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Une réputation comme capital criminel

Dans le document Être motard : Hells Angels malgré tout (Page 32-35)

Chapitre 1.Le regard d’autrui : Impact et définition de la réputation

3. Les effets de la réputation

3.1 Une réputation comme capital criminel

Il a été vu que l‟absence de réputation criminelle peut ouvrir la porte à une délinquance accrue (Brezina & Aragones, 2004). Néanmoins, la réputation est un acquis sur lequel les criminels peuvent parfois miser. Gambetta (1993) décrit les ressources nécessaires pour faire partie de l‟industrie de la protection en Sicile : en plus de l‟intelligence, du secret, de la violence et de la publicité, la réputation est nécessaire. Il est donc préférable de jouir d‟un bon nom, c‟est-à-dire être reconnu pour ses performances et son expertise (Letkemann, 1973; Steffensmeir & Ulmer, 2005) et pour la qualité et la fiabilité de ses services (Gambetta, 1993). Cette réputation agit comme capital criminel à cultiver pour une réussite dans le crime et fait en sorte que l‟individu ou le groupe n‟a pas à se prouver : nous savons de quoi il est capable (Gambetta, 2009).

D‟ailleurs, selon Sanchez-Jankowski (1993), les gangs de rue voient un avantage à coopérer avec les médias. Cette visibilité aide à recruter de nouveaux membres, de même qu‟elle offre une publicité gratuite pour leur commerce et pour leur capital coercitif. Ultimement, c‟est la réputation collective qui est renforcée, ce que Sanchez- Jankowski nomme le mythe folklorique associé aux gangs. Ce mythe transpose une image négative de ces groupes et déforme la place de la violence en la rendant plus centrale qu‟elle ne l‟est en réalité.

La réputation, qu‟elle soit fondée ou non, peut agir à titre de capital criminel. Steffensmeir et Ulmer (2005) rapportent les propos d‟un receleur (qu‟ils nomment Sam Goodman) concernant la mafia italienne : « More than anything they have the name. » (p.287). Ce même acteur du milieu criminel ajoute :

That is why you hear some guys puff themselves up, try to let you think they are in the mafia or that they know somebody in the mafia or they are doing business together. That way people will think you have some backing, that you are someone they can do business with, or that you are someone not to be fucked with (p.287).

S‟il en est un, c‟est dans le milieu criminel que la réputation joue le plus grand rôle. En plus d‟opérer dans un milieu hasardeux où les risques de sanctions pénales et de rivaux sont élevés (Steffensmeir & Ulmer, 2005; Tremblay et al., 1989), les marchés illégaux sont exempts de symboles assurant la fiabilité et la qualité d‟un individu ou de son produit (Reuter, 1984). On ne dira pas d‟une entreprise criminelle qu‟elle répond aux normes « ISO 9000 » et il n‟existe pas d‟Office de protection du consommateur ou d‟Ordre des trafiquants de drogues. L‟individu ou le groupe ayant une forte réputation, positive aux yeux des co-délinquants, aura plus de chances de pénétrer différents marchés parce qu‟on leur fera confiance. Peu de délits s‟effectuent de façon solitaire (Gambetta, 2009). Tous et chacun ont intérêt à s‟établir une réputation d‟homme de confiance pour être attirant pour les éventuels co-délinquants (Steffensmeir & Ulmer, 2005). Dans ce milieu compétitif où les contrats écrits n‟existent pas, les décisions de chacun se basent sur le « bouche à oreille », à savoir la réputation : « Word of mouth is your best advertisement „cause there‟s a helluva grapevine out there. » (Steffensmeir & Ulmer, 2005, p.138).

La réputation constitue une publicité en soi qui s‟étend de clients en clients (Gambetta, 1993). La réputation, fortifiée par des reportages, agit à titre de « pages jaunes » (Sanchez-Jankowski, 1993). C‟est par ce canal qu‟on apprend ce qu‟une organisation est en mesure d‟offrir comme services. L‟entrepreneur criminel ne pouvant s‟annoncer publiquement, doit se fier à des moyens de communication informels pour trouver ses partenaires d‟affaires, clients et fournisseurs. Il doit se fier à la réputation pour créer son réseau. Un groupe, comme les Hells Angels, recrute aussi des membres. La réputation

du groupe, qui est publicisée dans les média, pourrait susciter un intérêt chez les jeunes enclins à la délinquance (Sanchez-Jankowski, 1993).

Une fois recruté, le membre qui sait conserver une réputation individuelle utile à l‟organisation et contribue ainsi à faire rayonner cette dernière, risque de pouvoir rester dans l‟organisation plus longtemps et d‟y obtenir des promotions si cette possibilité existe (voir Leduc, 2006). Alors que certains tentent d‟éviter d‟être étiqueté comme criminel, d‟autres y trouvent la valorisation dont ils étaient en quête. Une réputation implique une reconnaissance. Cette valorisation, ou ce prestige, peut être recherché par les délinquants à titre de récompense personnelle (Cohen, 1955; Cusson 1981; Letkemann, 1973). Bourgois (2001) le constate au cours de son ethnographie, alors que César un vendeur de crack dit qu‟il ne veut pas d‟un emploi sous-payé dans une entreprise de « restauration rapide ». Il ajoute : « Personne me cherche des noises. J‟ai trouvé le respect » (p.158).

La capacité de violence peut également, dans certains marchés, faire partie d‟une bonne réputation (Bourgois, 2001; Gambetta, 1993). Bourgois (2001) ajoute que cette réputation est cultivée par la manifestation régulière de violence et que celle-ci est nécessaire à l‟ascension dans l‟économie clandestine de la revente de drogue7. L‟impact pourrait également s‟avérer positif pour un groupe s‟il a acquis une réputation menaçante : étant craint, l‟opposition ne se lèvera pas (Gambetta, 2009 ; Sanchez- Jankowski, 1991; Steffensmeir & Ulmer, 2005, p.276). Une réputation d‟individus violents fait en sorte que souvent, la seule menace de violence est suffisante (Desroches, 2005; Gambetta, 1993; Reuter, 1993). Lorsque l‟on croit que la sanction est certaine, la dissuasion est augmentée, que ce soit dans le milieu légitime ou dans le milieu illégitime. La violence effective n‟est ainsi pas nécessaire, sauf sporadiquement afin de maintenir la réputation (Reuter, 1983). La réputation de la capacité à utiliser la violence pourrait être plus importante que l‟utilisation réelle (Cusson, 1998). Si bien que Smith et

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« Ces affirmations et ces rumeurs sur le caractère impitoyable, et même la cruauté, de Ray étaient un élément à part entière de sa réussite à diriger sans incidents son réseau de maisons de crack. » (Bourgois, 2001, p.56).

Varese (2001), dans une étude sur la mafia italienne, ont constaté que la réputation est une ressource si importante que des imposteurs vont tenter d‟escroquer les gens en se faisant passer pour des groupes mafieux pour en tirer les bénéfices. Comme la réputation de violence de ces groupes est bien établie, il appert que les victimes n‟osent pas défier cette possible arnaque.

La réputation peut donc être utile afin de faire progresser la carrière d‟un individu ou d‟un groupe; c‟est une ressource inestimable. Elle aura des impacts sur les agissements d‟autrui, mais également sur celui qui porte cette réputation. Néanmoins, le délinquant a pour défi de trouver le juste milieu entre la réputation utile qui lui permettra d‟obtenir d‟autres contrats et la discrétion nécessaire afin d‟éviter les risques accrus de faire face à la justice (Letkemann, 1973).

Dans le document Être motard : Hells Angels malgré tout (Page 32-35)