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Un réel en dépassement

Dans le document Georges Bataille et le Réel en transgression (Page 142-148)

3 Q UELLES LIMITES POSER ?

3.4 Un réel en dépassement

Les imites inachevées sont en mouvement, elles oscillent entre philosophie de l’ontologie

de la transgression : c’est tout le langage qui est inachevé, incertain, mouvant, et cet état

d’incertitude est, pour Bataille, constitutif d’une expérience « essentielle à notre culture »301 car

interrogeant la finitude de l’être, les limites et la transgression.

301 Michel Foucault, « Préface à la transgression », in Critique 195-196, Paris, Les éditions de minuit, 1963, p.

« Le XXe siècle aura sans doute découvert les catégories parentes de la dépense, de l’excès, de la limite, de la transgression […] ces gestes sans retour qui consomment et consument. »302

Dépense, excès, limites, transgression : autant de mots que de clés de compréhension d’un

réel qui se dépasse lorsqu’il cherche son socle théorico-politique. La transgression est là où l’interdit

se loge, c'est-à-dire que dans les formes d’être qui puissent exister, on trouve une réponse limitant

les actions. Le rapport intrinsèque entre la transgression et la loi induit aussi l’interdit édicté, où la

liberté joue son rôle dans le silence des règles. Transgresser, c’est épuiser la loi, la fatiguer et lui

montrer que si je n’ai pas le droit de le faire, je peux quand même aller au bout de mon acte : en

déviant l’interdit, l’acte de transgression fait face aux peines encourues, allant de la condamnation

sociale à la condamnation pénale. La transgression formelle est ce geste qui, selon Arnaud,

maintient l’interdit pour le mener à « l’exténuation », à l’affaiblissement. Les choses portées à la

limite s’opposent au projet commun sans le supprimer, mais elles le verraient autrement, cherchant

vraisemblablement à faire tendre ce projet à l’échec. La transgression démarque la limite, elle porte

les choses possibles à la lisière d’un impossible, mais elle maintient l’interdit, que l’on obvie en

faisant l’expérience de l’impossible.

Impossible et illimité vont alors de pair, les deux représentant ce qui se trouve au-delà de

la limite, au-delà de l’interdit et affirmant la volonté de porter les choses à leur extrême, dans ce

qui est considéré comme être impossible mais qui est pourtant pensable. Alors cet acte suppose

des définitions propres : la limite illimitée, l’interdit transgressé, l’impossible possible sont autant

d’antinomies que de nouvelles structures à élaborer.

Affirmant l’excès, la transgression n’est pas un triomphe, ni une négation, ni une

opposition303. Elle affirme plutôt, comme un négatif photographique, combien l’être est limité : ce

n’est pas une affirmation positive puisqu’elle affirme faire l’expérience des bornes.

302 Ibidem, p. 766.

303 Nous déconnectons la transgression des limites de la notion de péché : Bataille, en se débarrassant de

« La transgression s’ouvre sur un monde scintillant et toujours affirmé, un monde sans ombre, sans crépuscule, sans ce glissement du non qui mord les fruits et enfonce en leur cœur la contradiction d’eux-mêmes. »304

Dans ce langage de l’affirmation des limites et de ce qu’elles interdisent, il y a aussi le

« non » et son glissement, son effacement : une fois passées à l’extrême, les conduites n’essuient

plus de rejet, elles subsistent et se transforment en « oui » contestataire. Bataille remet en question

les mots et leur usage, où les affirmations n’affirment rien, où l’on ne nie rien non plus. Les valeurs,

les existences se tendent aux limites « où s’accomplit la décision ontologique »305, que l’on peut

comprendre comme la réinterrogation sémantique et concrète des limites, de ce que l’on peut dire

et ce que l’on ne peut toujours pas dire, à la suite d’une contestation. Mais Arnaud ira, à son tour,

à la limite :

« Quand l’excès est atteint, quand s’atteint l’excès, rien ne peut plus se dire, ne peut plus se penser. »306

Cette affirmation donne l’impression d’éroder tout ce que l’on a pu dire sur le sujet :

comment l’extrême peut-il se donner à voir si l’on ne peut le décrire ? Et cela portant préjudice

même aux textes de Bataille placés dans le domaine de l’excès : ils existent pourtant bien, ils sont

preuve d’une certaine forme d’expression du langage de la transgression. Il faudrait rapprocher

cette phrase d’Alain Arnaud de l’épuisement sémantique dont le langage serait victime. Le sens est

poussé dans son extrême, la limite est vidée de son sens, l’interdit n’en est plus un : dans l’ivresse,

définirait-on les mêmes choses ? Alors dans l’atteinte de l’excès, on ne peut plus penser parce qu’on

épuise l’acte même d’ordonner les choses selon les règles conçues dans le limité. Pourtant, des

codes subsistent, et si les choses peuvent paraitre crues ou étranges, elles ont aussi leur raison

d’exister :

un des points générateurs des limites données au réel. Nous inclurons plutôt le péché dans un mouvement culturel prégnant.

304 Michel Foucault, « Préface à la transgression », in Critique 195-196, Paris, Les éditions de minuit, 1963, p.

757

305 Ibidem, p. 756.

« […] contester c’est aller jusqu’au cœur vide où l’être atteint sa limite et où la limite définit l’être. »307

L’être est, par définition, limité. Limité par ses gestes, son corps, donc limité dans l’espace,

et aussi dans le temps, par sa mort et l’expérience qu’il en fait dans la communauté. Être, c’est aussi

prendre des risques, allant à la limite de la rupture par la transgression et les limites, allant vers

l’autre, le provoquant, modifiant l’altérité en altération. Épuisement, finalité, altération : autant de

valeurs que de phases comprenant la transgression chez Bataille. Une transgression plutôt

consensuelle, accordée avec ce que l’on peut penser d’une transgression : une notion anhistorique

définissant un refus des codes, qui chez Bataille, ne suit aucun plan final. Il s’agit de braver l’interdit

pour l’acte lui-même, sans penser à ses conséquences, qui doivent découler sur un nouveau prisme

de compréhension du réel. Bataille porte l’excès complètement, en embarquant aussi son illimité

et son impossible, sans pour autant chercher à transformer, à critiquer politiquement les règles

pour en déduire de nouvelles façons de vivre. Pour Bataille, « La transgression n’est pas la négation

de l’interdit, mais elle le dépose et l’emporte »308, elle accepte de vivre dans l’ombre du limité. De

même, on rapproche, avec Arnaud, la transgression et l’expérience des limites :

« Si rien ne se distingue plus, faire l’expérience des limites, c’est en même temps faire l’expérience de leur transgression, et les transgresser, c’est dans le même mouvement les reconduire. »309

Mais on est en droit de se demander si cette expérience des limites n’est pas à placer dans

le prolongement de l’expérience intérieure et du travail éponyme de Bataille, qui se rapproche d’un

mode de compréhension du réel qui va plus loin, et en est, en quelque sorte, le vernis final. Un

vernis loin de la brillance modèle, mais plus proche du grain que le menuisier travaille pour le faire

disparaître. Bataille serait un mauvais menuisier parce qu’il ne donne pas à sa création un aspect

propre, mais il repousse aussi les standards esthétiques des limites en laissant visibles les aspérités.

307 Michel Foucault, « Préface à la transgression », in Critique 195-196, Paris, Les éditions de minuit, 1963, p.

756.

308 ERO, p. 66.

Il ne s’agit ni d’un discours, ni d’une opposition à la loi puisque la prenant comme telle, tout en

s’encrant aussi dans le religieux profané, en refusant le caractère éthique permettant de mieux

faire ressortir une dernière notion de son travail, peut-être l’aboutissement : le langage de la

transgression ne serait-il pas celui de la mort, auquel on a retiré les notions de religion, de paix de

l’âme, de repentance, de pêchés et du salut ?

« Elle ne connaît ni passé ni avenir. Elle n’a de limite ni en son en-deçà ni en son au-delà, mais se meut dans l’infini des possibles, transgressant sans cesse toute limite, étant hors-limite, illimitée. »310

Sans référent temporel et sans une inscription dans une linéarité temporelle, l’expérience

se dispense de limites spatiales et temporelles et navigue dans un infini des possibles, jouissant de

son caractère multimodal. Elle fait partie de la représentation de la transgression de l’interdit chez

Bataille, et construit une définition d’un sujet expérimentant l’illimité. La transgression réunit les

hommes en ce qu’elle conteste les interdits qu’un groupe ressent : dans ce combat, on retrouve

l’altérité, qui devient un semblable.

Opérant une césure nette dans le possible et repoussant les limites, on pense aussi au

domaine du non-savoir : de l’impossible on ne peut rien dire. Seul ce qui est raisonnable doit entrer

dans le possible, et ne laisse aucune place au hasard. La raison le pousse loin du champ des

possibles, du contrôlable, parce que les phénomènes obéissent aux lois raisonnables, laissant le

reste de côté, dans les extrêmes :

« […] le cours des choses obéit longuement à des lois, qu’étant raisonnables, nous discernons, mais il nous échappe aux extrêmes. Aux extrêmes, la liberté se retrouve. »311

Retrouver la liberté est peut-être une issue qu’il conviendrait de peser : un plan final caché,

par un souffle d’ironique pudeur, serait l’aboutissement de l’objectif de la transgression. Pour

Michel Surya, deux étapes constituent le jeu transgressif chez Bataille avec, d’abord, un

310 Alain Arnaud, Bataille, coll. « Écrivains de toujours », Paris, Éditions de Minuit, 1978, p. 43. 311 LC, p. 313.

« glissement » qui conduit à saisir dans l’interdit transgressé un « degré supplémentaire d’intensité

et de tremblement »312, correspondant à une traversée des impossibles et de leurs horizons

nouveaux, et de la peur induite par ce franchissement de barrières. Puis, le second moment est

celui d’un glissement qui n’est plus transgressif : il s’agit d’une nouvelle loi suréminente remplaçant

l’ancienne.

Dans ce raisonnement, il n’y a pas de mise en application rationnelle des extrêmes, sous

peine de ne plus être cet extrême. On peut le contempler, mais pas le contrôler. On peut aspirer à

l’extrême, sans le pouvoir, pour des motifs purement pratiques : car en plus de le vouloir, il faut

arriver à le faire.

« Une part de la vie humaine échappant au travail accède à la liberté : c’est la part du jeu qui admet le contrôle de la raison, mais détermine, dans les limites de la raison, de brèves possibilités de saut par-delà ces limites. »313

Les possibilités sont minces, ramassées : braver l’interdit, s’y lancer, en dehors des

obligations sociétales, nécessite un engagement total de l’être. Tomber dans cette part maudite

qu’est l’extrême n’est pas chose facile, et pourtant, il s’agirait d’obtenir un nouveau mode de

compréhension de l’altérité, et de soi. Mais ce que l’on retient, c’est la manière dont les choses se

fendent en deux parties : limite et illimité, mesure et démesure, communauté et solitude. Entre les

notions, il y a une frontière que l’on pensait impossible à franchir, et pourtant : Bataille agit en

passeur et, à rebrousse-poil de ce qui construit la morale et les lois, il vise un apex fédérateur. La

scène est dressée, et les limites sont tendues : à nous de comprendre comment on passe de la

pensée d’un auteur, à une critique factuelle, raisonnée sur des champs d’application durablement

concrets : la philosophie apporte ses pierres en questionnant les fondements de la pensée de

Bataille.

312 Michel Surya, Georges Bataille, La mort à l’œuvre, Paris, Tel, Gallimard, 2012 (1ère édition : 1992) p. 489. 313 LC, p. 313.

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