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L’esprit et l’intuition poussés dans leurs extrêmes

2 I NTERIORISATION DU REEL

2.2 L’esprit et l’intuition poussés dans leurs extrêmes

Par le terme de connaissance – dont nous avons vu Bataille révoquer la quête d’une réalité

objective – s’entend l’activité théorique sans visée pratique, alimentant le désir de savoir. Quand

elle est fixée et théorisée, une connaissance dans un domaine particulier permet une application

dans des cas spécifiques. Deux modes de connaissance s’affrontent, avec, d’un côté, l’innéisme

Cartésien selon lequel les éléments de la connaissance sont naturellement dans l’esprit des

individus, et donc connaissables immédiatement : c’est le cas de l’idée de Dieu notamment134. Face

à cette conception de la connaissance, l’empirisme de Locke135 suggère que l’esprit est à remplir

d’éléments provenant intégralement du dehors : nous n’avons donc pas d’idées innées, et il

convient d’acquérir par l’expérimentation de l’extérieur. Entre ces deux positions qui s’opposent et

133 EI, 122.

134 « Car, que j’aie la faculté de concevoir ce que c’est qu’on nomme en général une chose, ou une vérité, ou

une pensée, il me semble que je ne tiens point cela d’ailleurs que de ma nature propre. » René Descartes,

Méditations métaphysiques, Paris, GF Flammarion, 1992, Méditation troisième, p. 101.

135 John Locke, Essai sur l’entendement humain, traduit de l’Anglais par Pierre Coste, Paris, Livre de Poche,

qui définissent un accès à la connaissance totalement par l’intérieur ou totalement par l’extérieur

du sujet, Kant propose un entre-deux où l’expérience est une voie première dans la démarche de

connaissance des éléments. En effet, l’expérience n’est qu’une voie qu’il faut ensuite peser et

organiser grâce aux structures a priori de la raison, c'est-à-dire aux connaissances indépendantes

de l’expérience. Selon Kant, la connaissance est la construction d’un savoir par le biais de la raison,

grâce aux apports du monde sensible et de l’intuition :

« C’est donc par la médiation de la sensibilité que des objets nous sont donnés, et c’est elle seule qui nous fournit des intuitions ; mais c’est par l’entendement qu’ils sont pensés. […] d’une autre manière aucun objet ne peut nous être donné. » 136

L’intuition caractérise les sentiments non rationnels où le sujet ressent ce qu’il prend

comme une réalité. L’individu intuitif est celui qui suit ses intuitions premières jusqu’au bout sans

penser au résultat engendré. Pour Kant, une intuition est quelque chose qui se donne à notre

conscience, depuis le réel : l’intuition est donc sensible. Et, chez Descartes, l’intuition est une

connaissance claire d’une idée dans l’esprit, elle est donc purement intelligible, sans attache

sensible137. D’un tout autre avis, l’idée d’intuition Bergsonienne est celle d’un absolu qui pense la

matière, et elle est la seule manière de connaître directement l’esprit. Cette intuition Bergsonienne

voit dans la création de la conscience l’association de l’instinct, et de l’intelligence138. Ces deux

valeurs sont associées ensemble et combinent l’intelligence individuelle, c'est-à-dire sa capacité

psychologique de l’entendement à avoir des aptitudes permettant à l’individu de s’adapter aux

circonstances et situations pouvant être complexes, ou non. En effet, l’intelligence est de tous les

136 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, traduit de l’Allemand par Alain Renaut, Paris, GF Flammarion,

2006, p. 117.

137 René Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, GF Flammarion, 1992, p. 139 : « Car par l’entendement

seul je n’assure ni ne nie aucune chose, mais je conçois seulement les idées des choses, que je puis assurer ou nier. »

138 Guy Bajoit, L’individu sujet de lui-même. Vers une socio-analyse de la relation sociale, Paris, Armand Colin,

coll. Recherches, 2013, p. 22 : « L’intuition serait ainsi ce qui permet à l’individu, dans la conduite de son existence, de s’orienter selon sa conscience, c’est-à-dire, à la fois, grâce à ce que lui dicte son intelligence et

moments, c’est une action de chaque instant, relevant de l’intentionnalité selon différents niveaux

d’importances, donc d’enjeux soulevés par la situation :

« Instinct et intelligence représentent […] deux solutions divergentes, également élégantes, d’un seul et même problème. »139

L’intuition a donc sa part d’instinct, avec une application instinctive se trouvant dans

l’appréhension du « vivant dans la durée »140 et elle s’ancrerait dans les notions vitales et basiques

de l’individu. Elle se complète par l’intelligence qui mobilise des savoirs qui permet d’agir sur la

matière « pour résoudre des problèmes pratiques »141. L’intuition a le rôle de gérer les afflux directs

de l’instinct et ceux de l’intelligence, de les combiner pour les appliquer à la réalité. De plus, on

essaie aujourd’hui de calquer le droit de l’individu à ses intuitions, prenant à contre-pied les idées

selon lesquelles la vie sociale doit prendre le pas sur la raison, par le biais de la révolution

industrielle et des nouvelles cadences de production. L’individu se retrouvait soumis à des

obligations de liens et de relations avec son extériorité. Pourtant libéré des contraintes de Dieu,

l’individu, et sa société tout entière, s’est verrouillée dans d’autres rythmes dictés par une raison

dominante.

Le problème de la relation avec autrui est primordial : comment dois-je me comporter avec

les autres Hommes ? Ceci étant lié aux attentes relationnelles que l’on peut avoir : avec des côtés

plus ou moins satisfaits. Les relations sociales et les conduites individuelles semblent aller de pair,

pour Guy Bajoit. Doté d’une intuition et d’une intelligence comme Bergson le suggère, l’individu

peut donner un sens à ses conduites au nom de son épanouissement personnel cherchant la

reconnaissance sociale, et la recherche d’une connaissance totale.

La connaissance est donc la résultante d’acquisition de faits ayant une norme de vérité ou

de valeur acceptée pour un individu ou un groupe plus conséquent. Est connu un événement, une

139 Henry Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, Puf, 2007, p. 144. 140 Guy Bajoit, op. cit., p. 22.

relation, une loi, un principe moral vérifié et validé par un groupe défini. La connaissance englobe

alors plusieurs domaines et prend le rôle de critère sélectif : après compréhension et explication

d’un fait, il y a connaissance de celui-ci. On parlera aussi de connaissance pour l’activité

d’apprentissage que l’on peut faire en se situant sur la voie de la formation. Apprendre, c’est

connaître et admettre pour vrai, et les étapes de compréhension et d’explication peuvent être

raccourcies par une réponse fataliste : « c’est comme ça, c’est la règle de grammaire qui l’oblige »,

par exemple. Contraignante, la connaissance ? Elle peut l’être. L’élaboration rationnelle d’un

individu, d’une société, d’un groupe nécessite des balises normatives normant le vrai, au même

titre que l’on limite les possibilités d’être, les propriétés, au nom d’un « bien commun », au nom

d’une stabilité. Postulant des frontières, des étapes, le développement de soi se fait au sein de

sentiers battus. Quant à la construction scientifique au sens large comprenant tout type de savoirs,

elle hérite du raisonnement philosophico-scientifique du XVIIe siècle avec ses révolutions et ses

remises en questions. Tourmenté entre un vade-mecum à la stabilité rassurante et une volonté de

dépassement épistémologique, l’homme oscille dans un champ intellectuel qui masque une

évidente réalité du manque :

« C’est une sottise épuisante que, là où, visiblement, tous les moyens manquent, l’on prétende cependant savoir, au lieu de connaitre son ignorance, de reconnaitre l’inconnu, mais plus triste est l’infirmité de ceux qui, s’ils n’ont plus de moyens, avouent qu’ils ne savent pas, mais se cantonnent bêtement dans ce qu’ils savent. »142

Manifestement, s’il manque des moyens de connaître, c’est à partir d’un constat opposé à

la stabilité : la raison, moteur de la connaissance, est incomplète. Dans cet extrait, Bataille affirme

que le savoir ne doit pas se constituer au détriment de son versant critique. L’activité critique que

l’Homme doit avoir agit en contrepoids évident sur ses connaissances et ses certitudes. Cette

activité critique est en point d’orgue de la compréhension de soi, du monde, des autres, des

phénomènes. Les concepts édifiés par les anciennes théories sont mises à mal par un progrès

grandissant, composé de ruptures discontinues ou d’avancées continues confortant ou reformulant

ce qui a pu être énoncé. Pour Bataille, c’est tout l’édifice du monde qui doit se construire de la

même manière que l’on forme une loi scientifique. Peut-on dire de Bataille qu’il se place en homme

de lois, réorganisateur d’un système de pensée ?

« Éprouver (mettre en cause – soi-même et le monde – apercevoir dans la connaissance un leurre, un obstacle) est une résolution simple entre toutes. »143

Mettre à l’épreuve pour voir émerger de nouvelles idées est le programme restructurant

qui démystifie ce qui peut avoir été choisi arbitrairement. Entretenir l’esprit critique au nom d’un

renouveau de la pensée suppose une décomposition des étapes intermédiaires et un chaos

structurel précédant la refonte organisée, si toutefois un nouvel ordonnancement trouverait une

place. Ce mouvement prend d’abord en compte l’héritage culturel, le bagage transmis aux plus

jeunes par les personnes plus mûres, synonyme de sagesse et de grandeur d’esprit. Comme une

relation d’autorité, verticale et unilatérale, entre deux individus : il faut se poser la question de ce

que l’on peut mutuellement s’apporter, et, à partir de ce constat, découvrir un système de négation

conceptuelle au profit d’une nouvelle construction de l’intellect qui se désolidarise des

connaissances a priori des précepteurs, à l’image d’un savant qui n’aurait plus la légitimité pour

enseigner. Pour Bataille, « L’erreur des enfants [est de] tenir des vérités de grandes personnes. »144.

Avec l’autorité parentale, l’esprit critique de l’enfant est réduit à néant, l’innocence et l’expérience

ont des champs réduits, guidés par les règles, les principes dictés au nom d’une vie partagée en

communauté, sous un même toit, avec des frères, des sœurs. Liés par un sentiment de famille, de

patrie ou par un contrat, les attaches donnent l’ascendant. Par l’enfantillage, l’adulte apprend à

l’enfant des choses, et par ce statut, il se doit de rester sous le joug de l’adulte et de sa bienveillance.

Or, cette remise en question est nécessaire, et s’opère lorsque l’enfant grandit et s’émancipe pour

faire valoir ses propres visions. L’enfantillage est dédramatisation puis nouvelle interprétation, il

143 Ibidem, p. 426. 144 Ibidem, p. 55.

est dialectiquement orienté vers un appel à la déconstruction de la connaissance pour une remise

en perspective. La similitude avec la tradition rationaliste du XVIIe siècle ne se fait pas attendre :

dans quel environnement sommes-nous ? Est-ce une perception réelle de la réalité ? Que devons-

nous en tirer ? Quelles règles rationnelles tirer des données sensibles perçues ?

« Cependant je ne me saurais trop étonner, quand je considère combien mon esprit a de faiblesse, et de pente qui le porte insensiblement dans l’erreur. […] je comprends, par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux.»145

Poussé dans ses retranchements les plus extrêmes, l’esprit critique alimente un examen

approfondi de la condition humaine, des actes, des lois civiles ou naturelles, rédigées en fonction

de l’observation conduisant à l’énonciation de rationalité. Pour Bataille, c’est un pari contre les

codes, contre soi, à l’encontre du monde, à l’envers du courant, dépassant les zones balisées par

les parents, les sages : l’innocence de l’enfance, son insolence aussi, sont à l’origine d’un parcours

unique, hors du sillon. Si reconnaître son ignorance constitue l’étape initiale pour accéder à

d’autres visions, elle n’en est pas moins qu’une phase qui indique l’errance dans un univers où l’on

ignore ce qu’il se passe. L’individu oscille entre une connaissance de l’inconnu, et l’ignorance de ce

qu’il se donne à connaître. En brouillant les codes, Bataille accède au dépassement des codes du

savoir, dérange tout en ayant une idée de ce qu’il est possible de reconstruire :

« Sans doute afin de mieux ruiner la connaissance, je l’ai portée plus loin qu’un autre, et de même l’exigence à laquelle me conduit l’horreur de la morale n’est qu’une hypertrophie de la morale. »146

Bataille souhaite repousser le domaine de la connaissance pour l’éloigner du commun, la

recentrer sur elle-même en poussant les objets de pensée (constitutifs, à terme, d’une

connaissance spécifique contribuant à une totalisation du savoir) à leur limite, comme l’on ferait

glisser une bille au bout d’une table. La question est de savoir comment la bille représentant la

connaissance et le savoir absolu évoluera sur une autre table, un autre socle se trouvant en dehors

145 René Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, GF Flammarion, 1992, pp. 87, 89. 146 EI, pp. 157-158.

de son terrain de jeu habituel. Conscient du caractère apodictique nécessaire pour donner une

communauté de connaissance, c’est une autre cartographie qui se met en place. Alors que la

première étape est empruntée à Descartes pour sa tentative de découvrir le monde, c’est aux

chercheurs scientifiques que l’on doit la deuxième étape : celle de l’expérience, de l’empirisme des

données factuelles au profit d’une conclusion ayant valeur d’autorité qui est recherchée. Et s’il n’y

avait pas d’autorité unique à concevoir ?

Notre lecture de Bataille cherche à montrer comment chaque individu peut prendre à son

compte le torrent culturel rationnel pour en redéfinir de nouveaux contours, plus permissifs,

perméables au nom d’un nouveau commun qui résonne comme un commun unique pour chaque-

un ; non unifié dans le sens où il y a autant de groupes que d’individus, s’affirmant et se heurtant

aux autres en fonction de leurs appétits propres. Cette ferveur naît sous la plume pointue d’un

Bataille prônant un bout du possible sans négation, rompant avec la tradition dialectique où les

concepts basculent en leur absolu contraire. Mais cette bascule dialectique suppose deux états,

deux versants, tandis que Bataille semble voir qu’un seul univers d’illimités non repérables, ouverts

à toutes compréhensions possibles, jusqu’à l’extrême du pensable.