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2 Le Réveil du Sénégal et le Petit sénégalais ou la première tentative de création de journaux au Sénégal (1885-1900)

Après le vote de la loi du 29 juillet 1881 portant sur la liberté de la presse et extension au Sénégal, il faut attendre quatre ans pour voir paraître un journal indépendant. Et c’est «Le Réveil du Sénégal» qui va ouvrir le bal périlleux de la vie de la presse au Sénégal. Il paraît en juillet 1885 à Saint-Louis, capitale politique et administrative du Sénégal et dépendances. Il est sous titré «Journal politique, littéraire, commercial et financier». Ce sous titre décline clairement son champs d’action. Cet hebdomadaire d’informations politiques et économiques générales avait pour rédacteur en chef Auguste Foret qui fut chef de l’imprimerie du Gouvernement de la colonie sénégalaise.

Le Réveil du Sénégal ne rate jamais le député du Sénégal au palais Bourbon, Alfred Gasconi. Dans ses colonnes, le représentant du Sénégal à l’Assemblée nationale française est présenté comme un « hypocrite qui ne

s’intéresse aux Noirs que pour obtenir leurs voix, d’être vendu aux intérêts du grand négoce bordelais, de favoriser systématiquement les Noirs de

confession catholiques aux dépens des musulmans»159.

Les maisons de commerces bordelaises sont dans la ligne de mire du Réveil du Sénégal. Le journal se donne comme objectif de limiter leur contrôle de l’économie sénégalaise et leur réclame de faire davantage place aux Africains dans les postes politiques et administratifs.

Cette orientation du journal est le reflet de la composition de sa rédaction et de sa ligne éditoriale. Cette rédaction est composée « d’une fraction du parti créole qui milite en faveur d’une plus grande responsabilité dans les affaires de la colonie, souligne l’auteur anonyme de «La presse au

Sénégal». Cet ouvrage estime que cette tendance est incarnée par Gaspar

Devès, un négociant descendant de la famille Devès de Bordeaux. Il est

159 G. W. Johnson Jr. « The emergence of black politics in Sénégal », cité par « La presse au Sénégal », op.cit.,

métisse issu de la liaison entre Bruno Devès et une peule de Dagana (ville rurale du Nord Sénégal). Gaspard Devès partage cette même vision avec J. J. Crespin qui est membre du Conseil général et candidat malheureux à la députation en 1971, 1979 et 1881 face à de Fongaufier, puis face à Gasconi. Ce qui fait que Le Réveil porta un combat de ses dirigeants qui avaient des ambitions personnelles. Ils échouent toutefois dans cette tentative car le journal n’a pas pu les faire élire. Une manière de dire que l’objet d’un journal n’est pas de mener une campagne pour ses dirigeants, mais plutôt offrir des informations crédibles à ses lecteurs pour leur permettre d'avoir un libre arbitre dans l’analyse de celles-ci.

Mais apparemment, n’ayant pas compris cela, les promoteurs du Réveil vont créer un autre hebdomadaire : « Le Petit sénégalais » qui, selon, Roger Pasquier, se donna à cœur joie dans «des attaques

personnelles alimentées par des détails de la vie privée et dans un

anticléricalisme agressif»160. Ils disposent ainsi de deux hebdomadaires qui

s’attaquent au système de gouvernement colonial français. Ils pensent que les populations autochtones doivent être mieux représentées dans les sphères du pouvoir colonial, considérant que le Civil service anglais en Inde est plus approprié à cela.

Le Petit sénégalais s’inscrit dans la même lignée que son grand-frère, Le Réveil, mais en étant beaucoup plus virulent dans ses critiques. Il

devient une sorte de journal de faits divers. «Les attaques personnelles se

multiplient en particulier contre le Gouverneur, à partir du dernier trimestre 1886, au point d’être répété dans chaque numéro. Même des familles saint- louisiennes ne sont pas épargnées. D’ailleurs une d’entre elle intente une action judiciaire contre le journal en vertu de la loi (sur la presse du 29 juillet) 1881 et le journal est condamné tandis qu’une partie des actionnaires se désolidarisent du gérant et du rédacteur en chef des deux

journaux»161.

160 Roger Pasquier – op.cit., p. 484 161 Idem., p.485

Ce n’est pas seulement ces faits divers qui agacent les autorités coloniales. Elles jugent également inacceptables les critiques formulées contre la politique coloniale française. Par exemple, Le Réveil a tenu une position radicale contre le détachement des militaires français qui ont tué le roi du Kayor (un royaume au centre du pays), le Damel Samba Laobé Fall. Au moment où Le Moniteur du Sénégal parle d’une «journée glorieuse, une rencontre historique au cours de laquelle le lieutenant Chauvey avait punit le Damel de son insolente provocation, le Réveil qualifie la mort du roi comme «une exécution de Samba Laobé Fall, un guet-apens tendu à un

souverain reconnu et mis en place par les Français pour régler

définitivement le problème du Kayor»162. Ce qui provoque une vive

protestation des Français établis dans la colonie, notamment à Saint-Louis et au Cap-Vert (région de Dakar). Des motions sont signées et publiées dans Le Moniteur pour soutir le détachement militaire français qui a tué le Damel du Kayor. Cette virulente attaque du Réveil donne ainsi l’occasion au gouverneur du Sénégal, Grenouille, à sévir contre l’hebdomadaire. Pour ce faire, il demande à Paris «des pouvoirs extraordinaires pour agir contre la

presse»163. Le Sous-secrétaire d’État aux Colonies refuse en lui faisant

comprendre que «c’est inutile» et lui ordonne de «vivre avec la liberté de la

presse et mépriser les calomnies»164. Ainsi Gronouille n'a pas pu obtenir

l'autorisation de Paris. A moins d’utiliser d’autres moyens de censures. Et ce sont les actionnaires qui vont finalement liquider le Réveil en retirant leur confiance au rédacteur en chef et au gérant. Mais ils demandent en même temps à leurs associés de poursuivre l’impression du Petit sénégalais. C’est ainsi que Le Réveil disparaît du paysage médiatique sénégalais par volonté de ses actionnaires, notamment de H. Cagnant et Cie. Quant au Petit

sénégalais, il survit quelques mois avant de rendre, à son tour, l’âme.

162 La presse au Sénégal. Op.cit., p. 14 163 Ibidem

Ainsi le Moniteur du Sénégal monopolise-t-il le paysage médiatique et son marché. Il faut attendre dix ans après pour voir apparaître d’autres journaux. Il s’agit de l’Indépendant, de l’Afrique occidentale et de l’Union

africaine.

La parution de ces journaux coïncide avec la création de l’Afrique occidentale française qui regroupe le Sénégal, le Soudan français (actuel Mali), la Guinée française (Guinée) et la Côte d’Ivoire, la Haute Volta (Burkina Faso), le Dahomey (Bénin), la Mauritanie. D’ailleurs l’un des journaux a voulu marquer la naissance de ce regroupement politique en lui donnant son nom.

La naissance de ces journaux se déroule au moment où les résistances militaires africaines sont quasi défaites. Les colonisateurs s’attelaient à la mise en valeur de leurs colonies. C’est la période de construction des voies de communication et d’infrastructures qui faciliteront cette mise en valeur. En plus, au Sénégal, les citoyens des quatre communes commencent à décliner leurs ambitions, notamment dans la gestion des affaires de la cité. Alors les journaux ne pouvaient qu’être les relais de tout ce bouillonnement politique, économique et social.

Malheureusement, l’Indépendant et l’Union africaine n’auront qu’une existence de courte durée contrairement à l’Afrique occidentale qui a su résister aux différents aléas du champ médiatique. Même s’il est imprimé en France, c’est un journal qui est écrit à Dakar. Il est aussi le premier journal à ne pas être rédigé à Saint-Louis, contrairement à ses prédécesseurs. Entre temps, Dakar est devenue la capitale de l’AOF, donc le centre gravité de la vie politique, économique et socioculturelle de la sous-région. Ce déplacement du centre de gravité va entraîner l’implantation des infrastructures qui permet le développement des différentes activités inhérentes au nouveau statut de Dakar.

L'Afrique Occidentale compte dans sa rédaction des journalistes noirs,

métis et blancs, représentant le creuset de la société sénégalaise de cette époque. Louis Huchard, qui est mulâtre goréen, fait partie de l'équipe

rédactionnel. Il fut vraisemblablement le premier journaliste franco- sénégalais indépendant. La ligne éditoriale de L’Afrique occidentale s’érige contre ce qu'il appelle l’exploitation des colonies sans contrepartie. Il semble évoluer dans le même sillage que Le Réveil. Dans son premier numéro, il s’en prend à ceux qui pensent que «les colonies sont des fermes

dont la population est le bétail (…). (et) rechigne contre le fait que le pays s’épuise sous un système qui pompe ses forces vives et les refoule au loin contre les grandes maisons de commerce qui n’ont aucune initiative dans le sens du développement matériel et moral de la colonie, contre

l’administration (coloniale) qui fait la guerre aux natifs»165. C’est dire que

c’est un journal engagé et très critique sur l’option politique, économique et social de l’administration coloniale. Dans ce premier numéro, L’Afrique

occidentale le fait savoir dans son avertissement aux lecteurs. «L’accent est mis sur les questions économiques dans l’avertissement aux lecteurs. Il conteste l’état stationnaire des possessions françaises comparées aux progrès récents des colonies voisines de l’Angleterre et de l’Allemagne. Il

critique avec violence les structures économiques du Sénégal»166.

L’auteur de ces diatribes est Louis Huchard qui a été au Réveil du

Sénégal comme journaliste. On comprend alorsles ressemblances

éditoriales. Il avait travaillé dans les maisons de commerce et connaît par conséquent les points forts et les points faibles de l’économie de la colonie sénégalaise. Il fut également secrétaire au Conseil général avant de démissionner pour ouvrir un bureau privé pour les indigènes. Ce bureau «recevait les doléances et conseillait les cultivateurs pour la vente de leur

arachide en dehors des syndicats»167.

Sur le plan politique, l’Afrique occidentale est farouchement contre l’administration indirecte. Pour ce journal, si cela se justifie en Afrique du Nord où il existait des États avant la colonisation, ce n’est pas le cas en

165 La presse au Sénégal, Op.cit., p.17

166 Roger Pasquier – Les débuts de la presse au Sénégal, op.cit., p.486 167 Roger Pasquier, op.cit, P.486

Afrique noire, notamment au Sénégal où il en n’existait pas. Mais ce qui est discutable. Mais pour Louis Huchard, «les chefs, ceux du Baol (centre du

pays) et du Cayor, par exemple, ne pensent qu’à exploiter leurs administrés. La France, en pratiquant une telle politique, favorise une oligarchie, se fait complice de ses abus (dénoncés par le journal dans sa chronique des pays du protectorat) alors qu’elle aurait dû s’appuyer sur la

masse en élevant son niveau de vie»168.

Même si le mot n’est pas lâcher par le journal, L’Afrique occidentale combat également le racisme entre Blancs et Noirs. «Il devait y avoir une

fraternité entre l’Européen pauvre qui vient les mains vides s’enrichir chez nous et l’indigène qui lui assure la consommation de ses produits. Pourquoi le commerce repousse-t-il l’enfant du pays mieux placé que tout autre pour servir d’intermédiaire ? L’administration se fait l’écho des théories du commerce et le met en pratique en entravant l’accès des enfants du Sénégal dans certaines administrations ou en les décourageant par des

passe-droits révoltants»169. En d’autres termes, L’Afrique occidentale

s’érige en porte-voix des plus faibles face à la puissance de l’administration coloniale et des maisons de commerce influentes. La rédaction s’intéresse particulièrement aux problèmes qui affectent les Sénégalais et non pas à l'ensemble des populations de l'AOF. Ce qui fait que sa ligne éditoriale ne reflète pas le nom du journal qui embrasse toute l’Afrique occidentale française administrativement parlant. Même s’il ne s’attaque pas à la religion musulmane, il se fait parfois le porte drapeau de la chrétienté. Il faut ajouter que ses animateurs n'étaient pas contre la colonisation, mais la manière dont elle est gérée par les administrateurs français.

On constate que tous ces journaux émanent de la volonté soit de l’administration coloniale, soit d’anciens employés de celle-ci, soit encore d’hommes politiques essayant de défendre leurs idées politiques et promouvoir leurs ambitions. Par le biais de leurs journaux, ils essaient

168 Idem, p. 487 169 Idem, p. 488

d’influencer l’électorat ou l’administration. Ces journaux servent parfois de règlement de compte entre adversaires politiques. Cependant, ils se sont également occupés des grandes questions politiques, économiques et sociales de leur époque. Selon leurs visions, leurs idéologies et parfois leurs intérêts, ils se sont attaqués ou ont soutenu le système coloniale en place. La virulence du Réveil du Sénégal et du Petit sénégalais contre l’administration coloniale était connue de l’administration et des maisons de commerce bordelaises, marseillaises, nantaises et havraises. Leur soutien à Samba Laobé Fall, le Damel du Kayor, cache mal l’amitié que les propriétaires de ces journaux entretenaient avec le roi de ce royaume. On a vu que Le Petit sénégalais n’a pas ménagé le Gouverneur du Sénégal, Grenouille. Cette virulence dans le traitement des faits divers leur a valu des procès devant les tribunaux. Les juges les ont condamnés à des sommes faramineuses qu’ils ne pouvaient pas s’acquitter. Ce qui explique, en partie, leur disparition. Car d’autres facteurs entrent dans l’explication de leur faillite. Selon Roger Pasquier, «la violence, souvent excessive, des

propos, l’exiguïté de la clientèle et la faiblesse des moyens financiers expliquent le caractère éphémère de cette première tentative» de création

de journaux au Sénégal»170. Mais Roger Pasquier ajoute, en faveur de ces

journaux, que leur rôle de sensibilisation et d’éveil qui ont permis à «des

intérêts souvent négligés de s’exprimer au grand jour et qu’elle (première tentative) a jeté mieux que les documents officiels ne peuvent le faire, la lumière crue sur les divers éléments de la société saint-louisiennes, même si elle n’a pas su dépasser l’antagonisme qui existe entre la capitale sénégalaise d’alors et ses environs et le reste du pays, pour créer une

presse à la mesure du Sénégal»171.

Les journaux qui leur ont succédé n’ont pas su davantage tirer profit de leur expérience. D’ailleurs L’Union africaine créée en octobre et

L’Indépendant en novembre ont vite disparu. L’Union africaine se définit

170 Roger Pasquier, Op.cit., p.485 171 Roger Pasquier, op.cit., p.486

comme «un organe des intérêts commerciaux des colonies françaises de la

côte occidentale». Mais pour Pasquier, ce journal «exprime en faite la réaction du vieux Sénégal qui, face au développement des colonies plus récentes, s’estime oublié et réclame un vigoureux effort de mise en

valeur»172. Ce qui expliquerait, peut-être, la prédominance de l’économie

dans les quelques pages qu’il a éditées. Mais l’on ne sait pas s’il aurait respecté sa ligne éditoriale du fait qu’il a cessé de paraître très tôt. Il en est de même pour L’Indépendant qui n’a édité que deux numéros.

Seul le journal, L’Afrique occidentale, s’est maintenu et a résisté, jusqu’à la veille des indépendances, aux aléas de l’environnement politique et économique de la presse au Sénégal. Durant toute cette période, d’autres journaux vont paraître. Leur spécificité, c’est que la plupart ont pour promoteurs des hommes politiques concourant aux suffrages universels. Ce qui fait que leur ligne éditoriale est partisane à cause de l’implication politique des propriétaires. C’est une nouvelle phase du paysage médiatique sénégalaise qui naît.

3. La deuxième tentative de création de journaux au Sénégal