2 I NTERIORISATION DU REEL
2.9 Limite des connaissances
C’est parce que le système n’est pas clos que l’on peut avancer en-dehors des sentiers
battus pour essayer de le fermer, et il est important de noter la place importante des limites dans
la pensée de Bataille. Dans l’horizon de la connaissance, elle caractérise l’impossibilité d’en faire
une totalité pouvant expliquer toutes choses, tout le temps.
L’impossibilité décrite caractérise bien le retrait de toute possibilité de réussite : lorsque
l’on dit que c’est impossible, on appuie sur le fait d’être dans l’autre versant que celui du domaine
des possibles, et que cette impossibilité s’inscrira dans la durée. Derrière ces limites de possibilités,
sa cache une science inachevée. Temporalité et science sont, toutes deux, inscrites dans le même
univers en mouvement. C’est la thématique d’un instant qui ne se fige pas, dans un mouvement
d’interrogation illimitée :
« La science est, comme l’histoire, inachevée : je mourrai sans réponse à des problèmes essentiels, à jamais ignorant de résultats qui changeront les perspectives humaines (qui changeraient les miennes comme ils changeront celles des survivants). »249
Un inachèvement bénéfique qui modifie les approches et entraîne un mouvement d’intérêt
vain pour quelque chose qui ne sera jamais arrêté, fixé : l’essor des technologies à une époque où
la guerre emporte avec elle des conceptions anciennes remplacées par de nouvelles où le souci du
lendemain n’est plus : la seule préoccupation est de survivre, ou plutôt de vivre. Mais l’actualité
bouleverse les limites, que ce soit avec l’essor de l’industrie ou les nouvelles technologies
appliquées au domaine civil après-guerre :
« Seule la guerre atteint à l’horreur, seule elle lève les limites, seule elle est contagieuse comme aucune autre horreur ne l’est. »250
Michel Surya dit alors de la guerre, et du contexte dans lequel Bataille écrit, qu’elle est la
combinaison du rationnel et de l’irrationnel, du savoir et du non-savoir, des possibles et des
249 LC, p. 262.
impossibles, de l’achèvement du système, ou son inachèvement. Ces oppositions ne marquent pas
des incomplétudes, mais des possibilités de déploiement illimitées, loin du possible et de sa
limitation conceptuelle.
« Dans la mesure où les êtres semblent parfaits, ils demeurent isolés, refermés sur eux-mêmes. Mais la blessure de l’inachèvement les ouvre. Par ce qu’on peut nommer inachèvement, animale nudité, blessure, les divers êtres séparés communiquent, prennent vie en se perdant dans la communication de l’un à l’autre. »251
L’inachèvement des choses et du réel devient un critère commun de communication, en
tant qu’il est ce qui apparaît comme une interrogation commune à chacun. Les éléments que l’on
communique ont un goût d’inachevé que l’on essaie de combler par autrui. Mais cette notion
d’inachèvement embrasse tout le domaine des possibles. Il y a aussi bien un inachèvement
conceptuel, qu’historique. Le mouvement total se prend dans son inertie : l’univers aussi, est
inachèvement, tout comme les parties le composant, en mouvement comme un train arrivant en
gare. Seulement, sait-on si ce train marquera un arrêt252 ? Cette pensée fixe, immuable, doit pouvoir
penser un mouvement inachevé en total repositionnement spatio-temporel.
Bataille distingue la réalité subjective du sujet, à la réalité objective – de l’objet –. En
regardant le monde en tant que fusion du sujet et de l’objet, avec une fusion changeante en
permanence qui produirait une identité multiple, mobile : le réel serait fragments successifs ou
coexistants, mêlant le sujet et l’objet selon leur composition commune sans unité propre, sans
consistance lissée mais dans une succession d’éléments, justifiables ou non, hors d’un temps.253
Cette inachevable métaphysique pose la question d’une stabilité nécessaire pour l’homme. Il faut
un achevable capable de prendre une vérité de base :
« Elle [la connaissance, sic] serait, dans son ensemble, une immense architecture en démolition, en construction dans le même temps, à peine coordonnée, jamais d’un bout à l’autre. »254
251 LC, p. 263. 252 Ibidem, p. 266. 253 Ibidem, p. 277. 254 Ibidem, p. 280.
Devant cette déclaration portant la déstabilisation de l’assise des certitudes établies par le
raisonnement déductif, que l’on peut rapprocher de la démarche scientifique, on peut ressentir
une certaine exaspération. En effet, aucune solution ne pointe son nez, et l’auteur-philosophe
semble conduire ses lecteurs dans une impasse angoissante. Qui s’aventurerait dans une aventure
déterminée, à l’avance, à échouer à cause de son inachèvement ? On pourrait alors revoir notre
propre référentiel, que l’on croit rassurant et sécurisant à bien des égards, pour le comprendre
comme une érosion infinie. Devant ces incertitudes persistantes, nous sommes amenés à nous
demander si la pensée est-elle aussi changeante que l’univers ? C’est-à-dire, est-elle aussi
inachevable et suspensive que lui ? En effet, « La pensée réfléchit l’univers, et c’est la chose la plus
changeante : elle n’en a pas moins la réalité de l’univers. »255. De cette manière, Bataille affirme
que les solides bases de la connaissance sont mouvantes comme leur référentiel réel, c'est-à-dire
que leur remise en question incessante fait partie de l’ordre naturel et mouvant de l’univers. À sa
manière, les éléments le constituant sont légitimement aptes à être remis en question :
« Difficile de penser autrement : "deux et deux font quatre", vérité valable pour tout réel, tout possible ! Si l’on y tient… Rien d’autre à découvrir dans l’étendue vide que cette formule évidente, elle-même vide. […] Quand je me dis insidieusement "deux et deux font cinq… et pourquoi pas ?" […] par la fuite en moi de tout objet, je ne m’approche sans doute pas moins de ce qui tombe sous le coup de la connaissance que si, apercevant "deux et deux font quatre" en tant que vérité éternelle, j’imaginais atteindre le secret des choses. »256
On trouve une opposition entre l’objet de la connaissance et l’objet de la vérité éternelle.
Est vérité éternelle ce qui est donné par Dieu en être achevé, et par la connaissance ce qui découle
d’un raisonnement du sujet (inachevé), à placer hors du temps et hors des modifications qui
découlent d’une division entre un sujet qui change, et d’un objet perçu subjectivement.
Autrement dit, le contact avec l’altérité est celui de tous les risques violents. On dénude
donc les représentations extérieures, pour les intérioriser en savoir pur, et en comprendre le côté
255 Ibidem, p. 279. 256 Ibidem, p. 280.
éphémère du sujet, qui s’écrit d’abord en passé qui chute à l’infini. À partir du point, l’esprit est un
œil sur l’extérieur, et donne à l’expérience un regard qui distingue des perceptions qui viennent et
d’autres qui sortent.
« […] la pleine communication qu’est l’expérience tendant à l’"extrême" est accessible dans la mesure où l’existence se dénude successivement de ses moyens termes […]. »257
Dans la communication nécessaire des altérités pour apprendre, d’abord, la mort par celle
d’autrui et donner à son être une finitude, on a ce mouvement de mise à nu des étapes de
communication. Mais ici, Bataille ajoute que la communication a un lien avec un extrême de
l’expérience. Cette assertion porte en elle un mystère, tant le référant choisi a un sens large. Les
extrêmes sont des éléments qui paraissent subjectifs et n’ont pas, de prime abord, de connexion
avec l’univers de la pensée communicante dans le mode de réinterrogation des savoirs.
Cette mise à nu, nous l’imageons dans un premier temps par un dévoilement de ce que l’on
est, de ce que l’on fait. Sans protection contre les attaques d’autrui, nous sommes nus comme l’est
un insecte sans sa solide carapace. Mais d’autres moments appellent la mise à nu, et c’est peut-
être de ceux-là que Bataille entend parler, apportant un cheminement original dans la quête des
impossibles. En effet, la dimension érotique portée par l’auteur n’est pas à reléguer au second plan,
ni à mettre en avant, au risque d’occulter les autres éléments du langage de pensée de Bataille. Par
l’exposition, donc par cette mise à nu, on remarque un jeu entre l’objet regardé et le sujet, modifié,
se transformant en fonction de ce qu’il regarde. Le regard, s’il ne se détourne pas, ouvre la
particularité sur un dehors que l’on définit selon ses propres codes, son propre ressenti, selon sa
complexion propre.
« La vue, horrible, d’un supplice ouvre la sphère où s’enfermait (se limitait) ma particularité personnelle, elle l’ouvre violemment, elle la déchire. »258
257 Ibidem, p. 135. 258 Ibidem, p. 272.
Loin de s’en défaire, Bataille s’approprie ces visions repoussantes d’un corps mutilé, comme
la scène typique du supplice des cent morceaux259 où l’on retire des parties et des membres au
condamné vivant, avant de lui trancher la tête. Par-delà la déchirure, c’est la profondeur fondatrice
qui est visible, comme un vernis qui s’écaille et montre la tôle froide, nue de toute protection où le
réel apparaît. C’est le sentiment de faiblesse profonde lorsqu’on est spectateur d’un désastre qui
nous submerge et nous noie. Cette déchirure fondamentale de l’être est à explorer davantage dans
notre travail. Liée à cette ouverture béante provoquée de manière barbare, à la différence d’une
incision chirurgicale, la déchirure est à prendre pour ce qu’elle est : une cruauté qui saisit l’esprit la
regardant.
« Cruellement, j’étire la déchirure : à ce moment, j’atteins le point d’extase. La compassion, la douleur et l’extase se composent. »260
Chez Bataille, les liens entre les individus sont obsessionnels et tournent aux excès. La
communication devient érotisme, supplice, déchirures, sacrifice. La personnalité secrète de l’auteur
se délivre dans des parcelles du Coupable. À mi-chemin entre une biographie et un roman
philosophique, on retrouve ses tiraillements, décuplés, intensifiés au travers de propositions
précises, millimétrées :
« Inachevé, inapaisé, tel est l’au-delà où ma personnalité et jusqu’à mon nom s’égarent : cet au-delà ne transcende que mes limites, que les fragiles limites à l’aide desquelles je me survis. »261
Au-delà de l’individu se trouvent ses limites, qui apparaissent ici comme des garde-corps,
des barrières garantes de la pérennité de l’être. Et au-delà de ces bornes perméables, l’on se perd
259 LC, p. 275 : « Je suis hanté par l’image du bourreau chinois de ma photographie, travaillant à couper la
jambe de la victime au genou : la victime liée au poteau, les yeux révulsés, la tête en arrière, la grimace des lèvres laisse voir les dents. ». Georges Bataille reçoit d’Adrien Borel – son médecin thérapeute dans les années 1920 –, en 1925, une photographie d’un supplicié Chinois, coupable de meurtre. La scène l’obséda, il en fit référence ici, dans Le coupable, aussi dans L’expérience intérieure, op. cit., p. 140 : « [Le supplicié Chinois] me communiquait sa douleur […] pour ruiner en moi ce qui s’oppose à la ruine. Devant l’excès de cruauté, soit des hommes, soit du sort, il est naturel de se rebeller, de crier […]. ».
260 Ibidem, p. 273. 261 LC, p. 520.
dans l’autre, c’est-à-dire dans un déchirement abyssal où les fondamentaux personnels se
dérobent : dans autrui, je ne trouve que l’altérité communicante. Ma personnalité est effacée,
intrusive. Elle est, sans vraiment l’être totalement, comme absorbée par autrui et ses conceptions.
Au sein de la communauté de solitudes, nous connaissons nos limites corporelles fondant une
personnalité, et donc une identité propre qui font qu’on ne peut pas me confondre, à moins de
faire usage de magie, et d’un peu de maquillage. Face aux limites physiques de l’individu, se joue
d’autres interrogations au sujet des connaissances régulées que nous avons sur les phénomènes
qui nous entourent. Dans la veine des réflexions métaphysiques Cartésiennes où l’on doute des
extériorités, Bataille choisit de découvrir cette extériorité en passant par une expérience intérieure
du corps et de nos envies propres. Il s’agit de comprendre nos désirs et nos envies avant de les
confronter à la réalité. Dans cette mise à nu phénoménologique où l’on se débarrasse de l’écran de
fumée que l’on peut tenir en communauté, où l’on ne montre que le bon pour créer une société
cordiale au sein de représentations ponctuelles, Bataille se débarrasse aussi de ces modèles
rassurants pour ne garder que ce qui importe à l’individu dans son mode de désirs mis à nus.
« Dans la plénitude du ravissement, lorsque rien ne comptait que l’instant même, j’échappais aux règles communes. […] Ma méthode est aux antipodes des idées élevées, du salut, de tout mysticisme. »262
Dans ce rapport introspectif lié à la recherche d’une connaissance en mouvement rendant
compte du critère de non-exhaustivité du savoir, nous mettons en jeu ce que nous savons, et ce
que nous sommes. En oscillant entre innéisme et empirisme, Bataille se fraie une voie dans un
compromis où le sujet retrouve d’abord son rapport intime et ses volontés propres. Créant sa
propre connaissance et son application personnelle, l’individu s’inscrit dans un commun débarrassé
des obligations émanant d’un ordre, de quelque nature qu’il soit.
Nous avons pu voir dans cette partie la redécouverte du sujet grâce au renouvellement du
schème de connaissances qui s’affranchit des certitudes a priori et du raisonnement analytique. En
rompant avec les traditions et l’héritage du savoir, l’individu isolé se place dans une structure où
seule son envie est prise en compte. Le jugement individuel du sujet est connecté à la sensibilité et
à la connaissance qu’il alimente lui-même en reprenant à son compte le torrent rationnel pour
fonder une nouvelle communauté d’ipséités. Vivant un rêve éveillé en s’affranchissant de
questionnements sur sa tenue en communauté ou sur sa représentation du réel, il peut jouir d’une
plus grande liberté dont le rayon d’action va jusqu’aux limites du possible : car l’ordre est dans le
désordre des pensées. Mais, il reste à savoir à quoi peut bien servir cette mise à disponibilité de
toutes les possibilités d’être au sein d’un réel retrouvé, entre souvenirs et raison.
La mise en jeu globale de ce raisonnement prolonge le constat d’une écriture ne cherchant
pas le beau ou l’accord du lectorat, mais uniquement à rendre compte des éléments tels qu’ils sont
organisés par Bataille qui cherche à établir son propre système athéologique, empli d’une croyance
mystique d’expérimentation intérieure, mais débarrassée de la figure même de Dieu, et de toutes
ces formes de rapports humains remis en question par l’esprit et l’intuition. Cette quête se situe
dans un autre pan réflexif pour l’auteur où l’on interroge les possibilités de l’être, et son champ
d’action. En effet, Michel Foucault263 indique que Bataille se situe au cœur d’une mouvance qui met
en scène les impossibles pour les rendre possible grâce aux écrits qui poussent la réflexion dans ses
retranchements. À partir des écrits de Bataille, on peut dire qu’il découle un mode d’approche
transgressant les règles qui faisaient sens, et où l’on laisse libre cours à ses envies intérieures, y
compris aux violences les plus crues. Mais quel est le motif d’une telle approche, et quels sont les
enjeux qui se cachent derrière un tel travail ? Car on ne peut pas penser qu’il ne s’agisse que d’une
performance provocante et autodestructrice, il y a autre chose qui, une nouvelle fois, se met en jeu.
Dans cette expérience de connaissances qui déstabilise les croyances surgit l’hubris de l’Homme,
avec ses angoisses au sujet de ses incertitudes grandissantes conduites par sa propre
expérimentation intérieure lui représentant un réel spécifique. Intervient alors la question des
263 Michel Foucault, « Préface à la transgression », in Critique 195-196, Paris, Les éditions de minuit, 1963, pp.
croyances qui étaient nécessaires pour faire reposer le système de pensée repoussant les peurs et
les angoisses. En mettant à nu les incertitudes, que peut-on apprendre de l’expérience intérieure
chez Bataille ? Finalement, quelles sont les nouvelles certitudes induites dans cette recherche de