3 Q UELLES LIMITES POSER ?
3.5 Philosophie de la limite
On l’a vu, on tient souvent Bataille pour un littéraire plutôt que pour un philosophe ; mais
nous avons vu aussi que la valeur de ses écrits est telle que l’on peut la mobiliser pour
conceptualiser la limite et ses jeux d’oppositions. Au sein des paradoxes et des idées qui se
repoussent et se brouillent, où l’individu commun doit se recompiler dans une expérience
intérieure solitaire, où ses actions se dépassent seules, les idées semblent ne pas s’assembler en
une forme continue. Mais il ne s’agit aucunement d’un frein, mais plutôt d’une richesse d’idées à
garder en tête, à réordonner et à faire fléchir jusqu’à leurs propres limites, en laissant les
connections manquant de netteté dans leur approche : elles expriment le hasard du jeu et saisissent
la liberté des mouvements d’expression. Il faut apprendre à maîtriser le hasard pour exprimer la
raison et aller contre celle-ci : la liberté d’actions est, pour Bataille lu par Besnier, dans le hasard du
réel.
« La philosophie, si elle est l’être s’efforçant d’atteindre ses limites, a d’abord en la personne du philosophe à résoudre un premier problème : cette occupation (s’efforcer d’atteindre ses limites) est-elle urgente ? pour moi ? pour l’homme en général ? »314
Est-il préoccupant de savoir se limiter, et jusqu’à quel point ? Sûrement plus qu’à certaines
époques, parce que la pensée évolue avec son temps et se sent nécessaire à l’élaboration d’une
compréhension nouvelle. Est-ce un primum vivere pour autant ? Bataille, en se plaçant dans la
mouvance surréaliste, entend oser de nouvelles conceptions.
« A l’opposition du "bien" et du "mal" Bataille substitue l’opposition du sommet et du déclin. Le sommet c’est l’excès, l’exubérance des forces, ce qui porte à son maximum l’intensité tragique ; le déclin c’est tout ce qui tend à préserver l’être dans ses limites et à l’enrichir : antinomie de la dépense et de la conservation. Le sommet, c’est-à-dire l’inaccessible (à la manière du château de Kafka), se dérobe sans fin à notre approche, se dérobe dans la mesure
où nous en parlons. »315
314 MM, p. 201.
Dans cette mouvance réhabilitant Nietzsche, Bataille reprend à son compte l’idée du
sommet Nietzschéen représentant l’élévation de l’âme : l’auteur tend vers le sommet, sans jamais
l’atteindre : l’écart entre l’avancement et le but reste illimité, intouchable, afin de satisfaire au
modèle de la finalité sans fin, en dehors de la nature du projet, dont l’auteur demeure attaché. Il
faudrait atteindre le sommet alors que les grillages nous empêchent d’aller plus loin. C’est une
invitation pour Bataille, qui s’empresse d’aller voir ce qu’on lui cache, ce qu’on nous cache pour
définir un être limité, aux actions démesurées. En renversant les croyances établies, le sommet
entrepose tout ce qui est mal qui est, en définitive, un bien. Au sommet, on retrouve les vices, les
crimes, la dilapidation, le luxe. Tandis que le déclin regroupe les formes de bien dont la stabilité de
l’être fait partie, mais sont, au contraire, un mal. Toutefois, atteindre le sommet, c’est stagner et
entamer un irrémédiable déclin. On notera donc que le sommet n’est pas une fin, et n’est pas non
plus un usage, mais il est un mode d’être où les oppositions de nature se confrontent :
« [L’être] est l’inadmissible et n’admet, ne tolère ce qu’il est que rendant son essence plus profonde : inadmissible, intolérable ! Perdu dans un dédale d’aberrations, de surdités, d’horreurs, avide de tortures (d’yeux, d’ongles arrachés), abîmé d’en finir dans la contemplation satisfaite d’une absence. Qu’on ose espérer une issue, amendant ceci, maudissant cela, dénonçant, condamnant, décapitant ou excommuniant, privant (paraît-il) de valeur (de sens) ce que d’autres…, engage une nouvelle platitude, une férocité nouvelle, une nouvelle hébétude hypocrite. »316
Le lecteur est frappé par l’irrecevabilité de l’être telle qu’elle il est décrit ici : l’individu aspire
au désordre et le fait savoir : les exemples ne manquent pas, et évoquent des sévices physiques
mutilatrices, au nom d’une inspiration nouvelle. Comme des promesses bienvenues parce qu’elles
font un pas vers des progrès pour le sujet, ce regain d’activité créatrice conjugue une platitude que
l’on rapproche du terme de plénitude, un repos et un bien être de soi, combiné à un état féroce de
conquérant. Quant à l’hébétude hypocrite, elle serait celle d’un individu surpris par ce qu’il
découvre et les levées d’indignations produites par quelqu’un déclarant être avide de tortures…
Hypocrite est celui qui se dit choqué par les affirmations mais qui alimente, en lui-même, cette
recherche de sommet, qui a envie d’investir ces moyens d’extériorisation (les ongles en préhension
des corps, les yeux qui regardent ce qu’il se passe) : l’hypocrisie malsaine du sens commun choqué
par ce qu’il voit, ce qu’il entend, comme s’il était choqué de ce qu’il se passait sous ses yeux. Aux
yeux de Bataille, la nature humaine relève d’une forme d’hypocrisie car elle désire la transgression
sans se l’avouer à elle-même. Sauf une certaine mouvance et quelques surréalistes entrechoquant
l’inadmissible et son reflet vertueux, à la manière d’un Breton fusionnant l’humour avec ce qui ne
l’est pas. L’humour noir est subversif pour Breton, et se caractérise par la production d’un comique
résultant d’’une situation qui a tourné à l’explosion, qui a tendu les protagonistes de l’histoire où la
situation a dégénéré dans un dénouement devant produire rire, et désolation, gêne, angoisse. Rire
et angoisse sont aussi des domaines qui abondent chez Bataille, parce qu’ils traduisent bien
l’ambivalence du sujet plongé au XXe siècle. Dans les éléments provoquant le rire, Breton dresse
dans Anthologie de l’humour noir, un état des lieux de l’humour noir, où les auteurs sont
répertoriés. L’humour est une « révolte absolue de l’adolescence et la révolte intérieure de l’âge
adulte », augmentée en « révolte de l’esprit »317. Provocation, dépassement de la subjectivité dans
un dépassement de l’objet visé pour en ressortir un humour objectif, un humour de l’objet par le
sujet. L’humour est alors objectif, et son contexte aussi : reste encore le problème de la réception
de cet humour et les tentatives, parfois veines, d’expliquer le comique aux individus trop ancrés
dans leur subjectivité. Il en va de même par les mouvements de transgression et de radicalité des
êtres et des actes, qui demeurent en marge des pratiques et que l’on repousse au nom de la zone
de confort que l’on souhaite préserver. Ainsi, les volontés individuelles de dépasser les limites se
heurtent aux altérités qui se tiennent en marge du mouvement, voire même qui le condamnent.
317 André Breton, Anthologie de l’humour noir, Paris, Jean-Jacques Pauvert, Le livre de poche, coll. « Biblio »,