• Aucun résultat trouvé

1. Informer et former l’opinion : une question de genre

1.1. Les héritières d’un journalisme au féminin

1.2.4. Dans les rédactions

Marta Lamas commence avec ces mots son premier article dans El Universal :

A partir d’aujourd’hui EL UNIVERSAL m’offre la possibilité d’exprimer mes opinions dans une perspective féministe. Cela me place dans la situation difficile d’essayer d’expliquer en quelques pages ce qu’est le féminisme125. n°1, M. Lamas, El Universal, 29 /11/1977.)

Ces premières lignes sous-entendent l’idée d’un contrat passé entre les deux parties, l’une affichant clairement ses intentions, l’autre offrant des conditions matérielles et institutionnelles pour les exprimer. De façon directe, elle introduit une perspective nouvelle dans le journal, personnelle (« mes opinions »), qui n’engage que l’auteure. Le lecteur est averti. La tendance politique du journal importe peu. De sensibilité politique différente, Marta Lamas, femme de gauche, écrit dans un journal conservateur.

Pour moi, ce fut vraiment étrange d’écrire sans avoir de feed back, parce qu’aucun de mes amis ne lisait El Universal, c’était un public inconnu. C’était un moment du féminisme où il fallait que les gens avec d’autres orientations nous connaissent, mais je n’avais aucun lien avec eux126 . (Ent. M.Lamas :2005)

124 « En los años 70’s, fue muy activo, fue muy rico, hablábamos del feminismo, de sus acciones. Cuando se fundó Fem, el feminismo estaba en todas partes, en todos los medios, con Fem era tener una revista con más preocupación intelectual. »

125 « A partir de hoy EL UNIVERSAL me ofrece la posibilidad de expresar mis opiniones desde una perspectiva feminista. Esto me pone en la difícil situación de tratar de explicar en unas cuantas cuartillas qué es el feminismo. »

126 « Para mí, era muy extraño escribir sin tener feed back, porque ninguno de mis amigos leía El Universal, era un público desconocido. Estaba en un momento el feminismo en donde queríamos que gentes de otros lugares nos conocieran, entonces... Pero no tenía yo una interlocución con la gente. »

Ainsi, les auteures ne partagent pas obligatoirement le point de vue politique des journaux où elles écrivent. Le lecteur est confronté à un discours inhabituel dans les pages de son journal. Ce degré de déphasage aura une influence sur les stratégies des auteures pour séduire leur lectorat, loin d’être acquis à leur cause, sauf le lecteur de unomásuno, journal progressiste et situé à gauche où collabore Elena Urrutia. Les rédactions sont de véritables lieux d’apprentissage où discipline et liberté se côtoient dans les limites des exigences du travail journalistique et du respect aux personnes.

Mon expérience au journal El Universal, vraiment, m’a été très utile, j’ai appris à écrire comme un journaliste, j’ai appris à résumer en deux colonnes et demi ce que j’écrivais généralement dans des essais de 20 pages127. (Ent. M. Lamas :2005)

C’est avec humilité qu’elle se propose de présenter au mieux, sans trop de raccourcis, les quatre groupes lesbiens présents dans le DF, dans l'espace étroit que sont les deux colonnes que lui offre le journal, elle s’en excuse dès les premières lignes de son article (« Pido disculpas »)128 ( n°57, M. Lamas, El Universal, 26/12/1978). Cette inexpérience sous-entendue est perceptible dans l’emploi parfois abusif de la locution « etc. », pas moins de sept fois dans l’article du 7 décembre 1977.

J’ai alors compris l’importance d’avoir un espace dans un grand média; bien sûr, au début j’ai été un peu surprise quand on m’a invitée mais je me suis rendue compte que pour moi c’était très important, je ne sais pas si j’avais beaucoup de lecteurs, parce qu’il n’y avait pas beaucoup de feed back, mais pour moi c’était une vraie discipline, réfléchir, écrire, communiquer, tout ce processus d‘écriture. C’était une expérience très positive129. (Ent. M. Lamas : 2005)

Elena Urrutia renchérit sur cette idée en définissant son travail de critique comme une façon de discipliner ses lectures (Entr. E. Urrutia : 2005). Par ailleurs, elle jouissait d’une grande latitude lors de sa collaboration à unomásuno :

127 « Mi experiencia en El Universal, a mí personalmente, resultó muy útil, aprender a escribir de manera periodística y resumida en dos hojas y media cuando yo estaba acostumbrada a escribir ensayos de veinte hojas.» 128 « Hablar de los cuatro grupos de lesbianas organizadas, de sus planteamientos, sus similitudes y sus diferencias en sólo dos cuartillas, significa resumir brutalmente sus posiciones. Pido disculpas por ello […].» 129 « Fue mi ingreso a entender la importancia que tiene tener un espacio en un medio masivo de comunicación, a mí eso sí, al principio me sorprendió cuando me invitaron y me di cuenta que para mí era muy importante, no sé si tenía muchos lectores, porque no había mucho feed back pero para mí se volvió una disciplina importante el estar pensando que escribo, que quiero comunicar.. todo ese proceso...Y lo veo como una experiencia muy positiva. »

On ne me disait pas, Elena, va donc interviewer un tel ou un tel, parce que je n’étais pas journaliste, je n’étais pas reporter non plus, j’écrivais dans la presse, mais assise à mon bureau, avec le dictionnaire à côté, et je traitais des thèmes que je voulais ; c’était vraiment très agréable, à vrai dire130. (Entr. E. Urrutia : 2005)

Cependant, écrire sur le féminisme ou dans une perspective féministe, « escribir feminismo », selon l’expression d’Esperanza Brito, n’était pas toujours une tâche facile, dans les rédactions majoritairement masculines : « Dans les médias, les limites sont très réelles. Les chefs de rédaction ne sont pas intéressés par ces choses-là, ça ne leur semble pas important. Il faut donc se battre pour chaque article qui sort131. » (Entr. E. Brito : 1996) Elle n’hésite pas à traiter « d’antiféministe132 » le directeur de la revue Siempre ! qui lui avait refusé un article sur le travail des femmes (n°9, E. Brito, Siempre !,19/09/1973). Elle avoue avoir souffert de harcèlement sexuel quand elle est entrée à la revue Siempre !, en 1971. La peur au ventre, elle rendait son article chaque mercredi : « J’ai eu beaucoup de mal à parler de féminisme parce que le directeur, un homme très grossier, nous insultait toutes133. » (Entr.E.Brito: 2005). Cette situation n’était pas exceptionnelle : le directeur de Excélsior « avait baptisé le groupe de collaboratrices du journal, « le coin des vierges », Antonieta Rascón fut mise à la porte pour avoir écrit sur l’avortement. » (Entr. E. Brito: 2005).

Une misogynie latente dans la société rend difficile la perception et la compréhension du féminisme qui n’est pas non plus abordé sans réticence par ceux qui veulent défendre leurs représentantes. Jorge de Angeli, directeur du supplément culturel dominical du quotidien

Novedades, La Onda, rend hommage à Elena Urrutia dans un article publié le 19 septembre

1976, et intitulé « Le sexe compte, - non ? », et semble conscient des barrières socioculturelles que doit affronter le féminisme, dans la société mexicaine :

Il n’est pas facile d’être féministe au Mexique. L’air est encore trop imprégné de machisme et les initiatives collectives des femmes pour leur émancipation sont reçues avec sarcasme et incompréhension, et la plupart du temps elles n’aboutissent pas face au mépris ironique aussi bien des hommes que des femmes. Une femme, pour

130 « No me decían, oye Elena, ve a entrevistar, porque yo no era periodista, no era reportera, sino que escribía yo en la prensa, sentada en mi escritorio con el diccionario al lado y en los temas que yo quería. Entonces era muy placentero, la verdad. »

131 « En los medios hay límites muy reales. A los jefes de información, no les interesan estas cosas. Entonces para cada nota que sale, tenemos que pelear... no les parece importante. »

132 « antifeminista – eso clama ser- señor director. »

réussir au Mexique, doit avoir des qualités évidentes et incontestables134. ( Novedades, La Onda, “El sexo cuenta, - ¿no ? », 19/09/1976)

Cependant, Jorge de Angeli est loin d’être convaincu par les thèses féministes en présentant Elena Urrutia qu’il décrit avec une pointe d’ironie, tout en reconnaissant ses qualités:

En s’intégrant dans les courants intellectuels les plus actifs et dynamiques du Mexique, elle a peu à peu oublié – ou laissé de côté- les obligations et les prérogatives traditionnellement attribuées aux femmes, comme savoir cuisiner, décorer la maison ou coudre135. (Novedades, La Onda, 19/09/1976)

Esperanza Brito, Elena Urrutia et Marta Lamas contribuent à la diffusion du féminisme en écrivant « sur les femmes et pour les femmes » ( Entr. E. Urrutia : 2005), selon des points de vue et des styles personnels, dans une presse, qui, malgré certains désagréments personnels, offre une grande liberté d’expression , comme l'affirme Marta Lamas : “ Dans la presse il n’y a pas de censure […]. Je n’ai jamais subi de censure, jamais on m’a dit ‘ça non’, ‘ça oui’136. » (Entr. M. Lamas : 2005). C’est ainsi que Marta Lamas, impatiente et indignée, attaque sans détour les autorités et le président J. López Portillo, de façon audacieuse. Elle lui reproche son silence face aux demandes des proches des « disparus » lors du massacre de la Place de Tlatelolco :

[I]ls n’osent pas dire la vérité sur la localisation des disparus parce que les cadavres doivent être en état de putréfaction et ne sont pas présentables, ou simplement parce que rien ne presse, le prochain discours présidentiel annuel n’est que dans neuf mois137. ( n°53, M. Lamas, El Universal, 28/11/1978)

134 « No es fácil ser feminista en México. El ambiente está todavía oliendo a machismo y las iniciativas colectivas de mujeres con tendencias liberacionistas son recibidas con sarcasmo e incomprensión, y las más veces se ven frustradas por un irónico desprecio tanto de hombres como de mujeres. Una mujer, para destacar en México debe tener valores propios evidentes e indiscutibles. »

135 « Integrándose a las corrientes más activas y dinámicas de la vida intelectual de México, poco a poco ha ido olvidando – o dejando de lado – las obligaciones y las prerrogativas tradicionales de las mujeres, como saber cocinar, decorar la casa o tejer. »

136 « En prensa no hay censura (…). Nunca tuve un planteamiento de censura, nunca me dijeron ‘de esto no’, ‘de esto sí’. »

137 « no se atreven a decir la verdad sobre el paradero de los desaparecidos porque los cadáveres ya estén putrefactos y no pueden presentarlos, o simplemente porque no hay prisa, el próximo informe es hasta dentro de nueve meses.»

La ligne thématique des trois collaboratrices privilégie les faits plutôt que la théorie, comme le précise Marta Lamas :

La théorie non, je prenais des faits de la vie nationale et je faisais un commentaire avec une perspective féministe, mais très rarement je faisais un article sur la pensée féministe, les idées féministes138. ( Entr. M. Lamas : 2005)

L’objectif est d’introduire les thématiques féministes dans tous les médias et en prenant le contrepied des pensées communément admises contre lesquelles les auteures se battent, comme l’illustrent ces déclarations d’Esperanza Brito :

Emma Godoy139, une femme horrible et de plus, écrivain médiocre, collaborait au magazine Kena; elle y avait écrit un article intitulé « L’homme unidimensionnel », où elle affirmait que les femmes devraient se mettre à genoux, en adoration face aux hommes parce que l’homme était la lumière et la femme l’obscurité. Dans son programme également, à la télé, elle parlait du matriarcat où, selon elle, les femmes mangeaient les hommes, les tout jeunes, en leur enlevant le cœur, et les laissaient dans un bain de sang.

J’ai alors écrit un article dans Kena qui parlait de liberté sexuelle, un texte très soigné, et je disais qu’aucune femme ne devait se sentir obligée de dire oui à un homme parce que celui-ci le voulait et que chacun avait le droit de dire non. Je ne parle pas de viol mais bien de liberté. Cette femme a cessé de collaborer à la revue parce que j’avais publié cet article ; c’est ce qu’elle a affirmé en annonçant sa décision dans Kena où ‘elle ne pouvait pas écrire’, disait-elle, ‘aux côtés de personnes immorales comme moi’140. (Entr. E. Brito : 2005)

Bien que sa collaboration aux magazines féminins comme Vanidades, Buenhogar y

Cosmopolitan, ainsi qu’à Claudia, du groupe Novedades Editores, lui ait valu de fortes

critiques de la part de beaucoup de féministes, Esperanza Brito reste convaincue qu’il faut

138 « La teoría no, yo agarraba hechos de la vida nacional y sobre ellos comentaba con una mirada feminista y a veces, muy pocas veces, intentaba como hacer un artículo más de pensamiento, sobre las ideas feministas. » 139 Emma Godoy Lobato participa au programme radiophonique «Charlas diarias», «Nuestro Hogar» et au programme « El mundo de la mujer », mené par Janet Arceo, sur les ondes de XEW. (Cervantes, 2007)

140 « Emma Godoy, una mujer horrible, una escritora horrenda, que escribió un artículo en Kena,“El hombre unidimensional”, decía que las mujeres tendríamos que estar de rodillas adorando a los hombres, porque el hombre era luz, la mujer era oscuridad. Dijo, en un programa de televisión que se cerró, cuando el matriarcado, las mujeres se comían a los hombres, a los jovencitos, y sacaban el corazón, y la sangre les escurría...

Yo escribí un artículo en Kena que hablaba de libertad sexual, un texto muy ciudado. Uno no tiene que sentirse nunca obligado a decirle que sí a un hombre porque quiere. Uno tiene el derecho a decir que no. No estoy hablando de violación sino de libertad. Esta mujer renunció a Kena porque yo publiqué este artículo y además lo dijo, y escribió su renuncia a Kena, y la publicó, ‘ella ya no podía escribir en una revista donde una inmoral como yo...’. »

« lutter aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du système141 » (Ent. E. Brito: 2005), et répondre aux invitations des rédacteurs de quelque journal que ce soit. Sans stratégie préalable des féministes, « il était important que les postures féministes soient représentées, on en parlait bien sûr, c’étaient les journaux qui nous invitaient pour différentes raisons142 », renchérit Marta Lamas (Entr. M. Lamas : 2005). Chaque collaboratrice participe à la transmission du ou plutôt des féminismes, en précisant leur position. Marta Lamas reconnaît le risque de partialité dans sa réflexion, étant à la fois partie prenante des événements et commentatrice de ces mêmes événements. E. Brito la rejoint quand elle annonce : “C’est ma propre version de l’histoire143” (Entr. E. Brito: 1996).

Chacune donne un point de vue personnel des thèmes abordés : l’information et la réflexion sont partielles mais reflètent des facettes d’un mouvement féministe hétérogène et multidimensionnel. De la théorie au militantisme, leur expérience individuelle s’est convertie en histoire collective, comme celles qui les ont précédées, concrétisant une idée phare des féministes, dans ce slogan : « le privé est politique ». Le féminisme mexicain ne disposant pas d’instance collective de diffusion, il a été présent dans les organes de presse à travers des collaborations de figures connues qui s’inscrivent dans différents courants. Collaboratrices renommées dans les plus grands journaux de la capitale, Esperanza Brio, Elena Urrutia et Marta Lamas rédigent des commentaires, proposent des réflexions sur l’actualité, à intervalles réguliers, dans un style personnel tout en reflétant les idées fondamentales des courants féministes qu’elles défendent.