• Aucun résultat trouvé

FEMINISMES ET STRATEGIES D'ECRITURE

1. Des féminismes

1.1. Une élite

Les auteures appartiennent à l’élite sociale et aux secteurs intellectuels : des groupes récepteurs du féminisme, également lecteurs des organes de presse où elles écrivent. Au Mexique comme en Allemagne, écrit Esperanza Brito dans son interview avec la Présidente du Parlement allemand, « ce sont les dirigeantes des groupes politiques, les avocates, les cadres et les intellectuelles qui sont engagées et qui sont à la tête de la bataille pour obtenir l’égalité juridique et sociale299. » (n°23, E.Brito, Siempre !, 21/05/1975). Esperanza Brito, Elena Urrutia et Marta Lamas s’identifient à une classe sociale, ses valeurs et son mode de vie tout en les remettant en question. Leurs préoccupations sont celles de leurs lectrices. Esperanza Brito et Elena Urrrutia, de la même génération, renvoient au lecteur l’image de la « señora », de la femme mariée des classes aisées : la maîtresse de maison qui administre son foyer et sa famille, à la fois adulée et critiquée. Esperanza Brito décrit, dans une sorte d’autocritique, la vie des femmes au foyer, les « señoras », des classes sociales aisées dont elle fait partie et à qui elle oppose deux modèles de vie, antinomiques :

298 « Por todos lados, me dicen –los hombres- que este no es el camino, que el feminismo es una cosa inventada por las sajonas. »

299 « Son las dirigentes de grupos políticos, las abogadas, las burócratas en puestos ejecutivos y las intelectuales quienes se encuentran involucradas y dirigen la batalla para obtener la igualdad jurídica y social. »

Elle peut à présent, si elle le désire, travailler en dehors de son foyer […] élire ses représentants politiques. Elle n’accepte plus de répondre aux désirs ou aux ordres de son époux […] Elle se trouve à présent à l’étroit dans la société où elle se mouvait avant avec aisance. Elle refuse à présent les conversations insipides sur les petits problèmes domestiques, les réunions familiales ou entre amies où on coud, tricote et critique les absents, comme le summum du divertissement300. (n°1, E.Brito, Novedades, 6/02/1963).

Elle égrène les principales préoccupations de la « señora » : le mari, les enfants et les domestiques. La maîtresse de maison craint de perdre son époux, qui peut tomber sous les charmes de la secrétaire croqueuse de maris (n°7, E. Brito, Novedades, 26/05/1964). Les sujets de conversation se résument à quelques thèmes : « En effet, nous parlons des enfants et des domestiques ; rien de plus naturel à cela, puisque notre travail, c’est de se charger des tâches domestiques ou de les superviser et d’éduquer nos enfants301. » (n°42, E. Brito,

Novedades, 17/04/1968). Selon Marta Lamas, parmi les 70% de femmes qui « se consacrent à

leur foyer » - les « amas de casa » - “seulement une petite minorité […] s’épargne les tâches ménagères en en assumant seulement le contrôle302. » (n°23, M. Lamas, El Universal,

2/05/1978). Ces tâches peuvent être réparties selon les spécialités : Esperanza Brito dispose d’une cuisinière à qui elle « crie les dernières instructions303. » (n°51, E. Brito, Novedades, 28/11/1968). Commander les domestiques ou « cómo dirigir a las sirvientas » suppose un apprentissage, que la belle-mère peut transmettre à sa bru ou à son gendre. (n°36, E. Brito, Novedades, 6/09/1967). Indispensables, les domestiques sont, malgré tout, l’objet de toutes sortes de réprimandes et d’abus qu’Esperanza Brito condamne fermement : “ Certaines patronnes leur payent leur journée même si elles ne travaillent pas mais beaucoup d’autres acceptent mal qu’elles s’absentent même si elles ne les payent plus304. » (n°59, E. Brito,

Novedades, 22/10/1969). « Las sirvientas », chez Esperanza Brito (n°36, E. Brito, Novedades,

6/09/1967), deviennent chez Elena Urrutia, « las empleadas domésticas » ou « trabajadoras

300 « Ya puede, si lo desea, trabajar fuera del hogar [...] elegir a sus gobernantes. Ya no se conforma con acatar los deseos u órdenes del esposo [...] Ya no se resigna a la sociedad estrecha en que se movía antes, la conversación insulsa de pequeños problemas domésticos, la reunión obligada de parientes y amigas a coser y tejer y a criticar a las no presentes, como máxima diversión. »

301 « En efecto las señoras hablamos de niños y de sirvientas, lo cual no es más que natural, puesto que nuestro trabajo es realizar o ver que se realicen las labores domésticas y educar a nuestros hijos. »

302 « Sólo una mínima parte […] se libran, por su posición de clase, de realizar las tareas del hogar y sólo las administran. »

303 « grito a la cocinera las últimas instrucciones. »

304 « Algunas patronas les pagan el día aunque no laboren pero muchas otras mal aceptan que falten ni aún cuando les dejen de pagar. »

domésticas », (E.Urrutia, n°10, El Sol, 24/02/1977). Ce changement sémantique promet une reconnaissance sociale et juridique du travail domestique.

Elena Urrutia dénonce à son tour le sort fait aux employées de maison, qui bénéficient pourtant des garanties de la loi sur le travail, mais que les intéressées ne connaissent pas. Cette évolution de statut se traduit dans le lexique : « las sirvientas » (les servantes) de la fin des années soixante sont devenues « las empleadas domésticas » ( les employées domestiques) ou encore « las trabajadoras domésticas » ( les travailleuses domestiques), dans les années soixante-dix. Cependant les intérêts de classe laissent planer une certaine ambigüité dans le traitement des employées de maison dont Elena Urrutia offre une image romantique en citant le texte « singulier » de l’écrivain guatémaltèque Augusto Monterroso, intitulé « Las criadas », pour introduire et conclure son article :

‘J’aime les servantes parce qu’elles sont irréelles, parce qu’elles s’en vont, parce qu’elles n’aiment pas obéir, parce qu’elles sont les dernières incarnations du travail libre… […]. … parce qu’on les reçoit telles quelles au moment où elles surgissent avec leur boîte de Nescafé ou de Kellog’s remplie d’effets et de peignes, de petits miroirs couverts encore de poussière, vestige irréel de leur dernière place… ; … parce que finalement elles décident de s’en aller comme elles sont venues mais avec une connaissance plus profonde des êtres humains’305. (n°10, E. Urrutia, El Sol, 24/02/1977)

Cette ultime transfiguration de l’employée, qui clôt l’article, efface le goût amer laissé par l’évocation de la situation de l’employée, soumise à l’injustice et à l’exploitation de ses patrons et renvoie à une image de liberté dont jouirait l’employée, qui sans contrat contraignant, serait libre comme l’air, ceci effaçant donc cela.

Le point de vue d’Esperanza Brito, d’Elena Urrutia et de Marta Lamas est celui d’une classe sociale aisée, cultivée, d’une élite qui observe et critique sans complaisance et avec acuité les différences sociales et dont les centres d’intérêt portent sur la situation des femmes de toutes origines. Les femmes des classes aisées restent des privilégiées, mais il existerait un vécu commun à toutes, indépendamment de leur origine même si Esperanza Brito, Elena Urrutia et Marta Lamas dénoncent en particulier l’expérience de la violence qu’endurent les femmes des classes moyennes, populaires et laborieuses. Le problème des mauvais traitements infligés aux femmes n’est pas seulement lié à la misère et à l’alcoolisme, « le

305 « ‘Amo a las sirvientas por irreales, porque se van, porque no les gusta obedecer, porque encarnan los últimos vestigios del trabajo libre...[…]. … porque son recibidas como enunciaciones en el momento en que aparecen con su caja de Nescafé o de Kellog’s llena de ropa y de peines y de mínimos espejos cubiertos todavía con el polvo de la última irrealidad en que se movieron ; … porque finalmente deciden marcharse como vinieron pero con un conocimiento más profundo de los seres humanos...”. »

problème existe aussi dans la bourgeoisie », affirme Marta Lamas (n°20, M. Lamas, El

Universal, 11/04/78) et confie-t-elle, c’est une pratique exercée en haut-lieu, par des

« (sénateurs et même encore plus haut)306 » (n°21, M.Lamas, El Universal, 28/04/1978). Il est pourtant vrai que les femmes aisées sont moins exposées à la violence quotidienne, banale, présente dans la rue sous la forme du « piropo », ce ‘compliment’ verbal qui se transforme en « pelotage » (« manoseos, frotes ») (n°13, M.Lamas, 21/02/1978 ). Les femmes des classes populaires sont plus vulnérables. Elles subissent plus les agressions masculines, notamment dans les transports collectifs qu’évite « la femme de la classe moyenne supérieure de la bourgeoise307. » (n°13, M. Lamas, El Universal, 21/02/1978 ), pour qui la voiture est le moyen de transport privilégié pour se déplacer dans la capitale, ce que déplore Esperanza Brito : “Combien d’entre nous ont pris l’habitude de se passer de la voiture et d’utiliser ses jambes pour faire de courtes distances, disons sur trois à dix pâtés de maisons ? 308« ( n°78, E. Brito, Novedades, 2/06/1972).

Malgré les différences de classe, une solidarité et une fierté s’expriment vis-à-vis des actions menées par les secteurs féminins, par exemple au niveau de la santé et l’énergie. Les luttes des femmes de l’Hôpital général de Mexico suscitent l’admiration de Marta Lamas : les trois secteurs « les plus combatifs », qui travaillaient dans de « très mauvaises conditions », « blanchisserie, restauration et gynécologie-obstétrique », ont eu un rôle « décisif » dans l’organisation de la mobilisation contre le Gouvernement et les forces de l’ordre (n°38, M. Lamas, El Universal, 15/08/1978). De la même façon, Marta Lamas insiste sur la politisation des femmes, « les femmes des électriciens » et « les ouvrières » (« las mujeres de los electricistas », « las trabajadoras » ) dans le mouvement des électriciens (1972-1978), du site de La Boquilla ( Etat de Chihuahua), contre la fermeture de leur usine, avec la mise en place des Comités de Femmes de la branche syndicale indépendante Tendance démocratique (Comités femeniles, Tendencia Democrática). Elle loue les effets positifs de cette lutte sur les relations entre les hommes et les femmes (n°16, M. Lamas, El Universal, 14/03/1978) .

Malgré son origine élitiste, le féminisme exprime des préoccupations qui concernent toutes les classes sociales dans une tentative peut-être désespérée de les rapprocher . Ces préoccupations se répartissent selon des courants que défendent et s’approprient Esperanza

306 « (senadores y hasta más arriba ) » 307 « la mujer de clase media alta y la burguesa »

308 « ¿ Cuántos de nosotros han adquirido la costumbre de prescindir del automóvil y usar las piernas cuando nos debemos trasladar a cortas distancias, digamos a tres o diez cuadras? »

Brito, Elena Urrutia et Marta Lamas avec le dessein de couvrir à la fois la diversité et l’unité des pratiques sociales.