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Entre « un besoin européen » et des besoins européanisés

L E CAS A400M : UN EXEMPLE INEDIT MAIS EDIFIANT J EAN J OANA ET A NDY S MITH

1. LA COMMANDE L’A400M : DE LA CHRONOLOGIE A SA COMPREHENSION

1.1.2 Entre « un besoin européen » et des besoins européanisés

Si l'on se fiait aux déclarations des chefs de gouvernement et de l'Etat, on serait conduit à croire que l'A400M n'est rien moins qu'un « besoin européen » dont la définition et la programmation constituent la concrétisation exemplaire d'une « Europe de la défense » fondée sur les « coopérations renforcées »322. Notre enquête nous emmène à prendre

l'intervention de tels acteurs très au sérieux, toute en interrogeant leurs interactions avec d'autres acteurs plus spécialisés dans ce secteur. En effet, observé sous cet angle, le rôle que joue l'Union européenne dans l'historique de l'A400M est celui d'un registre de légitimation, plutôt que celui d'une cause indépendante. Plus exactement, si la référence à « l'Europe » est constante, faute de structures d'échanges institutionnalisées, la coopération en matière de

320 Entretien, octobre 2002.

321 Air & Cosmos, n° 1817, 9 novembre 2001, p. 4.

322 Pour une analyse approfondie de "L'Europe de la défense" voir un numéro spécial récent de la revue Politique

européenne (n° 8), 2002. Rappelons également que ces "coopérations renforcées" sont partiellement structurées

par les Letters of Intent (LOI) signés par les gouvernements nationaux partis-prénants dans chaque programme d'armement. La DGA est étroitement impliqué dans la mise en place de ces accords. Entretien, DGA, février 2003.

commande d'armement continue à reposer essentiellement sur les accords bilatéraux plus ou moins ponctuels.

Dans cette perspective, il n'est donc pas question de nier que de nombreux chefs d'Etat et de gouvernement ont soutenu à répétition l'option A400M, ainsi lui insufflant son « sens politique »323. Pour nos interviewés, la représentation de cette dimension du processus est

unanime:

«L'A400M est structurant pour la construction européenne de la défense. Aujourd'hui les gens n'y

croient pas, mais il y a une volonté de bâtir l'Europe de la défense, d'autant plus inattendue qu'elle vient des Anglais. Ce programme de coopération est structuration car il donne une capacité stratégique à l'Europe pour contrer les critiques des Etats-Unis»324.

«On a bénéficié de l'avancement de la réflexion sur l'Europe de la défense. Le besoin d'une force

de projection européenne commune se fait sentir et le fait d'avoir un avion commun favoriserait sa probabilité. Ca rentre dans cette mouvance et on a profité de cet élan pour maintenir toutes les nations autour d'un même cap»325.

En termes pratiques, cela a impliqué que les industriels, tant Airbus Industrie que les constructeurs individuels, s'engagent dans un «briefing» constant des hauts fonctionnaires « seniors » (ex. le DGA), des ministres de la défense, des ambassadeurs, des parlementaires, des premier ministres et des présidents.

Bien entendu, de telles influences ne sont pas étrangères à la mise en place en 1998 d'une Entreprise Européenne d'Aéronautique et de Défense (EADS)326. En discussion depuis

de nombreuses années et impulsée notamment par une initiative franco-allemande, cette entité vise à rassembler, dans un même groupe industriel, les entreprises d'aéronautique et de défense les plus importances en Europe. À part les gouvernements de la France et de

323 Ce discours a largement été repris par les parlementaires français. Voir par exemple les montées en généralité

du rapport Paecht sur l’A400M qui date de 1994 : « il ne fait pas de doute que l’échec du programme européen d’avion de transport militaire pourrait consacrer l’échec de toute tentative de mettre en place une politique européenne de défense dans le domaine de l’armement » (p. 47) ; « Il s’agit, inexorablement , d’un programme européen compte tenu des enjeux financiers et industriels. Il pourrait constituer le point de départ d’une véritable politique européenne de l’armement et de la défense ». Rapport d’informations sur le financement du

programme européen d’avion de transport militaire, Commission des finances de l’économie générale et du

plan, Assemblée Nationale (rapporteur Arthur Paecht), 3 février 1994.

324 Entretien, mai 2002. 325 Entretien, juin 2002.

326 Le European Aeronautic Defence and Space Company regroupe la sociéte française Aérospatiale,

l'Allemande Daimler-Chrysler Aerrospace et l'Espagnol CASA. Hébert J.P., «Armement : le choc de l'Europe», dans IFRI, RAMSES, 1999, pp. 229-254 ; Schmidt B., dir., De la coopération à l'intégration : les industries

aéronautiques et de défense en Europe, Paris, Cahiers de Chaillot, n° 40. Notons que EADS réalise 80% de son

chiffre d'affaires sur le marché civil, dont environ les deux tiers étant assurés par Airbus. Notons également que EADS détient 80% des parts d'Airbus, les 20 autres sont étant propriétés de British Aerospace (Bae).

l'Allemagne, ceux de quatre autres pays-membres se sont engagés dans ce projet : le Royaume-Uni, l'Espagne, l'Italie et la Suède327.

La fin des années 1990 est donc marquée par l'émergence d'une concordance entre les grandes lignes d'une politique étrangère communautaire et la nouvelle économie politique des industries de défense en Europe. Toutefois, afin de comprendre comment le programme A400M participe à cette convergence, il importe de prendre prise sur trois développements plus précis.

La première consiste à un double processus de délégitimation des anciennes méthodes de travail (suite aux expériences qualifiées d'échecs tels que l'Eurofighter, de l'Eurospatiale328,

ou même le C130) et de la valorisation du «succès» de l'Airbus dans le domaine civil, c'est-à- dire sa réputation à atteindre ses objectifs financiers et temporels. Amorcée dès les années 1960, par des premières joints ventures dans le domaine de l'aviation civile (Concorde, Airbus) ; dans le domaine militaire, les incitations à faire travailler ensemble les industriels de différentes nationalités sont progressivement devenus un réflexe dominant pour les pouvoirs publics étatiques. En termes analytiques, une « dimension européenne » s'est progressivement surajoutée à la manière dont les agents des Etats ont défini le problème public de l'acquisition d'armes. Toutefois, force est de reconnaître que la plupart de ces coopérations ont connu des difficultés majeures de conception et de mise en œuvre étroitement liées à la volonté des administrations et industriels nationaux à récupérer leur « juste retour » en matière de production et d'emplois. Autrement dit, la définition initiale des armes comme l'Eurofighter a pu bénéficier d'un accord politique trans-gouvernemental, mais sa mise en œuvre s'est faite essentiellement sous l'angle de re-nationalisations plus ou moins transparentes.

327 En termes de produits et de productions, EADS détient actuellement 100% de la société Eurocopter, 80%

d'Airbus, 46% de Dassault Aviation, 27% d'Arianespace et 43% du programme d'avion de combat Eurofighter. Laurent Hottiaux et Joanna Liposka-Laberou, op. cit., 2000, p. 108.

328 Citons ici l'avis d'un agent du Trésor britannique : "We don't think Eurofighter or Eurospatial is a particular

high standard against which to measure the A400M (rires). The only way that Airbus's defence activities can be successful is if the comparator used is not Eurofighter, but a standard commercial product: delivered on time and on cost. Problems in collaborative projects arise for a complex series of reasons. Often the project being put together is a compromise of requirements and procurement strategy. It seems to me that the objective behind the actual project differs from country to country. We are buying the A400 because we want strategic airlift and because we have identified a defence capability gap that needs to be fulfilled. The primary purpose of this has not been to develop a European aerospace defence industry". Entretien, février 2003. Pour des analyses

d'anciens programmes «européens», voir par exemple Serfati C., Les industries européennes d'armement. de la

coopération à l'intégration, Paris, La Documentation française, 1996 ; Hamel A., "L'aéronautique de défense en

Europe: entre souveraineté et intégration", dans P. Vennesson, dir., Politiques de défense, Paris, l'Hamattan, 2000. D'ailleurs, il faut noter que dans l'histoire d'Airbus Industrie, l'échec du Concorde a souvent joué ce rôle de «contre modèle à éviter à tout prix». Muller P., op. cit, 1989, p. 205.

Mais l'a priori favorable accordé à un changement de méthode pour l'A400M dépend également de la mise en place de deux organisations censées « l'institutionnaliser » et ainsi le rendre durable. Créée en janvier 1999, Airbus Military Company (AMC) constitue la première de ces organisations en rassemblant les industriels majeurs des pays participants (avec Airbus industrie en actionnaire majoritaire à plus de 60%). Chaque partenaire industriel était censé apporter son expertise en ingénierie, tandis que la partie commerciale et achat seraient assurées par AMC, ainsi constituant une seule interface avec le client329. Plusieurs

conséquences en découlent, notamment une centralisation de la définition de «l'offre» de l'Airbus :

«AMC a mis en forme l'offre, en faisant travailler les partenaires selon un montage industriel, et

l'a proposé aux nations. La création de l'AMC était une exigence des clients, ils voulaient un maître d'œuvre qui assure la cohérence de l'ensemble»330.

En résumé, et à la différence de l'Airbus dans le domaine civil, AMC n'est pas qu'un «médiateur industriel»331. Elle est tout autant un médiateur diplomatique et politique,

inaugurant ainsi un rôle inédit dans les définitions d’un programme d’armement européen.

Cela étant dit, le sens de la mission de l'AMC, ainsi que sa légitimité, sont à comprendre en saisissant comment elle traduit en acte des principes plus généraux en matière d'acquisition d'armes incarnés par l'Organisation Conjointe de Coopération en matière d'armement (OCCAR). Si les prémisses de l'OCCAR peuvent être attribuées au traité de Maastricht332,

cette instance a été créée à proprement parler en novembre 1996 par les gouvernements de la France, de l'Allemagne, de l'Italie et du Royaume Uni333. En adoptant une procédure de

décision qui rompt avec la tradition de consensus appliquée jusque-là dans les programmes de

329 Cette dernière caractéristique a constitué un des éléments du succès de l'Airbus Industrie dans le domaine

civil. Muller P., op. cit., 1989, p. 85.

330 Entretien, ancien cadre de l'Airbus Military, 25/06/02. 331 L'expression est de Pierre Muller, op. cit., 1989, pp. 10-11.

332 Annexée au traité, une déclaration sur l'Union Européenne Occidentale prévoit la création d'une agence

européenne d'armement. Lors d'une réunion bilatérale en décembre 1993, les gouvernements de la France et de l'Allemagne décident de créer une structure commune et, entre 1995-1996, leurs homologues britanniques et italiens décident de les rejoindre.

333 Notons tout de même que la signature d'une convention créant l'OCCAR ne date que de septembre 1998 et

que cette instance n'obtient une personnalité juridique qu'en janvier 2001. Actuellement, les Pays Bas, l'Espagne et la Belgique se portent comme candidats pour rejoindre l'OCCAR.

coopération européenne, on prévoit d'emblée des formules de vote à la majorité simple ou «renforcée»334.

En juin 2001, les ministres de défense de ces quatre pays signent un accord qui les engagent à déléguer le pilotage politique de l'A400M à l'OCCAR. Plus exactement, les directeurs des programmes d'armements nationaux se réunissent régulièrement dans un «policy group» qui donne les orientations aux agents d'OCCAR335. En outre, en matière de

paiements, l'OCCAR paie Airbus Military qui achète des prestations à des constructeurs- partenaires qui sont eux-mêmes des actionnaires. «Il y a donc un système à deux niveaux mais avec un flux financier unique qui transite par l'OCCAR»336.

Dans une perspective plus globale, il convient de souligner que l'A400M est le premier programme géré dès le début par l'OCCAR. Jusque là, l'OCCAR s'est vu plutôt accordé une responsabilité de gestion dans le cadre de coopération bilatérales préexistantes337. Il

semblerait donc qu'à bien des égards l'A400M peut légitimer la création de l'OCCAR : «le programme A400M est aussi important pour l'OCCAR qu'il l'est pour Airbus Military»338.

Sur le plan des normes qui sont censées gouverner les orientations et les comportements des agents de l'OCCAR, trois principes d'action fondamentaux sont inscrits dans les statuts de cette organisation :

- la quête de programmes ayant le meilleur rapport qualité-prix (cost effectiveness) ; - la recherche de méthodes d'acquisition les plus efficaces ;

- la mise en place de systèmes de retour industriel (work share) globalisés.

Au stade actuel du programme A400M, il est difficile d'en dire plus de l'impact de la mise en place de l'OCCAR. Au fur et à mesure que la construction de cet avion est lancée, il

334 Branger J-G, Rapport n° 44 (1999-2000) fait au nom de la Commission des affaires étrangères du Sénat sur le

projet de loi portant création de l'Organisation conjointe de coopération en matière d'armement (http://senat.fr/rap/199-044/199-044_mono.html).

335 Ces derniers ont des statuts différents. Certains sont des anciens militaires, d'autres sont des anciens hauts

fonctionnaires. Ceux qui proviennent de la France sont surtout des anciens de la DGA. S'il existe un petit groupe de ces derniers basé à Toulouse, le niveau décisionnel de l'OCCAR se situe plutôt à son Etat-Major à Bonn.

336 Entretien, un cadre d'Airbus, 18/10/02.

337 En l'occurrence, l'hélicoptère Tigre, le système d'armes sol-air Roland, les missiles anti-char Milan et Hot, la

famille de missiles surface-air futurs (FSAF), le drone Brevel, le radar de contre batterie Cobra).

338 Entretien avec un cadre d'Airbus Military, 18/10/02. Cet avis est partagé par un cadre de la DPA britannique :

importera de saisir comment les agents et les interlocuteurs de l'OCCAR vont réellement interpréter les principes d'action listés plus haut. Certains de nos interviewés demeurent sceptiques quant à la capacité réelle de cette instance d'introduire plus de concurrence dans le secteur d'armement européen339, tandis que d'autres spéculent allègrement que cette instance

constitue pas moins que la pierre angulaire d'un système européen d'acquisition des armes. Sans donner une importance excessive à une partie de cet enjeu, notons quand même que, selon plusieurs responsables d'Airbus, l'OCCAR a déjà permis de recadrer la notion de «juste retour» dans la mise en place de programmes d'armement européens :

«Jusqu'à présent, chaque nation voulait un retour sur ses investissements, mais cela n'améliore

pas l'équilibre économique d'un programme. Aujourd'hui Airbus a spécialisé les pays : chacun a développé des pôles d'excellence. Lors de la création de l'OCCAR, les pays ont abandonné le juste retour calculé programme par programme, et on a essayé de chercher l'équilibre sur plusieurs programmes (même si on ne le trouve jamais)»340.

Dans le prochain paragraphe, nous reviendrons sur la traduction en actes de ce discours de "New public management" sur le retour industriel. Nous verrons qu'entre le discours et la pratique des écarts révélateurs peuvent déjà se constater, ainsi soulignant la nature imparfaitement "européenne" du programme341.