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L’alternative métaphysique de l’Expérience Intérieure

2 I NTERIORISATION DU REEL

2.1 L’alternative métaphysique de l’Expérience Intérieure

Si les Méditations Métaphysiques130 sont dans l’esprit de chaque curieux de l’histoire des

idées, c’est parce qu’elles prennent le pari de concevoir un espace de pensée où l’empreinte de

Dieu est effacée car jugée trompeuse : en d’autres termes, il s’agit de construire une base de

raisonnement qui soit débarrassée de toutes imprécisions pouvant nuire au raisonnement. Ces

quantités de fausses opinions reçues pour véritables131 sont appelées à disparaitre afin d’obtenir

l’énoncé d’une réalité vraie, sans corruption. Cela nécessite une première étape critique à l’égard

de ce que l’on nous enseigne ou que l’on admet volontiers pour vrai, sous couvert de motifs

inexistants ou dépassant l’entendement : « ça ne peut pas être autrement », ou « c’est Dieu » ne

sont plus des vérités absolues, mais elles résonnent en doutes profonds, érodant les piliers de la

connaissance, la fragilisant. Finalement, quelles sont les limites à la connaissance ? Peut-on

connecter la connaissance avec le jugement individuel et sa sensibilité, comme le suggère Bataille,

et quelle est sa valeur d’autorité ?

130 René Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, GF Flammarion, 1992. 131 Ibidem, p. 57.

La révélation mystique ou l’éclairage par un individu qui prouve ses dires sont remis en

question, ainsi la confiance dans les croyances fait place à la certitude du mensonge et de la

manipulation dissimulée par ces mêmes croyances. Les révolutions sociales qui jalonnent l’Histoire

manifestent la crise représentative latente chez les individus, parallèle aux évolutions scientifiques.

Le raisonnement mathématique, rigide, qui est constitué d’une suite de déductions, dont la rigueur

apporte une structure à la réflexion rationnelle et scientifique, est mobilisé pour tenter de

construire une connaissance rationnelle stable. Avec Bataille et son repli sur l’intériorité

individuelle, c’est un autre chemin qui se dessine. En effet, c’est une tentative d’explosion du

communément admis pour vrai au profit d’un singulièrement acquis véritablement, c'est-à-dire en

accord avec les conceptions de chacun, en prenant le risque de prendre des résolutions à contre-

courant de la masse. Qui a raison, qui a tort ? Faut-il un référentiel du tenu-pour-vrai ? Un élément

apparaît commun dans la recherche de la vérité : il faut d’abord mettre en difficulté les valeurs

actuelles pour ensuite en présenter une alternative osée, déstabilisante.

Cette remise en question du commun passe par le constat d’un manque d’effectivité de la

vérité au sein même des rapports humains. Alors que chacun se mesure aux autres par une relation

de communication de soi, c’est une tentative de masquage des problèmes qui est à l’origine de la

remise en question de ce que l’on est, de ce que l’on veut dissimuler derrière des artifices d’humeur

par exemple. La remise en cause du commun passe par un effondrement de cette vitrine

faussement décorée. On ne pourra plus se confondre avec la totalité pour s’accrocher à des

éléments persistants : le sourire, et la complicité sont autant d’éléments qui montrent un décalage

de vérités avec la caractéristique d’individu isolé rejetant la totalité. Cette remise en cause pose la

question de ce qui pourrait advenir dans un jeu de relations, privées d’un vernis moral, d’un écrin

« […] nous, les esprits libres, nous sommes déjà une "inversion de toutes les valeurs", une

vivante et triomphante déclaration de guerre aux anciennes notions de "vrai" et de "faux". »132

Un renversement des codes s’opère, au nom d’une rupture avec les traditions passées qui

ont érigé les habitudes et les limites d’une volonté d’obtenir un commun moralisé. Volant en éclats,

le positionnement qui était alors en place tend à s’écraser face à d’autres conceptions du vrai, de

ce qui est, de ce qui n’est pas, ou même de la restriction impérative sur ce qui ne doit pas être. Que

reste-t-il, sur quel socle construire si toutes les certitudes s’érodent ? Pour édifier son architecture

vitale, Bataille en pose des fondations où gravitent la mort et ses représentations, dont l’angoisse

et la culpabilité en font partie. La prise de conscience de ce que l’on n’est pas (un tout, nécessaire

et conforme aux définitions idéalisées) ôte la sensation d’être en tant qu’individu à part entière et

utile aux autres. Là surgit alors une seconde certitude : celle de la finitude de l’être destiné à la

mort. C’est l’axiome principal dont on fait l’expérience avec les absences pesantes d’individus

reconnus morts. Et sans la douce sensation d’être, que reste-t-il sinon de mourir ? Dans l’attente

de ce dernier moment, de quoi peut-on se composer ? La vie (ou l’attente de la mort) devient vide

de sens. Ce paysage se compose de l’angoisse, globale, permanente, totale. Et, gisant à ses côtés,

en balance contre la mort, l’extase. Dans cet enjeu se dresse celui d’une redécouverte d’un

ordonnancement particulier où la confiance, la vérité, le faux, le mensonge perdent leur statut de

révélateur invariable, au profit d’un cheminement prenant des airs de méditations cartésiennes

réactualisées dans une Histoire réécrite.

Pour Bataille, la méditation se rejoue dans une expérience intérieure, et elle devrait donc

se vivre sur ces fondations où la mort est ancrée, comme une ode au désespoir humanisant, loin de

l’optimisme et des faux-semblants, du trop-plein de sentiments enjolivés, comme une comédie

sociétale surjouée et contraire au principe vital qui voudrait d’évoluer dans le sens que l’on estime

le meilleur pour soi, par soi. Le sujet serait alors débarrassé des principes moraux qui l’entourent,

132 Friedrich Nietzsche, L’antéchrist, traduit de l’allemand par Jean-Claude Hémery, Paris, Folio Essais, 2014

pour ainsi ne plus être dupe des autres et de leurs croyances teintées d’insouciances et d’espoirs

vains, en proie à une communication déchirante et déchirée, gravitant autour de la mort, de

l’extase, de l’attente. Les questions attendent une réponse, et pour Bataille, cette réponse se

trouverait dans un sacré sans Dieu, donné par l’expérience intérieure.

Dans cette expérience, il y a la demande d’afficher et d’affirmer de nouvelles possibilités

de pensées, et, in fine,d’être. Il s’ouvre dans un « abîme de possibilités »133, cherchant d’abord à

retirer à la croyance (mystique ou scientifique) son assise légitime. Il s’agit donc de refonder le socle

des connaissances à partir d’un postulat pouvant être celui de la mort de tout et de tous. Fataliste,

cette position n’en est pas néanmoins valide : il convient alors de montrer comment elle peut être

génératrice et porteuse de valeurs nouvelles autour d’une redéfinition de la connaissance, et de

son mode d’acquisition en rupture avec la philosophie classique.