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L’impossible char franco-allemand : l’échec stratégique d’une politique interdépendante

1. LA GENESE DU PROJET DE « CHAR POUR LE FUTUR » : LE SENTIER DE LA DEPENDANCE TECHNOLOGIQUE ?

1.2. L’impossible char franco-allemand : l’échec stratégique d’une politique interdépendante

Il s’agit ici d’interroger l’échec du projet de collaboration franco-allemande autour du « char 90 » en montrant que celui-ci s’explique non seulement par les stratégies politiques et industrielles progressivement divergentes mais surtout par l’inscription dans un « sentier de l’indépendance technologique » en matière d’armement terrestre. De plus même si la coopération franco-allemande, de l’avis de l’Ingénieur Général de l’Armement Bée « commença très bien » appuyée qu’elle était par la volonté politique du tandem Giscard- Schmidt, elle échoue lorsqu’il s’agit de mettre au même diapason les programmes militaires en matière de véhicule blindé. Ici, la problématique de la durée des politiques d’armement est centrale tant il est délicat, quand on se situe au niveau de la coopération internationale, de mettre sur pied des agendas communs de politique publique. Par ailleurs au-delà d’un problème de synchronisation des politiques d’armement terrestres entre les deux pays, c’est la

remise en question du leadership des Allemands dans ce secteur de l’arment via les transferts de compétence liés à la coopération qui sape de l’intérieur le projet.

La réflexion sur le futur engin principal de combat va prendre une nouvelle tournure avec la perspective d’élaborer un programme d’armement dans le cadre d’une collaboration franco-allemande220. Dans les années 1978/79, la fiche de caractéristiques militaires va être

élaborée en collaboration avec les Allemands. De fait le réseau d’experts mobilisés sur la question voit son savoir-faire fortement accru, notamment en matière de blindage, dans la mesure où les Allemands ont une compétence reconnue dans ce secteur grâce à leur expérience avec le char Léopard. Cette période de collaboration permet de faire avancer la recherche en matière de protection des blindés. Ces différentes collaborations ont eu pour effet la maturation d’un projet de véhicule blindé à haute technicité qui devait réunir toutes les conditions (paramètres opérationnels et techniques) pour opérer une importante innovation en la matière. Toutefois, il faut noter que le projet en coopération se surajoute à la réflexion menée en amont sur l’EPC :

« Il y a eu deux temps le premier entre 1976 et 1978 où on a échangé des concepts et fait des

travaux en commun sur un char franco-allemand dans le cadre du projet Char 90. Mais ces travaux étaient mensé en parallèle avec les travaux sur l’EPC »221

Cette précision n’est pas sans importance car elle montre bien que la volonté de coopération se superpose sur un projet qui est déjà bien ancré dans les institutions du secteur qui le porte. Ainsi, la collaboration ne fait que renforcer voire légitime le choix vers lequel tendent les partisans d’un véhicule blindé terrestre. L’engagement de la coopération va se traduire par l’échange en matière de savoir-faire technologique dont on peut trouver les traces dans les fiches de caractéristiques produites en commun. La collaboration engagée à par la suite dépasser le stade des échanges techniques en explorant la partie industrielle du programme d’armement.

220 Notons à ce propos que la collaboration franco-allemande d’essence politique a été initiée par le tandem de

Gaulle et Adenauer. Rappelons aussi qu’une première collaboration en matière d’élaboration de char avait failli voir le jour entre ces deux pays autour de ce qui deviendra notre AMX 13 et AMX 30. Elle réussit sur la question des missiles anti-char Milan, Hot et Roland. Voir à ce propos, Bertrand Robineau, « Relation franco-allemande dans le domaine des armements terrestres au début de la Ve République : sur les chemins de la coopération », M. Vaïsse (dir.), Armement et Ve République, (op. cit. pp. 149-167).

Dans cette perspective, on assiste à la mise en place d’un dispositif d’industrialisation commun aux deux pays. En France, c’est l’industrie d’armement d’Etat, via le GIAT, qui devait porter une partie de la charge du programme. Les Allemands avaient pour l’occasion monté un groupe de maîtrise d’œuvre, le MKS222 qui, en s’associant avec GIAT Industries,

formait une sorte de GIE baptisé l’Entité Industrielle Commune (EIC). Toutefois, cette coopération émanait essentiellement de la volonté d’Helmut Schmidt et de Valéry Giscard d’Estaing d’afficher une entente politique forte. Dans ce cadre là, le chancelier allemand propose que le « consortium » franco-allemand s’installe à Hambourg avec les Français. Cette option va être lourde de conséquences dans la mesure où l’industrie d’armement allemande (relevant du secteur privé) est essentiellement basée en Bavière (Krauss Mafei) et elle assure la maîtrise de l’ouvrage sur la production et le montage du char Léopard II. Même si la réalisation du Léopard II ne représente que 5% de l’activité de cet industriel la nouvelle orientation politique du gouvernement fédéral est loin de satisfaire ses intérêts.

Partant de là, l’industriel bavarois conteste le fait que l’on puisse transférer ce type d’industrie dans le Nord de l’Allemagne et se transforme alternativement en défenseur d’une approche « stato-nationale » des politiques d’armements ou alors en partisan d’un rapprochement avec les intérêts des Etats-Unis. Il faut savoir que le landër de la Bavière est aussi très sensible aux intérêts économiques américains présents sur son territoire, notamment Siemens. L’argument mis en avant est celui de l’absence de synchronie dans le mise sur agenda du futur programme d’armement. Il fait alors valoir que les besoins d’un nouveau programme d’armement en matière de char n’est pas aussi urgent qu’en France car on peut encore développer le programme Leopard II. De l’avis des experts français participant à l’expérience, l’argument avancé est alors assez imparable :

«Les Allemands venaient de sortir les premiers Léopard II en 1979, et ce serait économiquement

suicidaire de lancer une nouveau programme de char dont les premiers exemplaires allaient être mis sur le marché en 1990 »223

« Par ailleurs nous avions un calendrier différent de celui des Allemands car ils nous fallaient remplacer les AMX pour 1991 alors que les Allemands avaient sortie le premier Léopard 2 en 1979 et qu’ils n’envisageaient pas de nouveau char avant 1995 »224

222 La société MKS mise sur pied à Hambourg est créée entre MAK-Kiel et Krauss-Maffei-Munich (à part

égale). Les négociations qui seront menées conjointement entre le gérant de MKS et le directeur adjoint du GIAT iront jusqu’à prévoir le partage et l’équilibre des travaux, tant au niveau des maître d’œuvre que des couple de coopérants pour les principaux composants et sous-ensemble.

223 Entretien ancien directeur de programme, 20/06/2002. 224 Entretien ancien directeur de programme, 24/04/2003.

De plus, à cette période-là, une telle argumentation trouve un fort écho car l’Allemagne est encore très liée à l’OTAN et participe fortement à la doctrine de « l’Avant » qui implique une forte présence militaire américaine pour faire face à l’ennemi de l’Est. De fait, les chars Abrahams et Léopard deviennent des choix de politique plus légitimes qu’un projet de collaboration avec les Français.

Par la suite, la conjugaison de la défaite électorale de VGE et le jeu des groupes de pression s’exerçant sur le gouvernement de Schmidt vont mettre fin à ce projet de collaboration pourtant bien avancé. Officiellement si cet échec politique est durement ressenti du côté français, c’est surtout parce qu’il remet en question quelque part la volonté des ces deux pays de s’afficher depuis comme les deux « piliers » de la construction européenne. De l’avis, d’un ancien conseiller technique de Charles Hernu qui était là au moment du lancement de la lettre de commande tous les paramètres pour la réalisation d’une bonne coopération n’étaient pas présents :

« Pour la bonne réalisation du programme d’armement il est nécessaire que trois conditions

soient réunies : une volonté politique, un besoin identique et une temporalité identique. Dans le cas du Leclerc, il n’y avait que la volonté politique qui était remplie. Le besoin commun n’était pas synchronique. Enfin, l’industrie des chars, c’était le joyau de l’Allemagne, alors… ! »225.

Si l’identification d’un besoin commun et d’une temporalité commune se sont avérées problématique, il est indéniable que du côté français certains acteurs institutionnels tel la DGA mais aussi la CGT fortement implantée à GIAT étaient pour des raisons différentes partisans d’une solution franco-française.

1.3. Dépendance du politique et du technologique : les logiques du recentrage