2 I NTERIORISATION DU REEL
2.8 Nature et autonomie de l’Homme
Un fragment sur l’opposition entre l’Homme et la Nature montre comment l’Homme
recherche son autonomie par la Nature sans jamais parvenir à son aboutissement. Ses tendances
intellectuelles et morales s’inclinent vers l’autonomie, tandis que les réponses apportées à ses
questions incluent les phénomènes naturels, et l’empêchent d’en sortir. Elle est essentielle dans
l’interrogation continuelle des phénomènes.
« […] toute "réponse" ne peut offrir à l’homme une possibilité d’autonomie. Toute "réponse" subordonne l’existence humaine. L’autonomie – la souveraineté – de l’homme se lie au fait qu’il est une question sans réponse. »239
238 LC, p. 347.
En interrogeant sa propre condition d’Homme, on aboutit à une absence de réponse. Ce
vide correspond à un manque d’une constitution de l’être. Comment évoluer dans la société sans
avoir une conscience nette de ce que nous sommes ? Ce manque d’autonomie vis-à-vis de soi-
même, c'est-à-dire ce manque de clarté indépendante permettant d’avoir pleinement conscience
de ce que nous sommes, indique un assujettissement à un élément qui nous constitue car
profondément lié à nos individualités : le système contient la Nature et doit en faire acte dans son
schème.
Dans cette tentative de définir l’Homme naturel à la manière des théoriciens
jusnaturalistes, Bataille se rapproche de Hobbes, pour qui l’Homme a tendance à aller du côté du
mal240. Il vit à l’état de Nature dans un état de guerre permanent de tous contre tous. Chez Hobbes,
l’instauration d’un État protecteur vient encadrer les actions pour les niveler et réguler les écarts
de conduite. Bataille pose plutôt que l’on ne peut pas réguler ce que l’on entend agir :
« N’est-ce pas la tragédie même que l’homme ne puisse vivre qu’à la condition de détruire, de tuer, d’absorber ? »241
On saisit ici une importance fondamentale dans une énergie vitale puisée dans la nécessité
de détruire toutes sortes de choses, qu’ils soient objets ou symboles forts, allant même jusqu’au
fait de tuer une un autre (dans le cadre d’un rite sacrificiel comme on a pu le voir, par exemple). Et
ceci, sans même pouvoir l’empêcher en raison de la présence, par nature, de la condition
destructrice de l’Homme : rien ne peut contenir la démarche humaine242 :
« […] la différence de l’animal et de l’homme est fondée puisque l’homme s’oppose à la nature. Mais l’homme surmonte mal l’avantage qu’il a remporté (parce qu’il se sait mortel, sic). […] Chacun admet naïvement, sans contrôle, des principes se donnant pour inattaquables : - nous tenons pour inhumain de tuer, plus inhumain encore de manger l’homme… Nous ajoutons
240 Thomas Hobbes, Leviathan, traduction du latin par François Tricaud et Martine Pécharman, Paris, Dalloz-
Vrin, 2004, p. 111 : « Or, parce que la condition des hommes […] est une condition de guerre de tous contre tous […] ».
241 EI, p. 153. 242 Ibidem, p. 153.
d’ordinaire qu’il n’est pas moins odieux de l’exploiter. Je n’oppose rien à ces principes ; et même je hais ceux qui les observent mal […]. »243
En cherchant à aller contre les pulsions de mort, l’Homme s’extrait à sa condition naturelle
pour s’ériger en s’opposant à tel mécanisme. L’Homme s’éloigne donc de la Nature pour créer son
propre sillon. Ce principe axiomatique de ne pas tuer n’est pas rapproché, dans ce passage, d’une
loi morale qui agirait en ciment qui validerait cette proposition. Or, il y a bien cette idée de
conscience de l’acceptable et de l’inacceptable, donc de ce que l’on peut faire, ou que l’on ne peut
pas faire. Au-delà de cette dualité basée sur les lois de Nature, la tenue radicale hors des limites
ouvre des portes permettant une remise en question du schème social classique, qu’importe ce qui
peut se cacher derrière.
« Il y a l’univers, et au milieu de sa nuit, l’homme en découvre des parties, se découvre lui- même. Mais il s’agit toujours d’une découverte inachevée. Lorsqu’il meurt, un homme laisse après lui des survivants condamnés à ruiner ce qu’il crut, à profaner ce qu’il vénéra. J’apprends que l’univers est tel, mais, à coup sûr, ceux qui me suivront verront mon erreur. La science humaine devrait se fonder sur son achèvement ; étant inachevée, elle n’est pas science, elle n’est que le produit inévitable et vertigineux de la volonté de science. »244
Dans ce mouvement poétique initié par l’auteur, c’est tout un schème réflexif qui se met
en place, où l’on découvre son identité à travers l’espace, et le temps : au cœur d’une constellation
infinie, nous gardons notre identité propre. Dans cet espace-temps, la deuxième partie du terme
est tout aussi importante que la première. Car il s’agit bien de parler de temporalité, et d’évoquer
comment l’on peut changer de référentiel en fonction des avancées : car Bataille semble parler ici
de progrès, qu’il soit scientifique, technologique ou industriel. En évoquant les sciences humaines,
il montre que cette volonté de science doit s’achever dans une science fermée et exhaustive. Mais
les sciences humaines sont dépourvues d’un cercle fermé car elles échappent au contrôle
arithmétique orthonormé. Cette recherche de l’Homme total, que l’on mêle avec ce qui peut
paraître rebutant, ou qui fêle l’esprit, mais le fortifiera par la suite. Derrière ce vertige
243 MM, p. 233. 244 LC, p. 259.
d’interrogations sur la bonne teneur des recherches en-dehors du cadre normé se cache la
dialectique d’une destruction relative, car elle a de relative sa visée propre, constructive.
Nous avions présenté la Phénoménologie de l’esprit245 comme étant le système clos et
complet de Hegel, formant une boucle fermée ; mais chez Bataille l’achèvement est resté ouvert,
cette boucle est ouverte, figurant une représentation de l’existence humaine segmentée, où se
tiennent, aux extrémités, la naissance et la mort. La mort entraîne avec elle l’inachèvement de tout,
qui devient alors achevé dans le silence de l’esprit qui ne se questionne plus. Dans ce cas, nous nous
éloignons de la figure parfaite du cercle concentrique et rigoureux :
« Et ma souffrance éliminée, l’inachevé des choses cessant de ruiner notre suffisance, la vie s’éloignerait de l’homme ; avec la vie, sa vérité lointaine et inévitable, qu’inachèvement, mort et désir inapaisable sont à l’être la blessure jamais fermée, sans laquelle l’inertie – la mort absorbant dans la mort, et ne changeant plus rien – l’enfermerait. »246
La science se borne à achever des conceptions qui ne le sont pas, car elles aussi identifiables
dans cette boucle ouverte qui se ferme par la suppression de l’objet. Nous étudions du mouvement,
et, à partir du mouvement, l’immuable change. Nous cherchons à boucler la boucle du savoir et de
la connaissance, pour qu’elle fasse sens et lui donner une origine, un but, une finalité. Avec Bataille,
nous nous sommes heurtés au problème de l’Homme et sa condition naturelle à vouloir le mal
autour de lui. Mais cette condition naturelle a muté, elle s’est refondée en ajoutant un degré
basique de moralité. Conscient d’être un élément parmi d’autres et devant attendre d’autrui une
quelconque reconnaissance (corporelle, spirituelle, objectale), on était tenté d’affirmer que le
système ne pourra se fermer complètement. La brèche symbolise ces moments perdus qui nous
sont chers : comme lorsqu’il manque quelque chose pour faire sens. Dans cet inachèvement, on y
glisse les phénomènes que l’on ne peut expliquer, les conduites que l’on ne comprend pas, et la
245 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit, op. cit. 246 LC, p. 260.
temporalité qui se projette en avant dans l’inconnu. Mais pour cela, il faut assumer que nous
n’ayons pas toutes les bonnes cartes en main dans la mise en jeu des phénomènes :
« Il y a identité de l’objet et du sujet (l’objet connu, le sujet qui connaît) si la science inachevée, inachevable, admet que l’objet, lui-même inachevé, est inachevable. À partir de là se dissipe le malaise résultant de la nécessité ressentie par l’inachevé (l’homme) de trouver l’achevé (Dieu) […]. »247
Les cartes battues, distribuées, placent Dieu en maître du Jeu : si personne n’a la bonne
carte autour de la table des choses que l’on remet en cause, alors c’est qu’elles sont dans la main
de l’omniscient. Bien que Dieu soit évacué chez Bataille, il n’en demeure pas moins présent : caché
dans la brèche de l’inexplicable, du non-savoir, il en ressort constamment pour justifier ce que l’on
n’arrive pas à parachever. Pour sortir de cette ambiguïté où l’on invoque Dieu au secours des
questions insolubles, il convient d’assumer le fait que l’inachevé fasse partie même de l’univers, et
que la brèche perdurera, à l’image du tonneau des Danaïdes. Le parallèle avec Nietzsche est clair,
lorsqu’il affirme que l’ignorance (de l’avenir, en l’occurrence) est un état extrême de connaissance :
Unwissenheit um die Zukunft248.
La représentation de l’inachèvement permet de concilier et de faire rencontrer la plénitude
intellectuelle et l’extase dans la constitution du sujet. La vérité est fondée sur l’inachèvement et la
distinction de ce qui connait et ce qui est connu. En acceptant ces limitations de pensées qui
trouvent leur accomplissement dans l’inachèvement, on arrive à la notion de limites, appliquées au
champ de la connaissance.
247 Idem.
248 « L’ignorance touchant l’avenir » est une formule de Nietzsche que Bataille reprend dans LC, p. 260. Il
s’agit de l’état extrême de la connaissance qui survient lorsque l’Homme trouve Dieu, indiquant que les figures de l’Homme coïncident avec celle de Dieu. Elle entraîne une fermeture du cercle et un achèvement du monde, qui doit pourtant rester inachevé pour s’achever correctement.