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Jouer un rôle dans le contrôle des détenus : le prix à payer

Dans le document Être motard : Hells Angels malgré tout (Page 177-182)

Chapitre 6. HA en milieu carcéral : les effets pervers d’une forte réputation

1. Jouer un rôle dans le contrôle des détenus : le prix à payer

La ligne entre le contrôle souhaité par les autorités et ce qui est jugé comme étant du trafic d‟influence est très mince. Les motards se plaignent que lorsqu‟ils sont vus, discutant avec un autre détenu, un rapport d‟observation est porté à leur dossier. Or, ils affirment que pour régler un conflit, rôle que l‟on souhaite qu‟ils jouent, ils se doivent de discuter avec les parties impliquées :

Tu vois, c‟est un discours incohérent parce que les gardiens nous disent : « Bon, pas d‟influence, parce qu‟on sait que t‟es un gars qui peut soulever la population et influencer les gens. Et si ça arrive le trafic d‟influence, tu prends l‟autobus et tu vas à Donnacona. » Correct! On se fait rencontrer par la sécurité : « Il y a beaucoup de broue dans ta rangée, des gars importants comme vous autres, vous devriez mettre de l‟ordre là-dedans. » Tu t‟imagines un peu le genre le double discours? Ils voulaient un peu qu‟on fasse leur job. J‟ai dit : « Dis à ton staff de faire leur job. Achale-moi pas avec ça. C‟est pas à moi de travailler ici. » Fait que c‟est un peu ça. On s‟est aperçu qu‟ils voulaient un petit peu nous utiliser, dans ce sens là. (Alain, motard)

Du point de vue des agents de libération conditionnelle (ALC), les motards utilisent leur statut pour acquérir des privilèges. Du point de vue des motards, les ALC interprètent leur comportement en fonction de préjugés qu‟ils entretiennent face à eux, plutôt qu‟en

évaluant la situation de façon objective. Les motards reprochent ainsi aux ALC d‟interpréter leur comportement pour confirmer les stéréotypes établis (voir Rosenhan, 1988).

Contrairement au personnel dont la priorité est la sécurité dans les unités, les ALC tentent d‟éliminer le prestige qu‟entretiennent les Hells Angels :

Ah! Ils disent tous qu‟ils ne veulent pas l‟utiliser [leur statut]. Mais au contraire, c‟est bien payant et c‟est bien mieux; tu fais du meilleur temps, voyons donc! Tout détenu essaie de trouver ça ici. C‟est la loi de la jungle. On a essayé avec des motards qui étaient plus difficiles à intervenir… On les a envoyés nettoyer les planchers dans les salles communes pis tout ça. On a vraiment essayé toutes sortes de stratégies. Ça s‟en était une. Pour que les autres le perçoivent aussi. Parce qu‟il jouait d‟influence là auprès des autres détenus. (Karine, ALC)

Decker (2001) affirme qu‟une stratégie pour réduire l‟adhésion aux gangs en prison est de mettre une note au dossier de tout individu possiblement affilié. Néanmoins, il souligne le risque de faux positif et la puissance des impacts qui s‟ensuivent. Dans le cas présent, ce n‟est pas tant la notation de l‟affiliation que les motards dénoncent, mais tous les rapports suggérant qu‟ils utilisent leur statut à mauvais escient. Si les ALC sont persuadés du bien-fondé de ces documents, les Hells Angels affirment qu‟ils empêchent leur cote de sécurité de diminuer, voire la font augmenter. De plus, ils considèrent que parce qu‟ils sont motards, on les rend responsables de tout ce qui se produit entre les murs. Ils se disent trop rapidement accusés de trafic d‟influence :

Ça faisait une semaine que j‟étais ici et les gardiens m‟ont dit que j‟entretenais un réseau de trafic. Et c‟était pas vrai. Mais je faisais attention, parce que quand ils t‟aiment pas… Moi je ne trafique pas. Je leur ai dis que je faisais pas de trafic, que je voulais pas de trouble, et que s‟il y avait un problème, de me renvoyez à Donnacona. (Marc, motard)

Mais on dirait qu‟il y a pas de connexion entre les gardiens, l‟administration et l‟ALC. Elle, tout ce qu‟elle dit c‟est : « T‟as commis un acte criminel, faut te ramener dans le bon chemin. » Mais quand tu fais sauver de l‟argent... Je pourrais bien dire : « Fourrez-vous la dans l‟cul votre job. On est en prison, on est pas obligé. » Je rends service. Ça fait qu‟ils disent que je suis un gars qui a tout ce qui veut ici. C‟est

la même affaire dans wing quand je parle à quelqu‟un. Quand je dis à quelqu‟un : « Fais ta valise, change de wing, on veut pu te voir ici », je rends service. Je rends service, donc ils sont bien contents. Mais quand ça arrive à l‟ALC : je suis un membre influent du crime organisé. Ça se revire contre toi. […] Y a certains membres [du personnel], une petite clique, que pour eux, faudrait être embarrés encore plus tard le matin, et plus tôt le soir. Eux autres, ils connaissent pas ça la réinsertion. Pour eux, les Hells Angels c‟est des dangereux : « Y a accès à des outils, y vont se faire un trou dans clôture... » Mais nous autres, c‟est pas ça qu‟on veut. Ils disent : « Y a tout ce qu‟il veut. T‟es mené par un Hells Angels. » […] Ici ça dit : « C‟est un Hells Angels, il doit avoir de l‟argent de collé. Y fait rouler ses affaires dehors. » On passe tous pour des millionnaires ici. Ils disent : « Hey ! Lui y a de l‟argent, y fait ce qu‟il veut ici ». Mais si je fais tout ça, peut-être que c‟est parce que j‟ai un talent que les autres ont pas ? Je suis capable de la faire la job moi. Toi, fais ta job. Va peser sur ton piton de porte ! Quand tu racontes ta journée, tu dis : « J‟ai ouvert la porte, j‟ai fermé la porte, j‟ai mis un gars dans l‟trou. Ouvert la porte, fermé la porte, mis un gars dans l‟trou. » C‟est tu plate ! Mais certains sont comme ça. Mais y en a plus que 80% du personnel qui me connaissent. Et c‟est à cause de quoi ça ? Pas parce que je suis un Hells Angels. C‟est parce que je suis poli, je travaille… Ils me demandent sur quels projets je suis. Ils disent : « Hey ! Il travaille bien ! » Mais au bout de la ligne, c‟est de la merde parce que je fais partie du crime organisé et je suis plus en vue que n‟importe qui d‟autre ici. Dans le fond, j‟ai comme 3 personnalités moi ici : 1) Je suis un bon gars et pas un motard quand je répare et ça fait sauver de l‟argent. Là je suis un estie de bon gars. 2) Je suis un bon gars quand ils ont besoin de conseils, et en plus je suis un motard, alors là je connais ça et j‟ai du talent supposément, et beaucoup argent ! Parce qu‟ici, ça marche de même, si t‟as de l‟argent t‟es un bon gars. 3) Et pour l‟autre 10%, tout ce que tu peux faire, tu te fais dire que tu te sers de tes pouvoirs. Tu fais peur au monde pour avoir quelque chose. Je me sers de mon pouvoir de motard ! [rires]. Hey ! C‟est grave ! C‟est dangereux ! T‟hypnotises le monde quand t‟es motard, et t‟as tout ce que tu veux ! C‟est grave de même ce qu‟ils disent ! (Claude, motard)

Ce qui est perçu par les motards comme un double discours du personnel, a pour résultat que presque tous les motards rencontrés tendent à se retirer du contrôle des détenus. Les Hells constatent qu‟en définitive, des désavantages non négligeables sont associés au fait de contribuer à faire régner l‟ordre en détention. Les membres du personnel ont remarqué ce changement :

Ce que je remarque, c‟est qu‟avant, quand tu disais ça aux Hells de ta rangée, ils disaient : « C‟est beau. Laisse-moi m‟en occuper. »

Maintenant, c‟est : « Écoute, moi, j‟ai pas de contrôle sur ces gars-là. Je veux bien passer le message, mais ça repose pas sur moi. » Alors qu‟à l‟époque, c‟était : « Inquiète-toi pas, je m‟en occupe. » (Pascale, personnel de surveillance)

Les motards veulent pas se mêler. Ils veulent pas de chaleur. La seule raison pour laquelle ils vont s‟impliquer dans quelque chose, qu‟ils vont intervenir physiquement s‟il le faut, c‟est si un de leurs frères est pris. Si un de leurs frères est là-dedans. […] Ils se mouilleront pas pour des détenus qui sont pas des motards. Ils vont intervenir s‟il y a des injustices, mais le moins possible pour créer de la friction. […] Ils veulent pas être associés à des batailles, à quelque chose qui pourrait nuire à leurs dossiers. Ils veulent juste s‟en aller. (Michelle, personnel de surveillance)

Ce changement de cap dans le rôle des motards en prison pourrait résulter résulterait, d‟un conflit entre les objectifs de réhabilitation et de maintien de l‟ordre.

1.1 Les objectifs de maintien de l‟ordre et de réhabilitation entrent en conflit

Cet antagonisme entre le personnel chargé de faire régner l‟ordre et celui chargé de la réhabilitation a débuté dès l‟entrée en fonction de ces derniers (Wheeler, 1966) et semble toujours persister, si l‟on en croit le discours des motards et des ALC :

Mais quand tu fais partie du crime organisé, c‟est grave. On sort pas de prison. Mais criss qu‟on est utile quand c‟est le temps de mettre la place tranquille. Là ce qui les préoccupe, c‟est les gangs de rue. D‟après eux, c‟est des dangereux ! Là ils disent : « Il va y en avoir des gangs, il va y en avoir, des bleus, des rouges, des violets... » Là ils aiment ça nous avoir. Ils sont contents parce qu‟on calme la place. Mais on se tire dans le pied, parce qu‟ils disent que si on est assez pesant pour calmer la place, on peut faire bien d‟autres affaires. Mais si y en a un qui est impoli, même si c‟est avec un gardien, je vais lui dire : « Hey, Ferme ta gueule. » Et il va y aller dans sa cellule. Ça va marcher mon affaire. Mais on dirait qu‟il y a un manque de communication... Mais non, dans le fond, c‟est pas un manque de communication ; c‟est fait de même. Sur le plancher, ils aiment ça t‟avoir. Ils nous lancent 3-4 dans une rangée, et ils sont certains d‟avoir la paix. Si t‟es là, comme membre des Hells Angels, les autres se tiennent droit parce que t‟es un membre influent. Mais c‟est dans notre nature, nous autres : les singes, ceux qui font du bruit, qui crient, qui sont crottés… peu importe leur couleur, on n‟aime pas ça. Ça arrive que je dise à un gars : « Va te laver ! » ou bien « Calme-toi. ». Ça fait qu‟on rend service sur un bord. Comme c‟est

arrivé qu‟un gardien est venu me voir et me dise : « Hey, ça sent la broue dans ta rangée. Passe le message parce que sinon on va venir stripper87 toutes les cellules. » Je suis allé voir le gars et je lui ai dit : « Hey, va faire ça ailleurs. » Ça calme. Mais elle à côté, l‟ALC, elle est pas contente. Elle dit : « Wooo ! Quand il parle, ça se place. » C‟est paradoxal au fond. (Claude, motard)

Les ALC ne sont pas tous d‟accord avec l‟idée que les motards soient utilisés pour aider à garder le pénitencier calme. Néanmoins, dans un établissement comme un pénitencier, la priorité sera accordée à la prévention du désordre et la réhabilitation sera secondaire (Vacheret & Lemire, 2008). Les ALC, orientés vers la réhabilitation, soulèvent l‟incohérence entre l‟utilisation du statut des Angels pour répondre aux besoins de sécurité du pénitencier et le fait que ce même statut soit un facteur contributif à leur criminalité :

S‟il y a des petits problèmes à l‟interne, souvent ils vont être consultés aussi. Ça, ça a été un autre problème. Ils vont être consultés par les détenus, mais les gestionnaires aussi faisaient ça. Ça, on chialait beaucoup, nous autres les ALC. On disait : « Ben là! Tu t‟en vas lui donner un statut, une certaine image. Ils sont perçus plus que les autres détenus. » Parce qu‟eux-autres, par leur statut, ils sont soit craints ou ils sont écoutés. Je suis contente que ce soit positif, pour soit calmer la broue, les liquides interdits, mais… […] Mais non là, on ne travaille plus la même affaire. On ne se rejoint pas entre la sécurité et l‟intervention clinique. Ça marchait pas ça. Mais ça a jamais fait de chicane ou mauvais ménage, mais un moment donné il fallait être cohérent nous-autres aussi là-dedans. (Karine, ALC)

Le motard qui continue d‟être impliqué dans le contrôle considère que cela lui nuira. Certains ALC croient que ce n‟est que de faire l‟autruche que de ne pas laisser les motards en place dans certains postes clés :

Y a une Directive du Commissaire qui dit que les motards n‟ont pas le droit d‟avoir des postes clés, mais ici on ne l‟applique pas. Et je trouve que c‟est correct de ne pas jouer à l‟autruche. Parce que même si on applique la Directive du Commissaire, ils vont mettre n‟importe qui sur le comité, mais par en arrière, ce sera un motard qui va décider. Donc moi je dis : mettons vraiment les décideurs en place et on va parler directement avec eux. Mais en même temps, à cause de ça, on leur

donne trop d‟attention. Nous-mêmes on les glorifie. Ils ont un statut auprès de la population, mais auprès du staff aussi. Donc on valide ce qu‟ils étaient à l‟extérieur. Mais je pense que ce qui est fait est bien, mais en même temps, ils sortent et leur statut sera encore là. (Annie, ALC)

Les Hells rencontrés ont fait part de leur impression de devoir être « blancs comme neige » (Bernard, motard), de devoir faire plus d‟efforts que les autres détenus afin de bénéficier d‟élargissements au cours de leur sentence. Or, les dates d‟admissibilité aux libérations conditionnelles approchaient dans la majorité des cas rencontrés. Ils étaient donc soucieux de montrer patte blanche.

Dans le document Être motard : Hells Angels malgré tout (Page 177-182)