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L’irrespect des valeurs en fondement

Dans le document Georges Bataille et le Réel en transgression (Page 139-142)

3 Q UELLES LIMITES POSER ?

3.3 L’irrespect des valeurs en fondement

Mais alors, dit Besnier, le non-respect réhabilite la culpabilité de l’individu qui se tient en

dehors de la norme juridique292. Substituée à la loi morale et façonnant son travail sur la société,

on réfléchit en termes d’autorisations et d’interdictions plutôt qu’en pesant nos actes et leurs fruits.

L’individu ne conteste plus, il obéit : en transgressant, il assoit la loi qui est le référentiel, le « cran

d’arrêt » étant le point à partir duquel on catégorise les actes selon leur critère d’acceptabilité. De

niveaux différents, les termes de transgression et de loi se rejoignent : ainsi, transgresser la loi

(défier son interdit) permet de l’asseoir davantage, mais aussi d’en montrer les limites mêmes.

Cette notion de « cran » n’est pas sans rappeler le travail d’Alain Arnaud sur Bataille et ses notions

clés, développées en 1978 :

« […] si aucun être transcendant n’est là pour garantir un point d’arrêt, rien ne peut refuser à l’homme de parcourir inlassablement, jusqu’à épuisement des forces, à l’excès, tout le champ des possibles et de transgresser ainsi chaque limite rencontrée. »293

Chez Arnaud, la perte de transcendance autorise le franchissement du point d’arrêt. C’est

un point fixe déterminé par une loi (morale ou légale, l’essentiel étant qu’elle soit garante d’un

cadre). L’individu peut transgresser un point interdit, insurmontable. Pour définir l’interdit, on peut

reprendre la conception d’Alain Badiou dans Peut-on penser la politique ?, où il le retire d’un univers

politico-législatif pour le positionner dans une catégorie de l’être : l’interdit n’est pas une catégorie

politique mais dépend directement de l’individu294, et s’ancre dans le sujet plutôt que dans un ordre

abstrait.

292 Ibidem, p 30. L’auteur cite Henri-Pierre Jeudy « L’éthique soumise au droit », in Libération 14.05.92 : « Se

conduire comme un individu responsable, c’est reconnaître le bien-fondé du droit. »

293 Alain Arnaud, Bataille, coll. « Écrivains de toujours », Paris, Éditions de Minuit, 1978, p. 39. 294 Alain Badiou, Peut-on penser la politique ? Paris, Ed. du Seuil, 1985.

Chez Besnier, les volontés individuelles s’opposent à d’autres, voulues par un commun :

elles sont comme des crans d’arrêts. Sans notion transcendantale, elles témoignent d’une loi portée

en référentiel, en témoin : pour entrer par effraction, il faut témoigner de l’existence d’un verrou.

Et pour Arnaud, le manque de verrous est un motif à tout faire, sans limites autres que les siennes,

physiques. Quant au manque de respect suscité par une conduite à la limite du tonneau, à faire

sauter les verrous un à un, il est modification du cadre : les transgressions deviennent des

tâtonnements expérimentaux, des provocations pour changer le cours des choses, et l’irrespect

devient une obligation qui donne à la démocratie un niveau d’instabilité où tout est, sans cesse,

remis en question :

« […] une loi morale incontestable est contraire au principe d’une démocratie où, virtuellement, il n’est rien qui ne soit en question. […] la démocratie étant pour cela le seul régime moral, l’antinomie réside dans la morale elle-même. »295

Impossible de concilier une morale fixée avec une démocratie qui vit et se transforme.

L’individu oscille entre la nécessité de se tenir aux limites, et son besoin de les dépasser. Il y a une

impossibilité de lier ces deux impératifs impossibles aboutissant à « la douleur d’être tenu à des

limites qu’on ne peut que désirer éternellement transgresser. »296. La transgression est un élément

central à la pensée de Bataille, et ses lecteurs l’auront bien analysée. Arnaud et Besnier ont une

définition cohérente, qui s’appuie sur le travail de Michel Foucault, paru dans le numéro de Critique

en hommage posthume à Georges Bataille, en 1963. Pour lui, la transgression est la limite, elle en

est la preuve. Bataille invitait à transgresser, et à entrer dans la logique de l’irrespect des valeurs

ancrées en principes premiers : les interdits sont liés à Dieu, garant d’un ordre et justifiant aussi un

ordonnancement.

« Nous devons en premier lieu transgresser des interdits dont le respect fermé se lie à la transcendance divine, à l’humiliation infinie de l’homme. »297

295Georges Bataille, Œuvres Complètes, vol. XI, p. 536. Cité par Jean-Michel Besnier, Éloge de l’irrespect, Paris,

coll. Descartes et Cie, 1998, p. 23.

296 Jean-Michel Besnier, Éloge de l’irrespect, op. cit., p. 46. 297 LC, p. 256.

Un homme humilié pour Bataille doit transgresser pour s’affirmer dans un réel dépassant

la transcendance. Mais Bataille ajoute que cette transgression est produite sans projet final, sans

objet déterminé. La transgression est alors une « profanation vide » parce qu’elle ne désenchante

pas Dieu, garant moral. On pourrait penser que le cadre était fixé par des lois communes, la religion

et ses préceptes ayant aussi leur application. L’excès découvre la mort de Dieu, entraînant une

« brisure du sujet »298 faisant écho à l’exemple concret de la libération sexuelle, portée à la limite

de conscience en évoquant les désirs inconscients pour Foucault, puis les limites légales en donnant

à la loi « le seul contenu universel » de l’interdit, et enfin une limite langagière, dans ce que l’on

peut dire ou non. L’évincement du pouvoir religieux par les transgressions et les états-limites

dessinent l’expérience contemporaine du sujet, où les gestes découvrent la mort de Dieu,

connectés à la sexualité qui se délivre de ses tabous, c'est-à-dire de ses anciennes limites, tombées.

« La transgression est un geste qui concerne la limite »299 pour Foucault, montrant bien le lien entre

les deux notions, où la limite tombe, ou bien remise en question, lorsque celle-ci est transgressée.

« La "Préface à la transgression" assigne une tâche à la philosophie : elle doit accueillir et porter plus loin l’expérience moderne des limites et de son franchissement. »300

Il s’agit d’un double mouvement intéressant puisque transgresser suppose la limite, mais

cela implique aussi l’annulation de celle-ci dans ce mouvement d’ouverture sur l’illimité. Ce jeu de

franchissement suppose l’existence d’un interdit, aussitôt annulé (ou suspendu) quand il y a

dépassement, mais qui continue d’exister pour définir la conduite en dehors du cadre. Et si

transgresser supprimait la limite et offrait l’illimité tout entier ?

La question de la limite est complexe tant son rôle de frontière est mouvant : fixée par des

lois, des codes moraux durables au nom d’un respect de l’autre, de préceptes religieux tabous, ou

bien de l’expression de l’intimité par le sexe. On en vient à se dire que la limite joue un rôle

298 Jean-Michel Rey, « La mise en jeu », in L’Arc, n°32, Paris, 1967 p. 23.

299 Michel Foucault, « Préface à la transgression », in Critique 195-196, Paris, Les éditions de minuit, 1963, p.

754.

300 Diogo Sardinha, « L'éthique et les limites de la transgression », in Lignes 2005/2 (n°17). [en ligne] URL =

important parce qu’elle façonne une compréhension du monde qui se construit aux travers d’actes

portés dans un champ de possibles. Pour faire évoluer les tendances, certains portent des états de

pensée, des actes à leur état-limite, cherchant à jouer avec le cran d’arrêt communément admis

par la communauté. Aller à la limite, c’est la contester et lui retirer son autorité, pour la déplacer

plus loin, la faire tendre à l’extrême.

En faisant coïncider l’extrême fondamentalement indépassable et la limite dépassable, on

constitue l’outil final de contestation où tout se remet en jeu. Sans être un bien ni un mal, il est au

contraire le moyen de faire évoluer les tendances sociétales, vidé d’être une fin en soi. En reprenant

l’image de l’automobile allant à l’extrême de sa tenue de route, en accord avec les principes

moraux, on ne peut vouloir faire un tonneau pour faire un tonneau : la finalité est ailleurs, elle ne

se montre qu’une fois l’acte accompli. Il peut s’agir d’élaborer une critique du commun et de ses

règles, d’en montrer ses limites, de réviser les principes, d’affirmer ce que l’on estimait impensable.

C’est une philosophie qui s’interroge sur le statut ontologique de la limite, elle est une critique de

l’être qui conçoit des finitudes, que ce soit la sienne, ou celle des notions. Pudeur, conduite,

relations, communauté font partie des éléments qui passent par le filtre de la limite, mais aussi,

d’une certaine manière, posent la question de l’origine des blocages par la création même, de

limites, à dépasser.

Dans le document Georges Bataille et le Réel en transgression (Page 139-142)