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Philosophie de la limite

Dans le document Georges Bataille et le Réel en transgression (Page 148-151)

3 Q UELLES LIMITES POSER ?

3.5 Philosophie de la limite

On l’a vu, on tient souvent Bataille pour un littéraire plutôt que pour un philosophe ; mais

nous avons vu aussi que la valeur de ses écrits est telle que l’on peut la mobiliser pour

conceptualiser la limite et ses jeux d’oppositions. Au sein des paradoxes et des idées qui se

repoussent et se brouillent, où l’individu commun doit se recompiler dans une expérience

intérieure solitaire, où ses actions se dépassent seules, les idées semblent ne pas s’assembler en

une forme continue. Mais il ne s’agit aucunement d’un frein, mais plutôt d’une richesse d’idées à

garder en tête, à réordonner et à faire fléchir jusqu’à leurs propres limites, en laissant les

connections manquant de netteté dans leur approche : elles expriment le hasard du jeu et saisissent

la liberté des mouvements d’expression. Il faut apprendre à maîtriser le hasard pour exprimer la

raison et aller contre celle-ci : la liberté d’actions est, pour Bataille lu par Besnier, dans le hasard du

réel.

« La philosophie, si elle est l’être s’efforçant d’atteindre ses limites, a d’abord en la personne du philosophe à résoudre un premier problème : cette occupation (s’efforcer d’atteindre ses limites) est-elle urgente ? pour moi ? pour l’homme en général ? »314

Est-il préoccupant de savoir se limiter, et jusqu’à quel point ? Sûrement plus qu’à certaines

époques, parce que la pensée évolue avec son temps et se sent nécessaire à l’élaboration d’une

compréhension nouvelle. Est-ce un primum vivere pour autant ? Bataille, en se plaçant dans la

mouvance surréaliste, entend oser de nouvelles conceptions.

« A l’opposition du "bien" et du "mal" Bataille substitue l’opposition du sommet et du déclin. Le sommet c’est l’excès, l’exubérance des forces, ce qui porte à son maximum l’intensité tragique ; le déclin c’est tout ce qui tend à préserver l’être dans ses limites et à l’enrichir : antinomie de la dépense et de la conservation. Le sommet, c’est-à-dire l’inaccessible (à la manière du château de Kafka), se dérobe sans fin à notre approche, se dérobe dans la mesure

où nous en parlons. »315

314 MM, p. 201.

Dans cette mouvance réhabilitant Nietzsche, Bataille reprend à son compte l’idée du

sommet Nietzschéen représentant l’élévation de l’âme : l’auteur tend vers le sommet, sans jamais

l’atteindre : l’écart entre l’avancement et le but reste illimité, intouchable, afin de satisfaire au

modèle de la finalité sans fin, en dehors de la nature du projet, dont l’auteur demeure attaché. Il

faudrait atteindre le sommet alors que les grillages nous empêchent d’aller plus loin. C’est une

invitation pour Bataille, qui s’empresse d’aller voir ce qu’on lui cache, ce qu’on nous cache pour

définir un être limité, aux actions démesurées. En renversant les croyances établies, le sommet

entrepose tout ce qui est mal qui est, en définitive, un bien. Au sommet, on retrouve les vices, les

crimes, la dilapidation, le luxe. Tandis que le déclin regroupe les formes de bien dont la stabilité de

l’être fait partie, mais sont, au contraire, un mal. Toutefois, atteindre le sommet, c’est stagner et

entamer un irrémédiable déclin. On notera donc que le sommet n’est pas une fin, et n’est pas non

plus un usage, mais il est un mode d’être où les oppositions de nature se confrontent :

« [L’être] est l’inadmissible et n’admet, ne tolère ce qu’il est que rendant son essence plus profonde : inadmissible, intolérable ! Perdu dans un dédale d’aberrations, de surdités, d’horreurs, avide de tortures (d’yeux, d’ongles arrachés), abîmé d’en finir dans la contemplation satisfaite d’une absence. Qu’on ose espérer une issue, amendant ceci, maudissant cela, dénonçant, condamnant, décapitant ou excommuniant, privant (paraît-il) de valeur (de sens) ce que d’autres…, engage une nouvelle platitude, une férocité nouvelle, une nouvelle hébétude hypocrite. »316

Le lecteur est frappé par l’irrecevabilité de l’être telle qu’elle il est décrit ici : l’individu aspire

au désordre et le fait savoir : les exemples ne manquent pas, et évoquent des sévices physiques

mutilatrices, au nom d’une inspiration nouvelle. Comme des promesses bienvenues parce qu’elles

font un pas vers des progrès pour le sujet, ce regain d’activité créatrice conjugue une platitude que

l’on rapproche du terme de plénitude, un repos et un bien être de soi, combiné à un état féroce de

conquérant. Quant à l’hébétude hypocrite, elle serait celle d’un individu surpris par ce qu’il

découvre et les levées d’indignations produites par quelqu’un déclarant être avide de tortures…

Hypocrite est celui qui se dit choqué par les affirmations mais qui alimente, en lui-même, cette

recherche de sommet, qui a envie d’investir ces moyens d’extériorisation (les ongles en préhension

des corps, les yeux qui regardent ce qu’il se passe) : l’hypocrisie malsaine du sens commun choqué

par ce qu’il voit, ce qu’il entend, comme s’il était choqué de ce qu’il se passait sous ses yeux. Aux

yeux de Bataille, la nature humaine relève d’une forme d’hypocrisie car elle désire la transgression

sans se l’avouer à elle-même. Sauf une certaine mouvance et quelques surréalistes entrechoquant

l’inadmissible et son reflet vertueux, à la manière d’un Breton fusionnant l’humour avec ce qui ne

l’est pas. L’humour noir est subversif pour Breton, et se caractérise par la production d’un comique

résultant d’’une situation qui a tourné à l’explosion, qui a tendu les protagonistes de l’histoire où la

situation a dégénéré dans un dénouement devant produire rire, et désolation, gêne, angoisse. Rire

et angoisse sont aussi des domaines qui abondent chez Bataille, parce qu’ils traduisent bien

l’ambivalence du sujet plongé au XXe siècle. Dans les éléments provoquant le rire, Breton dresse

dans Anthologie de l’humour noir, un état des lieux de l’humour noir, où les auteurs sont

répertoriés. L’humour est une « révolte absolue de l’adolescence et la révolte intérieure de l’âge

adulte », augmentée en « révolte de l’esprit »317. Provocation, dépassement de la subjectivité dans

un dépassement de l’objet visé pour en ressortir un humour objectif, un humour de l’objet par le

sujet. L’humour est alors objectif, et son contexte aussi : reste encore le problème de la réception

de cet humour et les tentatives, parfois veines, d’expliquer le comique aux individus trop ancrés

dans leur subjectivité. Il en va de même par les mouvements de transgression et de radicalité des

êtres et des actes, qui demeurent en marge des pratiques et que l’on repousse au nom de la zone

de confort que l’on souhaite préserver. Ainsi, les volontés individuelles de dépasser les limites se

heurtent aux altérités qui se tiennent en marge du mouvement, voire même qui le condamnent.

317 André Breton, Anthologie de l’humour noir, Paris, Jean-Jacques Pauvert, Le livre de poche, coll. « Biblio »,

Dans le document Georges Bataille et le Réel en transgression (Page 148-151)