1 B ATAILLE ET LA CULTURE DE SON EPOQUE
1.8 Mise en garde : Bataille et la philosophie
Considéré plutôt comme un écrivain au sens où il porte l’activité d’écriture comme étant
en soi légitime, Bataille est toutefois porteur de plusieurs casquettes, dont celle du philosophe,
mais au statut plutôt particulier car théorisant des notions à la résonnance philosophique. En effet,
ces notions interrogent les concepts et leur organisation. Nous verrons aussi que ces écrits peuvent
être lus comme des invitations au renversement d’un système établi, touchant de facto toutes les
strates d’une société (relations humaines comprenant la morale, relations économiques, et
scientifiques appelant à une remise en question des savoirs). Il ne s’agit pas d’un appel destructif
au sens strict du terme, mais plutôt d’un appel à la libération de la pensée générale, grâce à la
philosophie.
Bataille cherchait, par tous les moyens possibles (et impossibles) à sortir du domaine du
projet121, c'est-à-dire à retirer aux actes leur finalité propre. C’est chose faite en laissant à ses
contemporains un travail en friche nécessitant un regroupement dans douze tomes de manuscrits
publiés ou fragmentés qui vont nourrir une pensée philosophique jusqu’aujourd’hui. Mais Bataille
entretient une relation tendue avec la philosophie et il en appelle à la fondation d’une philosophie
populaire, à entendre comme une philosophie ouverte aux non-spécialistes. Tout en se défendant
de tout populisme puisque son langage « s’adressait à tous les hommes », contrairement à la
philosophie :
« Je me demande s’il n’y a pas, après tout, deux sortes de philosophie, dont l’une s’adresse aux philosophes, aux spécialistes, et dont l’autre, bien différente, s’adresserait, si un jour elle est formulée, à tous les hommes. »122
Bataille porte l’habit du philosophe pour le rapporter au discours commun et lui adjoindre,
selon Besnier, une pensée globale123. On aurait d’un côté une philosophie étanche au monde réel,
avec ses façons de faire la rendant opaque aux non-initiés. Et, de l’autre côté, une philosophie du
peuple, réelle, avec ses penchants obscurs, et ses lueurs d’espoirs.
Sa pensée s’articule autour de deux grands pôles dans lesquels on pourrait classifier
l’ensemble de son œuvre. On aurait, d’un côté, une partie relevant de la sphère du travail, de la
production et de son économie, donc de tout ce qui s’apparente à une raison d’utilité
fondamentale. De l’autre côté, c’est le contraire, avec le regroupement de ce qui présente la
dépense improductive, la part maudite, le versant de la pensée de Bataille où l’on baigne dans
l’excès de l’individuel dans l’universel.
121 EI, p. 60 : « Principe de l’expérience intérieure : sortir par un projet du domaine du projet. »
122 Georges Bataille, Œuvres Complètes, vol. VIII, p. 600. Jean-Michel Besnier reprend ce passage dans La politique de l’impossible, op. cit., p. 151.
123 EI, note p. 356 : « Un système d’une précision horlogère ordonne mes pensées (mais dans cet inachevable
travail, je me dérobe sans fin). ». Besnier en fait allusion dans son ouvrage tout en montrant que le système est mis en pièces. Jean-Michel Besnier, La politique de l’impossible, Paris, La découverte, coll. Armillaire, 1988, p. 153
Ce sont deux conceptions antinomiques et complémentaires, regroupant toutes les
activités humaines, qu’elles soient intéressées ou non, utiles ou inutiles, maudites ou bénites.
Finalement, au cœur de ces deux pôles se regroupent deux entités, l’une limitant les actions par
des interdits, et l’autre dé-limitant les interdits par le jeu des transgressions. Ces deux versants
montrant le lien et la nécessité d’avoir ces deux sphères dans le réel et de n’en occulter aucune.
Le problème est d’appliquer l’écriture de Bataille au cadre philosophique rigide et normé.
Totale, sa transgression l’est d’abord dans son approche des codes propres à chaque domaine de
pensée. En effet, ses écrits débordent du domaine normé : la pensée de Bataille ne rentre pas dans
le cadre philosophique. C’est ce qui rend sa pensée totale, et fondamentale :
« Comment peut-on ainsi réduire la lucidité exemplaire de son œuvre aux lourdeurs de l’élaboration systématique ! »124
L’exercice est délicat. Parler de la philosophie de Bataille, c’est accepter de dire qu’elle est
une non-philosophie car sa démarche est aussi bien pratique, que théorique125. Contourner le
problème pour parler, au sens large du terme, d’écriture de Bataille, c’est, aussi, avouer qu’elle soit
une non-écriture philosophique. Mais l’autre voie possible est de penser Bataille s’appropriant le
système pour aboutir à une nouvelle construction grâce au dépassement du système de pensée par
le jeu des transgressions multiples. En effet, pour Robert Sasso, le véritable truisme est de faire de
Bataille un anti se braquant contre toutes les valeurs, se mettant en marge du système et ne
pouvant supporter un travail de réflexion sur ses écrits126. Chez Bataille, une forme de processus
écologiste bat son plein : on détruit pour refaire sur un modèle plus sain. Il y a plutôt un
renversement au profit d’une construction porteuse de sens philosophique. Et, lors de son
124 Robert Sasso, Georges Bataille : le système du non-savoir. Une ontologie du jeu, Paris, Les éditions de
Minuit, coll. Arguments, 1978, p. 10.
125 Jean-Michel Le Lannou, « Bataille, la plénitude souveraine », in Revue de métaphysique et de morale,
Paris, Puf, 1997, p. 433 : « L’on a pu […] douter du caractère strictement philosophique de Bataille. Un tel doute provient également de ce que lui-même refuse de qualifier ainsi son œuvre.
126 Robert Sasso, Georges Bataille : le système du non-savoir. Une ontologie du jeu, Les éditions de minuit,
coll. Arguments, Paris, 1978, p. 11 : « [Il faut montrer que Georges Bataille] importe véritablement, ne serait- ce que parce qu’il provoque sur l’essentiel. »
entretien avec Madeleine Chapsal, Bataille parle justement de son attachement à la construction
d’un raisonnement philosophique :
« J’ai toujours, avant tout, tourné du côté de la philosophie. Mais je l’ai envisagée de telle façon que je ne peux pas dire que je sois vraiment un philosophe, j’ai failli le devenir, certains de mes livres s’en approchent, s’y enfoncent, mais je me suis rendu compte qu’il y avait une distance entre ce que j’écris et la philosophie véritable. »127
Dans ce passage, on ressent un certain manque de confiance de la part de l’auteur lorsque
Chapsal lui demande si l’on peut le catégoriser en tant que philosophe. Il expose pourtant des idées,
des thématiques qu’il défend ensuite pour les justifier et expliquer les postures décrites en
mobilisant une architecture de pensée qui lui est propre. Bataille est philosophe, à plus d’un titre.
Il l’est à sa manière propre, en suivant le sillon de ses prédécesseurs sur lesquels il s’appuie,
notamment celui de Nietzsche à qui il consacre un ouvrage spécifique. Son sillon de pensée est
abondé par une tradition de poètes, de littéraires, d’artistes, de philosophes qui ont marqué la
société de leur empreinte. Mis en lumière par l’article de Jean-Paul Sartre128 qui revient sur
L’expérience intérieure, Bataille trouve auprès des auteurs de son époque un environnement de
pensée qui alimente ses écrits. Porté par Nietzsche et cherchant à enfreindre le système clos de
Hegel, on a vu que Bataille étaie ses écrits dans cet univers empli de réflexions alimentées par le
dehors et sa propre intériorité de connaissances, qu’elle soit à teneur philosophique ou non. Ces
textes sont construits dans une temporalité inscrite dans une période de guerre où son propre vécu
s’entremêle, alimenté par ses lectures d’auteurs faisant partie de son actualité, ou étant devenus
des socles accueillant les fondations de sa pensée.
En ouvrant sa réflexion autour d’un contexte historique et de pensée spécifique, nous avons
posé les premiers éléments qui permettront de montrer de quelle manière Bataille pourra apporter
une réponse à notre interrogation sur l’effectivité et l’acceptabilité du terme de radicalité à notre
127 Madeleine Chapsal, Les écrivains en personne, Paris, Union générale d’éditions, coll. « 10/18 », 1973, p.
25.
époque. En réinterprétant les codes à sa manière et en se jouant du cadre de chaque domaine de
pensée, Bataille opère d’abord un premier mouvement transgressif dans sa manière même de
comprendre son réel, où sa réalité est faite de conflits mondiaux et d’idéologies gangrénant le sens
commun. Pour s’échapper de ces conditions, l’écriture paraît comme un moyen libérant les limites,
comme une relève de l’idée même de réalité au sein d’une réalité transgressive offrant un horizon
de compréhension différent. Cette recomposition philosophique du réel proposée par Bataille va
nous permettre de répondre plus tard à la question de l’effectivité actuelle des limites dressées.
Pour arriver à cette recomposition du réel selon Bataille, nous allons maintenant nous
pencher sur son mode de compréhension à travers L’expérience intérieure, où le sujet redécouvre
ses propres limites pour élaborer son nouveau cadre de compréhension du réel appelant aux
transgressions des règles. En explicitant le pan métaphysique de l’auteur de redéfinition
individuelle, les nouvelles volontés individuelles se confronteront à l’ordonnancement du réel :
cette confrontation sera la première manifestation de limites, que nous devrons théoriser avant de