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L’individu au centre d’un jeu

Dans le document Georges Bataille et le Réel en transgression (Page 130-136)

3 Q UELLES LIMITES POSER ?

3.1 L’individu au centre d’un jeu

Bataille affiche deux mouvements qui recherchent la chance. L’un, est qualifié de « rapt,

vertige » tandis que l’autre est qualifié « d’accord »272. Le premier, rapt et vertige, recherche une

union qualifiée d’érotique ouvrant sur la malchance : l’embrasement est malchance pour aboutir à

la mort ; et le vertige de la chance aboutit sur son contraire. Quant au second, c’est une « volonté

de lire la chance », cette volonté de chance aboutissant sur l’autre versant :

« La chance naît du désordre et non de la règle, elle exige l’aléa, sa lumière scintille dans l’obscurité noire ; nous lui manquons la mettant à l’abri du malheur et l’éclat l’abandonne dès qu’on lui manque »273.

Le lustre reluisant de la chance est patiné, usé, terni : elle se loge dans les parties

incontrôlables de l’univers, de la société, des règles. Le jour où l’on remplace le dé par une série

statistique de nombres, nous pourrions aussi perdre l’envie de jeter les dés. En effet, le mouvement

de mise en doute peut se figurer chez Bataille par les dés que l’on lance sur une table de jeu. Ils

figurent ce qui adviendra, en fonction d’un résultat que le lanceur espère, et que les autres joueurs

redoutent. Dans ce lancer de dé, il n’y a aucune mise en question de l’individu ou de ses capacités

propres, autrement dit, aucune compétence spécifique n’est attendue. C’est seulement le résultat

qui compte, et ce que l’on en fera :

« Il n’y a pas de chance qui ne soit souillée. Il n’est pas de beauté sans fêlure. Parfaites, la chance ou la beauté ne sont plus ce qu’elles sont, mais la règle. Le désir de la chance est en nous comme

271 Ibidem, p. 317.

272 LC, p. 314 : « Deux mouvements de nature opposée cherchent la chance […]. ». 273 Ibidem, p. 314.

une dent douloureuse, en même temps que son contraire, il veut la trouble intimité du malheur »274.

La chance vide sans cesse un motif pour un autre : elle veut être rejouée, mise en jeu par

de nouveaux coups. On remet en jeu sa chance, sans cesse, en la sollicitant en dehors du champ

réglementaire établi. Dans le jeu, on tente ce que l’on est, ce que l’on a, jusqu’à en toucher la limite

où la règle rappelle à l’ordre. En effet, chaque jeu se voit borné par sa propre règle interdisant de

faire jouer la chance une fois son tour passé, ou d’en abuser au détriment des autres joueurs. Car

dans le jeu, on expérimente des limites, et on fait face aussi à son adversaire qui, lui aussi, recherche

sa propre Fortune.

En tournant l’événement en chance, on fait intervenir la donnée de l’aléatoire car tout peut

arriver. Mais en thématisant autour de cette chance, on risque de la faire rentrer dans le domaine

des possibles que l’on connaît, et donc de pouvoir la quantifier scientifiquement, avec son propre

mode de fonctionnement. Cela signifierait-il que le savoir doit nier la chance ? Afin d’éviter à la

volonté d’ordonnancer le possible, Bataille la place aux côtés du non-savoir car « […] atteindre la

chance exige de n’en rien savoir ! »275. Que dire d’un magicien qui expliquerait ses tours en même

temps qu’il l’exécute, tout en voulant créer la surprise ?

« À la lueur équivoque de l’orage, l’impureté, la cruauté et le sens pervers de la chance apparaissent ce qu’ils sont, parés d’une magie souveraine. »276

La chance est donc contextuelle en tant qu’elle dépend de l’univers dans lequel elle émerge,

dans lequel elle se manifeste. Elle est donc facteur d’une autre condition, celle de la volonté, du

souhait que l’on formule dans l’espoir de voir quelque chose se réaliser. La volonté de chance est

une prière que l’on fait. Elle est aussi contraire à la rigueur mathématique et à l’empirisme des faits

(mais la chance est issue, elle-aussi, d’un raisonnement, logique ou non, plus ou moins subjectif) :

274 Ibidem, p. 315. 275 Ibidem, p. 318. 276 Ibidem, p. 319.

« […] la chance, en cela différente de la rareté mathématique, se définit par la volonté qu’elle exauce. La volonté, de son côté, ne peut être indifférente à la chance qu’elle appelle. Nous ne pourrions concevoir la volonté sans la chance qui l’accomplit, ni la chance sans la volonté qui la cherche. »277

La remise en jeu perpétuelle de la chance fait partie du jeu et de l’essence même de la

chance. Elle limite un domaine d’action en donnant l’achèvement à un élément externe, en étant

objet de l’extase humaine. L’absence d’une réponse claire venant du monde guide l’individu sur les

traces d’une chance, révélant une vérité à remettre dans le jeu d’une connaissance chanceuse,

voulue. Enfin, la chance agit comme un crochet qui retient les vérités, les doutes qui, en chutant,

entrainent l’angoisse et le vide d’une connaissance sans objet, sans achèvement (même un

achèvement chanceux remis en question) et sans domaine. Le besoin d’atteindre la chance, de la

diviniser comme une réponse aux problèmes qui se posent ou que l’on pose la met dans une

attitude déroutante, faisant à nouveau jouer, dans l’attente du dénouement chanceux, l’angoisse

du sort réservé, aboutissant à un mouvement de panique278, comme les passagers d’un bateau en

train de couler : ces futurs naufragés attendent un canot, et continuent à lancer les dés sans savoir

ce qu’il adviendra. Dans ce cas, le non-savoir prend totalement la place consciente des personnes

en déroute, sans qu’elles puissent savoir la suite. Ce manque de connaissance immédiate traduit

bien le mouvement du jeu faisant émerger les limites du savoir sur les décisions individuelles, et

collectives.

« Les réponses sont les coups de dés, heureux ou malheureux, sur lesquels s’est jouée la vie. La vie s’est même si naïvement jouée qu’elles ne pouvaient être aperçues comme des résultats du hasard. »279

L’enjeu du coup de dé est de trouver une vérité dans la réponse apportée, une vérité

durable qui suspendrait la remise en jeu. Mais la réponse implique une nouvelle remise en jeu,

suspend le définitif et active la mise en question, l’enjeu en tant qu’ « en-jeu » permanent. Le hasard

277 LC, p. 319. Note p. 548 : la volonté et la chance sont liées, la volonté est négation de la mort. 278 Ibidem, p. 341.

continue à jouer une place importante dans le déroulement actif de l’individu où les décisions et

leur enchaînement ne suivent pas un déterminisme fondamental : les choses sont dues au coup de

dé, sans que l’on sache vraiment qui en est le responsable.

« Mais si la réponse est la chance, la mise en question ne cesse pas, l’enjeu ne cesse pas d’être entier, la réponse est la mise en question elle-même. »280

L’hélicoïde est complet : la remise en question des phénomènes entraîne de nouvelles

façons de concevoir le réel, qui implique alors de nouvelles réflexions. Et ceci, à l’infini. Cette infinité

de suppositions devant remplacer les anciennes déclarations suppose tout de même plusieurs

conditions initiales. Premièrement, elle suppose d’assumer qu’une part de non-savoir se situe dans

chaque chose. Mais ce non-savoir existe aussi dans les individus, qui continuent de douter de

certaines affirmations : ils sont prêts à faire voler en éclats leur cadre doux et rassurant. Dans ce

moment de non-savoir où l’on s’en remet à la chance, on doute, et on espère. Enfermés dans cette

salle de jeu, veillant tard, le joueur invétéré s’en remet, corps et âme, à sa volonté de chance.

« La théorie généralisée du jeu, celle qu’à la suite d’Héraclite, Nietzsche, Heidegger, Fink, Bataille… ont tenté de développer, nous montre au contraire qu’il y a complémentarité ou appartenance et non opposition entre le jeu et le sérieux, que c’est à partir de la règle d’un jeu majeur, d’un jeu divin qui tient lieu d’origine que se déterminent le jeu et le hors-jeu et que ceux-ci n’échappent pas l’un plus que l’autre à la nécessité, à la rationalité de l’"économie générale". »281

La mise en jeu tient d’une opération souveraine rigide et ordonnée qu’il faille comprendre

sérieusement d’un point de vue utilitariste dans l’ensemble du déroulement des processus

économiques, sociaux : le sérieux et le jeu sont liés par une interdépendance qu’il est important de

prendre en compte. Aussi incontrôlable que les limites, la chance réinterroge les événements en

leur donnant une tournure qui ne se maîtrise pas, mais qui se subit dans son entière acceptation.

280 Ibidem, p. 322.

281 François Warin, Nietzsche et Bataille. La parodie à l’infini, Paris, Puf, coll. « Philosophie d’aujourd’hui »,

Lorsque l’on développe autour du jeu et de la place que peut prendre le mot chez Bataille,

on peut évoquer Robert Sasso qui développe une prévalence du concept de jeu dans l’articulation

de l’écrivain. Le jeu, façon dont se passe une action suivant des règles, ou, de manière plus littéraire,

le libre exercice d’un sujet désigné, fait référence aux moments où l’individu joue de lui-même, joue

en évoluant dans un système de savoirs bordés. Sasso oppose le jeu au travail, « temps ludique de

transgression des limites du travail »282, où le travail est ce qui est réglé, limité, avec des échanges

économiques. Il s’agit d’un monde homogène représentable par théories, ou aux figures utilisables :

tout ceci englobe une théorie du savoir réglant un « monde ordonnable », opposé par l’auteur

au « domaine innommable » (et Sasso distingue ici le monde du domaine, faisant comprendre le

monde comme totalité englobant des domaines). Regroupant les éléments inassimilables, les

excreta, déchets en dehors de la représentation assimilable, elle fait néanmoins partie intégrante

du réel et son mode d’accès est de l’ordre du jeu transgressif où l’on cherche à inverser le monde.

Le savoir côtoie le non-savoir dans ce jeu qui se donne à la catégorisation entre le savoir, et le non-

savoir, se jouant dans les textes de l’auteur, exposant au lectorat ses peines comme ses réflexions

poussées sur la société, le tout sur le même ordre prioritaire d’idées.

« Jouer, c’est donc vivre comme si je les subissais, des situations et des sentiments que pourtant

je ne vis pas puisque c’est moi qui feins d’en être affecté. Car jouer, […] c’est prendre le jeu au

sérieux. »283

Pour mieux comprendre comment l’écriture est un jeu où les forces fondamentales du sujet

sont mises à l’épreuve, il faut se référer à Alain Arnaud, qui dit de l’écriture de Bataille qu’elle est

la représentation cursive d’un déploiement de l’illimité, portant les conceptions actuelles dans leur

éclatement le plus fort284. C’est ainsi que l’on débouche sur l’angoissante organisation d’une

transgression ouvrant sur un illimité réformateur. C’est un travail permanent que de fuir la peur,

282 Robert Sasso, Georges Bataille : le système du non-savoir. Une ontologie du jeu, Paris, Les éditions de

Minuit, coll. Arguments, 1978, p. 71.

283 Nicolas Grimaldi, Préjugés et paradoxes, coll. « Perspectives critiques », Paris, Puf, 2007, p. 11. 284 Alain Arnaud, Bataille, Paris, Éditions de Minuit coll. « Écrivains de toujours », 1978, pp. 84-85.

de l’affronter selon les situations, que Bataille met en parallèle à une situation de jeu. Le jeu marque

la possibilité d’être dans l’angoisse de soi, terrassé par la peur d’affronter l’illimité de la pensée.

Dans le jeu, l’angoisse représente la perte, l’impossible vision de la mort de soi. L’homme

est alors défini en animal qui a conscience de sa mort, et doit en avoir conscience pour mourir.

Cette mort, elle est intellectualisée par son mot. Puis elle est appliquée par le jeu du sujet. La mort

est une fin de partie de jeu où tout se dénoue, sans plus jamais distinguer de temps, de but, de lieu :

l’apex de la simplicité est alors déployé dans l’ultime mouvement, cette même simplicité qui

supprime l’être.

Il y a donc un double mouvement, dans une vie conçue comme un jeu désacralisé, vidé de

tous repères rassurants où seule la raison opère, angoissée de ce qu’elle trouvera sur le parcours

dont l’issue finale est à la fois connue, et à la fois impossible. L’être est en position de funambule,

à l’extrême crête, avec un côté lumineux de déploiement de soi, et le versant opposé demeurant

dans l’obscurité. Placé à la limite du possible, l’individu toise l’impossible d’où rien ne filtre : ni mots,

ni corps ; se tenant face à une immensité verbale qui pense, et qui croit à des mythes rassurants.

L’écriture philosophique de Bataille tient le sujet en défi de ces croyances, en dehors de la

civilisation normée afin de faire surgir les rapports de confrontation aux limites.

« […] une entrée dans l’illimité, dans l’immanence, à la merci d’un coup de chance. »285

Dans cet illimité autorisé par l’écriture et le jeu qu’elle permet, un jeu où l’on peut choisir

de rire de tout ou au contraire de se tenir à une certaine rigueur, il semble que les deux approches

puissent se concilier. Philosophe et anti-philosophe dans le même mouvement, Georges Bataille

représente la synthèse d’une époque qui se cherche et qui ne se trouve pas, qui interroge sans

aboutir sur des réponses satisfaisantes. Le mouvement Dada fait partie, comme le surréalisme, de

courant forts qui émergent et emportent avec eux un monde qui s’entre-déchire. C’est la

philosophie qui en assume la mise en question infinie sans proposer de réponse :

« Seule la philosophie revêt une étrange dignité du fait qu’elle assume la mise en question infinie. Ce ne sont pas des résultats qui lui valent un prestige discutable, mais seulement qu’elle réponde à l’aspiration de l’homme demandant la mise en question de tout ce qui est. […]. Mais quels que soient les préjugés légitimes à son sujet, si fallacieux (méprisables et même odieux) qu’en soient les "résultats", sa suppression se heurte à cette difficulté : que ce défaut de résultats réels en est justement la grandeur. Sa valeur tout entière est dans l’absence de repos qu’elle entretient.»286

Refusant le repos de la pensée par l’apport de réponses franches aux questions

fondamentales, la philosophie répond bien au besoin (ou plutôt au non-besoin) pour Bataille de

mettre entre parenthèses les marqueurs suspendant les certitudes, ouvrant d’autres perspectives

illimitées. Celles-ci sont certainement philosophiques car elles ont à cœur de penser les

interrogations fondamentales sur l’être. Ces certitudes se centrent sur le déploiement du sujet en

tant qu’élément capable de bouleverser et d’infléchir une nouvelle perspective de pensée, de

compréhension. Mais cette capacité permettant à son tour de jouer le suspenseur de certitudes,

d’espace, de temporalité, de finalités est infinie, sans idées arrêtées pour de bon. C’est autant

d’éléments énumérés se rapportant à l’idée d’un environnement délimité, où la transgression des

limites vient troubler le calme tout relatif : elle implique une délimitation infinie de ces limitations,

pour une recherche aussi longue que constitutive d’un ensemble toujours en construction.

Dans le document Georges Bataille et le Réel en transgression (Page 130-136)