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Les impairs du pari technologique : retours sur les faits techniques

1. LA GENESE DU PROJET DE « CHAR POUR LE FUTUR » : LE SENTIER DE LA DEPENDANCE TECHNOLOGIQUE ?

2.1 Le char Leclerc : un programme sous contraintes

2.1.2. Les impairs du pari technologique : retours sur les faits techniques

Comme nous venons de le mentionner, la tenue coûte que coûte du calendrier entraînant le saut de certaines étapes comme celle de la pré-série, ouvre la voie à des complications lors de la production du char. En effet, la traduction concrète du pari technologique engagé s’avère être un exercice plus périlleux que prévu notamment quant on souhaite respecter l’équation suivante : « on donne 1 cm carré de blindage où il y avait 1cm

249 Entretien ancien directeur du programme Leclerc, 24/04/2003. 250 Entretien ancien directeur du programme Leclerc, 24/04/2003.

251 M. E. Brown, Flying Blind. The Politics and The US Strategic Bomber Program, Ithaca, Cornell University

carré d’électronique »252. Il s’agit de montrer en quoi la croyance dans la réalisation de

l’excellence technologique constitue une dépendance qui va jouer comme une contrainte sur le devenir même du programme. Un ancien Chef d’Etat major qui a eu à se prononcer sur la déclaration d’aptitude au combat du Leclerc en 1998 se montre assez critique sur l’ambition d’une telle politique :

« On a fait ce char en étant persuadér que l’on allait faire une petite merveille technologique ce qui n’est pas tout à fait vrai ni faux. On l’a fait aussi avec l’idée que l’on pourrait le vendre mais on a négligé deux choses essentielles : 1/ le marché à l’export n’était plus ce qu’il était et il y a de très bons chars sur le marché ; 2/ le char Leclerc est un mutant et je pense que GIAT n’était pas tout à fait à la hauteur pour un tel programme….

En tant que CEMAT j’ai connu l’étalement du programme de production du char Leclerc sur une durée de 10 à 12 ans. Ce n’est pas raisonnable, notamment sur un programme d’armement aussi pointu qui mobilise l’informatique, et l’informatique du début n ‘est pas celui de la fin. Ainsi, le char de la première série n’est pas celui de la série 5. Cela pose le problème du soutien au combat. En effet, quand j’ai assisté à l’essai de certification et de déclaration d’aptitude au combat, il y avait trois séries différentes de char. Je l’ai vu tirer et se déplacer et cela était super. Le problème c’est qu’il y en avait en panne dans la zone de soutien et il était impossible de le réparer en prenant les pièces sur un autre modèle »253

La première phase de production du char va s’avérer complexe car il s’agit de « mettre en musique » tous les paramètres technologiques en continuant de tester cela sur les premiers 16 chars de série. C’est aussi le moment durant lequel on choisit les grands équipements et les grandes fonctions de l’arme. De plus la fragmentation du choix de petits équipementiers n’assure pas la pérennité future dans ce domaine notamment en matière de fourniture de pièces d’entretien (d’où les problèmes entre la série du Leclerc Série n°1 et Série n°2). L’avis des différentes personnes interviewées sur le déroulement de cette première phase de production en série montre certaines divergences de vue. En effet, la pratique du « retrofit » (retour sur les faits techniques), qui consiste à améliorer le produit au fur et à mesure qu’on le développe, va être importante, « des dizaines de milliers de modifications ». Ainsi, les premiers chars produits en 1991/93 ont été testés durement par l’armée de terre, ce qui a conduit GIAT Industrie à faire de très nombreuses modifications. La volonté affichée par les ingénieurs de l’armement de réaliser un char exceptionnel allait se traduire par une augmentation importante des coûts de production. De plus, les mises au point des technologies difficilement maîtrisables à cause du nouveau système d’arme mis en place vont s’avérer plus longues que prévues.

« Après le lancement de la production en série, il y a eu des problèmes qui sont liés au fait que la décision de lancement est intervenue alors que la définition du char même n’était pas stabilisée.

252 Entretien Directeur de l’Architecture des Systèmes de Forces, 22/11/2002. 253 Entretien ancien Chef d’Etat Major de l’Armée de Terre, 26/02/03.

Cela s’est fait comme cela pour des raisons politiques… En 1998, le résultat fut que l’on avait une gestion erratique et anarchique avec la création de tranches successives de chars sans communalités entre elles… Ce programme était un défi technologique car on a fait le pari d’un char numérique. Les liaisons se font uniquement en numériques et non pas en analogiques, si bien que d’emblée on a été confronté à des pannes qu’un engin classique n’aurait pas eues »254

S21

Tableau : L’échelonnement de la production en série du char Leclerc 1991-2002

Pour comprendre, les effets de l’application des nouvelles technologies sur la production du char Leclerc, il est nécessaire de distinguer deux séries, celle produite avant 1998 (date de la contractualisation avec GIAT, cf. développement suivant) et celle produite après (cf., le tableau). En effet, les chars produits dans le cadre de la première série se caractérisent par une course à la fiabilité dans la mesure où le nouvel engin « à logiciel prépondérant » n’est pas stabilisé. Ce n’est qu’à partir de la tranche T5 que ce stade de développement est atteint255. La première tranche (T1) est composée de 4 chars qui n’ont

jamais fonctionné en opérationnel. La seconde tranche (T2) avec ses 13 chars a joué le rôle de

254 Entretien ancien officier de programme du Leclerc, 25/02/2003.

T1 T2 T3 T4 T5 T6 Série 1 : 134 chars 1998 Série2 : T6+T7+T8 Même configuration stabilisée T7 T8 = 177 S24 + 39 96 Total = 406 chars 4 13 34 37 45

la présérie de fait. Les premiers chars à être à peu près fiables ont été ceux de la tranche 3 (34) et ceux de la tranche 4 (37)256. Au total, on a eu durant cette série une évolution en tranches

avec des ruptures de communalité. Celle-ci tient aux évolutions de l’informatique mais aussi à des détails comme l’équipement d’une climatisation, initialement non prévue pour des chars devant faire face aux troupes du pacte de Varsovie. Cela peut sembler être un détail mais le problème majeur pour un char équipé en numérique c’est la température qu’il fait à l’intérieur du char car passé 60° tous les boîtiers électroniques sont mis hors services ! Par la suite lors de la série 2, il y aura une rupture voulue pour les 96 derniers chars (S21) avec l’introduction d’un nouveau blindage pour la tourelle et d’une caméra thermique afin qu’il bénéficie de toutes les technologies de pointe disponibles en ce début de XXIème siècle257. Enfin, le tuilage

de la production est censé répondre à un double objectif de réduction des coûts (en raison du décroissement des prix du matériel numérique) et d’intégration in vivo des innovations technologiques. À cet égard on nous précise :

« À l’origine nous étions partie de la philosophie de l’AMX30. C’est dire que tous les chars

devaient être interchangeable, le tout constituant un parc homogène de char (une division de 80 char homogène devait s’intégrer dans un régiment de 160 char homogène). Le problème c’est qu’avec le développement qu’allait connaître le Leclerc nous allions rapidement ne plus être sur un concept de char homogène. Notre choix en raison des adaptations nécessaires a été celui de faire de la production par tranche homogène. Ce qui nous permettait d’introduire toutes les innovations et des éléments moins coûteux. On avait fait en sorte de pouvoir intégrer les innovations technologiques chemin faisant afin de sortir les meilleurs chars possibles. Notre souci était alors de sortir un char avec des performances maximales et d’en réduire les coûts »258

De plus, certains acteurs soulignent dans une perspective comparée que l’on a mis « seulement cinq ans pour passer de la pré-série à l’opérationnel, ce qui n’est pas beaucoup si l’on compare cela au dix ans qu’il a fallu aux allemands pour en faire de même avec un char qui est toujours analogique »259

La dimension quelque peu ubuesque pour le néophyte de ce mode de production en série s’explique par la quête d’une fiabilité incertaine alors que la production en série du char est lancée et que l’on ne peut plus arrêter ce programme d’armement. Toutefois les

255 Entretien ancien officier de programme du Leclerc, 25/02/2003.

256 Actuellement seuls les chars de la T4 sont en train d’être « retrofité » et d’être remis au standard opérationnel.

Les 51 premiers chars (T1+T2+T3) seront stockés.

257 Un acteur interviewé nous a expliqué que le choix du nom de S21 pour la dernière série a été chois en

fonction de la référence au 21ème siècle.

258 Entretien ancien directeur de programme, 24/04/2003.

concepteurs du Leclerc justifient de tels aléas par le « coup technologique » qu’il était en passe de réaliser où le char devient le centre « d’un système de force » :

« Lors de la production en série beaucoup de faits nouveaux se sont produits en raison du besoin

de corriger les fautes initiales et les premiers chars qui sont sortis n’étaient pas totalement stabilisés. Un char n’est pas un objet stable, il est complexe et produit en petite série. Les différences entre le Leclerc n°1 et n°2 ont donné naissance à un système ingérable, notamment pour les pièces détachées. Au plan théorique personne n’avait prévu certains changements. De plus quand on fait des améliorations, on veut toujours un produit supérieur. A partir de 1995- 1997, on s’est aperçu qu’il était difficile de produire des tranches homogènes et c’est là que mon prédécesseur a eu une idée géniale en proposant que l’on considère le char comme au centre d’un système de soutien »260

Il est intéressant de souligner les effets de la croyance technologique des porteurs du programme Leclerc. En élevant cette croyance au niveau d’un paradigme, ces acteurs se trouvent en position de force chaque fois que les aléas du Leclerc sont mis à l’index soit dans le milieu militaires (programmes concurrents) soit par les instances de contrôle de la dérive financière (Cour des Comptes et Bercy). En effet, il est beaucoup plus audible et crédible de balayer les anomalies (surcoût, retard, problème de fiabilité, etc.) quand s’est imposé l’idée que l’on est en passe de réaliser le « meilleur char du monde ». D’ailleurs, les acteurs s’autorisent la métaphore qui consiste à qualifier ce char de combat de « Formule 1 ». Enfin, avec l’évolution récente de l’organisation des opérations militaires sur le terrain autour de la notion de système de force se trouve légitimée ex post la croyance technologique construite autour du Leclerc. Ainsi, les ajustements technologiques effectués au niveau de l’informatique de pointe lui permette d’être au centre d’un système ou il faut capter les informations qui viennent de l’extérieur.

2.2. La logique du dépassement des contraintes. Des trajectoires