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L’individu et la société

2 I NTERIORISATION DU REEL

2.5 L’individu et la société

Jean-Michel Heimonet rappelle dans Pourquoi Bataille ?180 comment l’organisation

politique s’appuie sur une uniformisation des individus par leur caractère unidimensionnel, en

s’appuyant notamment sur les écrits de Tocqueville, tout en rappelant à ses lecteurs l’opposition

faite par Tönnies entre la communauté et la société181. Tönnies propose de différencier la

gemeinschaft (communauté) de la gesellschaft (société). La gemeinschaft renverrait à un

groupement naturel « à forte dimension émotionnelle »182 fondé sur une culture et des traditions

propres. Une communauté renverrait davantage sur chaque individu le sentiment d’appartenance

tandis que la gesellschaft, la société, repose sur l’adhésion volontaire par le biais d’un contrat social

par exemple, et se rapporterait davantage à une organisation politique propre dirigée par un État.

Ces différences se logent donc dans le mode de génération qui est respectivement naturel

pour l’une, et artificiel pour l’autre. L’homogénéité de la société prend comme base la production,

permettant à Bataille de déduire que la société homogène est celle qui produit et revêt donc un

sens utile à son existence avec une utilité productive, où l’argent est le mécanisme de régulation

par lequel chaque individu est évalué selon ce qu’il rapporte. Tous sont soumis à la puissance de

l’État et ses intérêts matériels, et deviennent aliénés à la recherche de ces intérêts matériels183. La

place que les individus prennent est objectée, avec un rapport brouillé au monde : ils ne sont plus

des sujets reconnus en tant qu’êtres pensants et agissant en propre, mais comme des sujets, au

même titre que d’autres objets fabriqués, avec une fonction définie, telle une chaise faite pour

s’asseoir, ou un individu employé pour assembler des pièces d’usine. On ne retrouve pas le rapport

d’échange de temps contre de l’argent, mais on a un premier état des lieux qui est dressé. Face à

180 Jean-Michel Heimonet, Pourquoi Bataille ? Trajets intellectuels et politiques d’une négativité au chômage,

Paris, Éditions Kimé, 2000.

181 Ferdinand Tönnies, Communauté et société, trad. Niall Bond et Sylvie Mesure, Paris, Puf, coll. « Le lien

social », 2010, p. 45 : « […] alors que dans la communauté, ils (les individus, sic) restent liés en dépit de toute séparation, dans la société, ils sont séparés en dépit de toute liaison. ».

182 Stéphanie Morel, « Communauté » dans Encyclopædia Universalis, [en ligne] (consulté le 15.06.13). URL:

http://www.universalis-edu.com.scd1.univ-fcomte.fr/encyclopedie/communaute.

183 Jean-Michel Heimonet, Pourquoi Bataille ? Trajets intellectuels et politiques d’une négativité au chômage,

ces constatations d’un univers politico-social nivelé au nom de l’utilité, Bataille cherche à

déconstruire ce système.

« Dans la période qui précède la guerre, Bataille ne vise rien moins qu’à faire sauter ce système "homogène", et, pour cela, favoriser l’explosion de l’énergie sociale que son fonctionnement utilise tout en la réprimant. »184

Le jeu d’attirance-répulsion de la puissance individuelle mobilisée dans l’utile est, dans les

années 1930, une source d’inspiration pour Bataille qui voit dans la société une mauvaise utilisation

des forces productrices. Selon Jean-Michel Heimonet, fascisme et communisme ont en commun

leur exploitation de l’individu porté par la société, et une fin qui dépasse le projet. Bataille, en

mobilisant le terme de communauté en opposition à la société, marche donc dans les pas de

Tönnies pour ensuite s’en défaire. Blanchot et Nancy parleront aussi de cette communauté, tantôt

inavouable, tantôt désœuvrée mais toujours traductrice d’une volonté de redonner un caractère

humain au groupe, en le plaçant dans le cercle des solitudes faisant comme-un par leur unicité

propre, et non leurs valeurs d’usage. Unis par un « choix existentiel »185 où l’individu s’expose aux

autres au sein d’une communauté favorisant les interactions déshomogénéïsées, c'est-à-dire

désolidarisées d’une société rigide. Un retour de l’humain, vers l’humain finalement :

« Nous ne sommes en entier que hors de nous, dans la plénitude humaine d’un rassemblement, mais nous ne sommes en entier qu’en ayant répondu, en nous assemblant, à notre exigence intime. Ainsi dans la mesure où nous ne voulons plus être mutilés, dérisoires à nos propres yeux, nous sommes en quête d’une communauté seconde dont les fins aient en nous le total assentiment de l’être. »186

Cette position qualifiée d’inédite aura valu envers Bataille des critiques sévères, le

qualifiant de fasciste187 sans même prendre le temps d’écouter ce qu’il avait à dire : cette

184 Ibidem, p. 19. 185 Ibidem, p. 19.

186 Ibidem, pp. 19-20. L’auteur cite Georges Bataille, « Le sens moral de la sociologie » in Critique, n°1, 1946.

Répertorié dans les Œuvres Complètes, vol. XI, p. 63.

187 Pourtant, Bataille ne se revendique d’aucun bord politique : « Il ne veut rien à voir avec la politique », dit

Raymond Queneau dans son journal, cité par Michel Surya, Georges Bataille, La mort à l’œuvre, op. cit., p. 334.

« communauté seconde » aurait pu avoir plusieurs sens possibles, mais pas celui d’une

interprétation d’extrême droite. Peut-on assimiler l’envie d’asseoir une communauté au-dessus

d’une société comme étant la prémisse d’un fascisme naissant ? Il faudrait plutôt le voir comme

une façon de combattre ces sociétés totalitaires, et, pour Heimonet, Bataille serait le premier

intellectuel français à en faire état, dénonçant une économie du pouvoir qui accapare les forces de

chacun.

« Le pouvoir serait réunion institutionnelle de la force sacrée et de la puissance militaire en une seule personne les utilisant à son profit individuel et par là seulement au profit de l’institution. »188

Cela implique la nécessité dans un système d’avoir recours à un pouvoir religieux qui se

légitime par une croyance religieuse, refoulée certes, à l’instar de Bataille qui entend à vider la

théologie sans pouvoir y parvenir. Débarrassé de Dieu et de ses rites, la société civile substitue le

sacré par de nouveaux rites profanes, où se développe un sentiment de révolte d’une part

échappant à la norme politique, mais qui semblait guidée par la religion. Dans un monde vidé de

référent, on perd les valeurs de référence à ne pas transgresser : le modèle profane devait

permettre de reconstruire une totalité saine à l’homme189. La figure prophétique et intouchable de

Dieu ne laisse place qu’à une structure étatique symboliquement affaiblie par son mode de

génération. Pour la renforcer et lui donner une autre teneur, Foucault dira, dans sa Préface à la

transgression190, que le vide ontologique laissé par la mort de Dieu a permis l’émergence de la

sexualité dans notre culture, donc de la voir basculer d’une sphère intime cadenassée à la sphère

publique libérée.

188 Ibidem, p. 22.

189 Jean-Michel Heimonet, Politiques de l’écriture. Bataille / Derrida. Le sens du sacré dans la pensée française du surréalisme à nos jours. Paris, Ed. Jean-Michel Place, Coll. Surfaces, 1990, p. 101.

190 Michel Foucault, « Préface à la transgression », in Critique 195-196, Paris, Les éditions de minuit, 1963, p.

754 : « Et s’il fallait donner, par opposition à la sexualité, un sens précis à l’érotisme, ce serait sans doute celui-là : une expérience de la sexualité qui lie pour elle-même le dépassement de la limite à la mort de Dieu. ».

« [Bataille] pense que le triomphe de la vie profane est pernicieux. »191, et dans ce sens il

refuse la perte totale des symboles, risquant la réhabilitation d’un fanatisme malsain déplacé sur

d’autres figures : l’absence de croyance est, en soi, une croyance aussi. Pourtant, le sacré continue

à porter la société, où l’on continue de croire en des choses diverses. Le politique est-il le nouveau

Dieu des temps modernes ? On ne peut que constater la prégnance du religieux sur l’individu social

qui, naturellement, croit en des idées, en des puissances extérieures à l’entendement et étrangères

au domaine de la production industrielle. Vectrice d’évolutions, la croyance sacrée idéologique

continuera à façonner la société :

« Incapable de se régénérer, donc d’évoluer, elle consomme le peu d’énergie qui lui reste à maintenir sa stabilité économique et politique et sombre ainsi dans l’entropie. À l’inverse de la conservation, le sacré s’exprime par une perte sans contrepartie, il apparaît comme un monde de forces s’opposant à un monde de choses. »192

Heimonet rapproche l’économie de la dépense au religieux, en faisant allusion à l’ouvrage

d’économie générale La part maudite où la dépense ordonnée par le sacré dynamise la collectivité :

en conséquence, l’homme doit se dépasser pour se dépenser. La dépense est élément constitutif

de tout groupe, qu’il soit sociétal ou communautaire, régi par des lois ou basé sur l’affect. On

distingue deux limites, où les premières seraient les bonnes limites en tant qu’elles sont celles que

l’on doit dépasser pour faire évoluer les conceptions de groupe et constitutives à une certaine façon

de voir le vivre-ensemble. Ce qui nous emmène à considérer une deuxième catégorie de limite,

réductrice, figeant les choses et rendant impossible les modifications. L’homme « ne peut pas vivre

sans rompre les barrières qu’il doit donner à son besoin de dépenser »193, et ce constat révèle

l’interconnexion entre le besoin de trouver des limites, qui justifient elles-mêmes leur

dépassement, leur annulation. Il y a une valeur énergétique valide, selon Bataille, à faire des

transgressions le salut de la société. On comprend alors que cette dimension devrait être intégrée

191 Jean-Michel Besnier, La politique de l’impossible, Paris, La découverte, coll. Armillaire, 1988 192 Jean-Michel Heimonet, Pourquoi Bataille…, Paris, Éditions Kimé, 2000, p. 23.

193 Ibidem p. 23. L’auteur s’appuie sur Georges Bataille, « Collège de sociologie – 5 février 1938 », in Œuvres Complètes, vol. II, Paris, Gallimard, 1970, p. 332.

aux États plutôt qu’éludée, dissimulée, et, de ce fait, rigidifiant les rapports entre les hommes. Car

en tendant les limites, en les rendant imperméables (symboliquement ou physiquement, comme

les frontières politiques devenues des frontières de béton armé), on gèle une organisation dans le

temps. Or, il est important de rappeler combien le temps n’est plus une valeur à considérer : la

seule chose qui compte, c’est l’instant où l’on dépense ce que l’on nous donne, permettant

d’expérimenter. Néanmoins, il faut avertir que la perte la plus forte est celle qui entraine, dans sa

chute, celle du sujet.

« […] [C’est] la mort qui constitue à la fois le terme ultime de la dépense possible et un frein à la dépense sociale dans son ensemble. »194

Les limites politiques ouvertes au nom d’une dépense sans autre fin que celle de son sujet

interroge sur le statut de la volonté politique et sur le principe autorisant que l’on se nuise à soi.

Prononcée au nom d’une communauté libre de codes clivants, cette ouverture place les individus

dans une dimension de sacrifice prenant une place importante chez les individus, place que Bataille

instaure comme devant faire partie intégrante d’une société reconstruite. On retombe dans la

même problématique, où l’on reconstruit une société par-dessus des bases trop limitantes, au nom

d’un illimité. De l’ensemble homogène naît une communauté qui tente, elle aussi, de créer un

système qui fonctionne, avec, de fait, des codes qui lui sont propres, ces mêmes codes réduisant

les pouvoirs de chacun, délimitant un champs de possibles, et d’impossibles, où les radicalités

d’avant sont acceptées, mais où d’autres conduites à l’extrême se mettront, de facto, en place. Le

problème est décalé, à la différence qu’il s’agit désormais d’un fondement du commun, basé sur le

thème du dépassement de soi permanent et instantané.

« Le pouvoir constitue ainsi une réalité à deux faces. Ontologiquement et socialement indispensable, il est en même temps, et pour les mêmes raisons, politiquement inadmissible. »195

194 Georges Bataille, « Collège de sociologie – 5 février 1938 », op. cit., p. 332. 195 Jean-Michel Heimonet, Pourquoi Bataille ?... Paris, Éditions Kimé, 2000, p. 27.

En solution toute trouvée, la révolution permanente permettrait d’éviter de rentrer dans

un système étanche, équilibré et réglé, où le chef arborerait une figure patriarcale sacrée,

représentant un pouvoir effaçant les possibilités de chacun, les faisant devenir des impossibles.

Mais il est tout aussi impossible de penser à un ordre du chaos révolutionnaire : la nécessaire

hiérarchisation sociale va de pair avec le pouvoir, qui s’accompagne d’une légitimation de celui-ci

par une position sacrée, que Bataille réfute196. Dieu est une forme souveraine qui utilise sa force

conceptuelle pour dominer la société. Tendre vers l’impossible relève immanquablement du choix

que l’on a de se tenir, si on le souhaite, aux possibilités permises :

« [Vous] n’en êtes pas moins le plus sot, étroitement et par inertie, rivé au "possible" […] »197

On ressent un certain paradoxe entre les conduites et les notions à tenir, c'est-à-dire entre

une action volontairement débridée, contrebalancée par une sagesse revenant à la raison, dans

une raison discursive qui rééquilibre le sujet.

« Le néant : l’au-delà de l’être limité. Le néant est, à la rigueur, ce que n’est pas un être limité, c’est, à la rigueur, une absence, celle de la limite. Considéré d’un autre point de vue, le néant est ce que désire l’être limité, le désir ayant pour objet ce que n’est pas celui qui désire ! »198

Les limites et leurs contrepoids semblent enracinés dans deux strates différentes que sont

la culture, et le sujet. Dans ces deux configurations différentes où se joue la limite d’une façon

spécifique à chaque fois, il y a une tendance à acquérir ce qui manque. Ainsi, désirant une

connaissance ou un sujet illimité, on demeurera dans cette recherche sans jamais l’atteindre. Alors

que l’être sans limites s’approche de la figure de Dieu et d’un horizon inatteignable, il ne reste qu’à

s’en approcher dans le domaine de l’acquisition de données extérieures limitées ouvrant d’autres

perspectives : en accentuant mon domaine de connaissances, je m’approche d’une réalité ouverte

sur elle-même, sans barrières limitantes.

196 Bataille confrontera le monde hétérogène à la figure homogène de Dieu, dans un article sur la Structure psychologique du fascisme, paru en 1934 dans La critique sociale, in OC, tome I, pp. 339-371.

197 MM, p. 208. 198 AL, p. 409.