilité publique, février 2003.

350 Entretien, responsable de la DGA, janvier 2003. D'ailleurs, soulignons que dès 1998, la programmation du

Rafale a fait l'objet d'une programmation globale et pluriannuelle (et ceci largement à la demande de son constructeur Dassault).

351 Entretien, consultant spécialisé en affaires budgétaires, février 2003. 352 Entretien, consultant spécialisé en affaires budgétaires, février 2003.

développement. En revanche, pour les Etats, ce compromis a permis de contractualiser d'une telle manière à clairement identifier la différence entre les coûts fixes et les coûts proportionnels au nombre d'avions commandé. C'était donc aussi une technique pour faire engager chaque Etat à couvrir au prorata tous les coûts fixes mais de faire en sorte que des variations possibles de sa commande ne pèsent pas sur les commandes des autres Etats.

Il est sans doute trop tout pour dire si cette approche des plans de financement change profondément la manière dont on achète les armes en Europe. Certains au sein de la DGA sont sceptiques, n'y voyant rien d'original par rapport à des contrats globaux franco- français353. Plus globalement, on souligne parfois que l'engouement pour le terme du

«contrat» ne veut pas forcément dire que les représentants de l'Etat français ont renoncé à faire un pilotage politique des programmes d'armement354. Il n'en reste pas moins qu'un

ensemble important d'acteurs impliqués dans le programme A400M considère qu'ils ont changé leur méthodes de travail, et que ce changement devrait être transposé à d'autres acquisitions d'armes.