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Quand on ne pense pas être aussi « important »

Dans le document Être motard : Hells Angels malgré tout (Page 109-115)

Chapitre 3. Hells Angels : défis et résilience

1. Quand on ne pense pas être aussi « important »

Pendant le conflit des années 1990, les motards ne réalisaient pas toujours l‟ampleur de la situation. Ils se savaient en conflit, mais ce n‟est qu‟avec du recul qu‟ils ont réalisé à quel point ils étaient perçus comme étant dangereux. Les interviewés s‟attendaient à se faire arrêter un jour ou l‟autre à cause de leurs délits. Pour beaucoup d‟entre eux, séjourner en prison correspond à « payer une taxe » pour les délits qu‟ils commettent. Cependant, la surprise fut générale à la lecture des chefs d‟accusation, et plus encore lorsque les sentences ont été rendues :

J‟étais sûr à 100% que c‟était une descente pour des armes ou des stupéfiants. Mais finalement c‟était pas tout à fait ça. Je m‟en suis aperçu quand je suis arrivé à Parthenais53… Quand j‟ai vu tous les journalistes et tout le monde. Et quand j‟ai vu les charges aussi. Là je me suis dit : « Ça va prendre plus qu‟une heure ! » Mais je me suis pas énervé avec ça. J‟étais pas nerveux. Ils m‟ont lu les accusations, je me suis dit que c‟était une gang de malades. Eux autres ils riaient. On était dans des bureaux isolés les uns des autres. Après ça ils nous ont mis dans un bullpen54 pour la journée. Ensuite on a été transféré à Bordeaux55. Pendant que j‟étais dans le bureau, il y avait un psychologue derrière une vitre. Il y avait 7-8 personnes qui regardaient. Je les ai vus en allant aux toilettes. Pendant ce temps-là ils tentent de te faire craquer. Mais j‟avais rien à dire. C‟est ça qu‟ils ne comprenaient pas. Comment tu veux faire craquer quelqu‟un qui n‟a rien à dire ? Tu parles jamais à une police, parce que t‟es fait. T‟as des avocats qui vont

53 Quartier général de la Sûreté du Québec. 54

Cellule de détention.

s‟occuper de ça. Moi j‟étais trop calme pour eux. Ils faisaient jouer des vidéos, mais moi je n‟ai rien à me reprocher. Oui j‟ai vendu de la drogue, mais je n‟ai pas fait du trafic en gang. Après Parthenais, ils nous ont amenés à Bordeaux, vers 8h00 le soir. Ils nous ont amenés à Bordeaux en bus, escortés. C‟était le show et la t.v. (Bernard, motard) Je me suis dit : « Regarde, j‟en ai parlé souvent avec mon monde, je me suis dis, ça se peut que je me fasse ramasser. » Moi je m‟imaginais avoir au pire des pires là, je me disais : « Je vais me faire ramasser pour trafic. » Parce que je sais ce que je fais. Je connais mon implication. Ça fait que je calcule. Moi je suis un gars qui calcule tout le temps les conséquences ; le pour et le contre. Ça fait que je me dis : « Bon. Je me fais ramasser, il va m‟arriver quoi? Ils peuvent me coincer sur quoi? Sur ça, ça, ça. Ok, je peux avoir quoi? Ça, ça, ça ; cinq ans. Maximum six ans. Admettons sept ans au pire des pires. Sept ans, je vais en faire deux et je vais être dehors. » Ça fait que je m‟étais prévu… C‟était prévu. Pour l‟argent que je fais, c‟est pas grave, la business va continuer, etc. Tu calcules tout ça. Malgré que tu sais qu‟il y a un gangstérisme au bout de la ligne. Mais, surprise! Pouf! Un coup de marteau! Quand ils sont rentrés chez nous un matin puis ils m‟ont dit : « Assis-toi! J‟vais te lire tes accusations… meurtre au premier degré! » Je suis là : « Meurtre au premier degré? » J‟ai dit : « Maudit Christ de toto! » Dans ma tête, je me dis : « T‟as pas de preuve. T‟as pas de preuve de rien de ça toi là. T‟es à pêche ici à matin. » Là il continue. J‟ai dit : « Hey! Attends une minute, t‟en a combien de même? ». Il dit : « X meurtres au premier degré! » Tabarnac! Ça va bien à matin! Là on continue : « Tentative de meurtre, gangstérisme, gangstérisme, trafic, trafic…» Christ j‟ai X accusations! Tu vois, je m‟étais pas préparé à ça là. C‟est là que tu te ramasses devant un fait accompli là, christ! Ils ont calculé leur coup. Ils ont monté leur dossier. Ils connaissent les applications de la loi. Ils ont préparé les accusations en conséquence pour être sûrs. Après ça tu prends un pas de recul et tu regardes tout ça. Là, tu te dis : « Ouais, ils ont préparé la preuve en conséquence, ils ont inondé des avocats de preuves! (Alain, motard)

Les motards savaient que la loi anti-gang existait. Claude affirme avoir fait de la surveillance lors d‟une rencontre où des membres de plusieurs chapitres se sont réunis pour discuter des impacts possibles de cette législation. Néanmoins, leurs inquiétudes étaient faibles parce qu‟ils ne croyaient pas en la faisabilité de l‟application de la loi : « On ne pensait pas que ça passerait. On se disait : « Comment ils vont réussir à prouver ça ? Y a des failles dans cette loi-là, ça ne se peut pas. » (Bernard, motard).

Avec l‟opération Printemps 2001, il s‟agissait en effet de la première fois qu‟un groupe était accusé de gangstérisme. De même, les mégaprocès représentaient aussi une première. Les motards ont donc fait face à plusieurs défis tant sur le plan des procédures judiciaires que sur le plan technique. Déjà, le choc initial de la lecture des accusations a été accru lorsque ces prévenus ont vu les caisses de preuves arriver.

Les Hells interviewés souhaitaient comprendre la preuve et affirment qu‟il leur était difficile de s‟y retrouver. Ils se sont effectivement montrés proactifs dans leur défense. Alain explique qu‟il était, au départ, très laborieux de prendre connaissance de la preuve. D‟abord cette dernière était lourde Ensuite, l‟équipement fourni était considéré comme étant désuet. Ils ont donc fait des requêtes à la Cour Supérieure et ont obtenu le droit à des ordinateurs :

Moi, il faut que je prenne connaissance de ma preuve. À ce rythme-là, j‟aurais jamais été prêt à faire le procès avant six ans. C‟était vraiment fou. On a réussi à avoir des ordinateurs. Ils nous ont fourni un bureau, une chaise, tout ce qu‟on avait besoin pour prendre connaissance de la preuve. (Alain, motard)

Au début, on se mettait 2-3 par ordinateur pour démêler tout ça. Après ça, on s‟en allait chacun de notre côté. Et là, y arrivait un autre chariot. Chaque fois qu‟un nouveau chariot rentrait, on le scrutait. C‟est les avocats qui travaillaient; y étaient payés pour. Mais j‟ai quand même tout vérifié la preuve en ce qui me concerne. J‟ai tout vérifié ce qui avait rapport avec moi. On a fait des demandes, et y a eu un ordre de la Cour pour qu‟on ait le droit d‟apporter nos laptops dans notre cellule. Ça m‟a pris un an ½ pour tout vérifier la preuve. C‟est spécial! On était inondé par la preuve. (Bernard, motard)

Avec une telle preuve et dans le cadre de mégaprocès, le processus judiciaire en est un de longue haleine. Claude raconte à quel point la présentation de la preuve pouvait être longue :

Pendant le procès, les journalistes arrêtaient pas de dire qu‟il y avait une preuve accablante. Y disaient ça à la tv. Moi j‟appelais une amie à tous les soirs. Elle me demandait qu‟est-ce qu‟ils avaient sorti pour que ce soit une preuve accablante. Je lui ai dit : « Des bouteilles de vin, des gilets, à peu près 75-80 photos, et une poche de t-shirts. » Hey, ça a pris

2 jours montrer les 80 photos et une journée pour les t-shirts. Mais attention, je suis pas ici pour te dire qu‟il y n‟a pas de coupables. Y a de la preuve en tabarnac aussi. Je viens pas ici pour te dire qu‟il n‟y a pas de coupables. (Claude, motard)

Plusieurs ont également fait mention des conséquences financières d‟un tel processus judiciaire. Si les conséquences financières ont fait l‟objet de préoccupations, c‟est beaucoup plus l‟ennui relié à la détention préventive qui résume le discours des interviewés à propos de cette époque de leur vie. Les motards se sont occupés principalement à analyser la preuve et à participer à quelques activités sportives. Grâce aux ordinateurs qu‟ils pouvaient avoir en cellule, certains écoutaient également des films. Il demeure que cette période fut la plus difficile pour tous les interviewés qui l‟ont vécue. Tant l‟incertitude que la durée de cette détention a fait en sorte que l‟arrivée au pénitencier a représenté une forme de soulagement :

Ouais! Ça, ça été une grosse délivrance. Pourtant, j‟ai eu X ans. C‟était une grosse sentence pareille. Ça été tellement une délivrance là. La première année que j‟ai passé à Donnacona56, je l‟ai jamais vue. Les roulottes ont commencé. C‟était une délivrance; pu de pression. Tu le sais que t‟as réglé tes choses. C‟est fini. Là, tu où sais tu t‟en vas. (Louis, motard)

Les Hells Angels se sont sentis considérés comme une menace importante. Des mesures particulières ont été prises quant à la gestion de leur détention préventive :

T‟as rien comme les autres. À Bordeaux, on n‟avait rien comme les autres. À Bordeaux, normalement, tu vas manger à la cafétéria. Les autres en préventive, ils vont manger à cafétéria. Normalement, tu vas à la bibliothèque, tu vas à la chapelle si tu veux aller à la chapelle. Dans notre cas : rien, rien. Tu vas chez le médecin, tu vas à la clinique, tu vas chez le dentiste, dans notre cas, rien de ça. Tout dans le pavillon: la nourriture en chariot, c‟est froid ou bien c‟est chaud, whatever. La bibliothèque : inexistant ou presque. L‟aumônier passe une fois de temps en temps, le dimanche, pour nous dire bonjour, faire une petite messe dans une salle en haut pour ceux qui en ont besoin. Fait que c‟est un peu ça la détention là-bas, là. (Alain, motard)

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Aux yeux des motards, si les autorités les séparaient du reste de la population c‟était parce qu‟on craignait qu‟ils prennent le contrôle de la prison. Dès lors, les motards n‟avaient strictement aucun contact avec tout autre prévenu. Des ailes leur ont été consacrées spécifiquement :

Quand on s‟est fait arrêter à l‟opération Printemps 2001, on s‟est tous ramassés à Bordeaux. Au début, tu sais pas ce qui va se passer. On a des accusations. Là, au début je savais pas que c‟était tout le monde qui était arrêté et on s‟est tous ramassés. Ils avaient vraiment refait une wing57 pas loin, mais limitée au complet pour nous autres. Il y avait trois étages. Il y avait juste nous autres dans ce bloc-là. Ils ont fait un parloir pour nous. On avait une cour pour nous. Ils nous ont pas mêlés au reste de la population, justement parce que les autres avaient peur qu‟on prenne un certain contrôle, d‟après moi, au niveau de la population. Pour eux, on est une influence. Ça fait qu‟on était vraiment isolé de tout le monde. (Louis, motard)

De plus, un palais de justice a été construit pour leurs procès et un tunnel les menait directement de leur pavillon au palais de justice. Tous ont été étonnés de cette mesure majeure :

Au début, nous autres, on s‟est dit que c‟était pas vrai. On était tellement sûr qu‟ils ne bâtiraient pas de palais pour nous autres, que c‟était pour nous faire peur…. Un moment donné, on s‟est rendu compte que c‟était pu une farce. (Louis, motard)

À Bordeaux, il ont construit un tunnel pour nous autres. Pour aller au palais de justice. Il est sous la terre, fait qu‟ils nous descendent du pavillon, on voit pas personne, ils nous fouillent tout nu, ils nous mettent des menottes, aux poignets et aux chevilles, pour marcher dans le tunnel jusqu‟au palais de justice. On voit pas personne au palais de justice, c‟est le même stratagème pour revenir : la fouille à nu, les menottes. C‟est une folie! La sécurité ça a pris des proportions démesurées. (Alain, motard)

Plus encore, certains font part de leurs préoccupations quant au fait que ce qu‟ils perçoivent comme étant un excès de sécurité pourrait avoir nui à leur défense. Les mesures de sécurité prises allaient « prouver » que les Hells Angels étaient coupables, avant même que le procès n‟ait eu lieu :

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Un moment donné, je vois de la fumée noire par la fenêtre. Imagine ! T‟es là et dans ta fenêtre tu vois de la grosse fumée noire. Qu‟est-ce que c‟est ça ? Je regarde, je vois la grosse pelle mécanique qui creuse. Ils font un palais de justice. Je me dis, on va se faire planter, et d‟aplomb à part de ça ! On va être jugé dans une cave. J‟ai passé à la cour dans une cave sous la haute sécurité. Ils se disaient : « Faites attention ! Ils vont sauter après les murs, ils vont tout arracher ! » On est 10 fois plus dangereux. Il y avait de la police partout, des gardiens partout... Ils ne veulent pas personne d‟autres que des journalistes dans cette cour-là. Le commun des mortels se faisait revirer de bord. Au palais de justice, il y a toujours du monde. Il y en qui passent leur vie là. Mais pour nous, c‟était juste des journalistes. Et la haute sécurité. Ils ont mis ça gros pour que tout le monde se dise : « Ils ont pas bâti ça pour rien, ce palais de justice-là ! Sont coupables. » Tout était réglé d‟avance. Le monde se disait : « Ils bâtissent ça parce qu‟ils ont quelque chose, c‟est certain. » Hey, ça leur a coûté tellement cher bâtir ça. C‟est une méchante expérience vivre ça ! (Claude, motard).

La réputation influence donc la carrière collective (Gambetta, 2009), pour le meilleur, mais aussi pour le pire. Depuis les années de conflit, les motards considèrent qu‟ils sont ciblés plus encore qu‟ils ne le méritent. Ils jugent qu‟ils ne peuvent plus faire des randonnées de motocyclette sans faire l‟objet de vérifications :

Dans le temps à [nom d‟une ville], ils nous interceptaient vraiment pour rien. Ça c‟était vraiment du harcèlement. On sortait du local, ils nous collaient, et ils faisaient la vérification. Ils pouvaient nous niaiser une demi-heure. Ça venait comme un genre de confrontation un peu. Mais c‟était pas tous les policiers. Il y en a qui étaient quand même pas pire. Mais t‟en as que c‟était vraiment du harcèlement. On ne les voyait pas, mais ils étaient dans les bars du coin. Ils se mettaient en avant, ils attendaient qu‟on sorte, ils nous collaient. C‟était souvent des affaires de même. (Louis, motard)

À ce titre, certains sont d‟avis qu‟ils feront face à un traitement différentiel pour toujours :

Quand je vais sortir, j‟aurai pas droit à l‟erreur. Zéro. Si je pète la balloune à .08 et demi58, moi je sors pas de là avant deux ans. Toi, si

tu pètes la balloune à .08 et demi, tu sors cette nuit. Faut que je sois deux fois plus vigilant que n‟importe qui. Je ne peux plus avoir la vie d‟un citoyen normal. La police continue de me mettre la pression. Je m‟en fiche, mais ils vont me mettre de la pression jusqu‟à temps que je sois dans le trou, au repos. Ils mettent de la pression en ce moment sur les gens avec qui je travaille. Ils sont même venus parler à un détenu de moi. Ils l‟ont questionné pour savoir si je trafiquais encore. Moi je vais me battre contre eux. (Bernard, motard)

Avant leur incarcération, ces motards avaient tout de même su profiter de leur réputation. Ils pouvaient la considérer comme dépassant la réalité, mais en retiraient des bénéfices, tant sur le plan individuel que collectif. Une fois arrêtés, ils se considèrent pieds et poings liés, en partie par cette même réputation. Cela irait plus loin encore selon Carl, un motard qui n‟avait pas encore été inquiété par la justice au moment de son entrevue. Il affirme que les policiers appellent son entourage pour dire qu‟il est motard et les compagnies d‟assurance annulent les assurances lorsqu‟elles sont mises au courant de sa situation par les policiers. Il possède des entreprises et il dit que lorsqu‟il fait des dépôts à la banque, après chaque dépôt, des policiers s‟y rendent et demandent à ce que soit inscrit « blanchiment d‟argent » à côté de ce dépôt. Il se sent « persécuté » par les policiers qui auraient choisi de faire des motards leurs « boucs émissaires ».

L‟étiquette est ici vue comme un amplificateur de leurs difficultés. Les motards sont d‟accord avec le fait qu‟un conflit majeur sévissait et qu‟il devait prendre fin. Toutefois, de leur point de vue, la réaction des autorités a été plus grande que nécessaire.

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